Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

A propos de La femme dans la pensée des lumières par P. Hoffmann (Editions Ophrys, 1977.)

Merete Gerlach-Nielsen

Comme il en va souvent des thèses d'Etat, celle de Paul Hoffmann est préfacée par un grand professeur, en l'occurrence, Georges Gusdorf. Celui-ci retrace l'évolution, en France, des thèses de doctorat de littérature française, dont le niveau serait resté supérieur à celui d'aucun autre pays. Au XIXe siècle, avant Taine, c'est le souci esthétique qui prédomine; on étudie les œuvres plutôt que les hommes, la beauté de l'œuvre elle-même plutôt que sa genèse ou sa postérité. Taine (1828-1893) vise à établir une science de la littérature soumise à des déterminismes qu'il appartient à l'érudit d'inventorier. Séduit par les théories de Darwin, Brunetière (1849-1906), à son tour, retrace «l'évolution» des genres littéraires. Malgré leur scientisme déclaré, Taine finira en historien nationaliste, Brunetière se convertira au catholicisme. Elève de Brunetière, Gustave Lanson (1857-1934), par contre, fera des études littéraires une discipline historique: biographie des auteurs, bibliographie, histoire des textes et de leurs interdépendances. Patiemment recueillis, les faits littéraires forment une base solide pour le jugement esthétique et moral: l'ère lansonienne a été féconde quoi qu'on en ait pu dire (voir à ce sujet la Présentation par Henri Peyre des Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire. Paris 1965).

La thèse de Paul Hoffmann, toujours d'après Georges Gusdorf, s'inscrit dans un nouvel ordre: son corpus n'est plus exclusivement littéraire, il comprend la médecine, le droit, la philosophie, la théologie. Et quand le chercheur s'occupe de textes littéraires traditionnels, il les utilise «à titre de documents, attestant la présence de certaines idées morales, philosophiques ou scientifiques» (9). Il est dans la lignée des grandes études synthétiques sur le XVIIIe siècle telles que L'idée du bonheur au XVIII' siècle (Robert Mauzi, 1960), de La Réhabilitation de la nature humaine (Roger Mercier, 1960), L'ldée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle (Jean Ehrard, 1963), et Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle (Jacques Roger, 1963). Georges Gusdorf est sévère à l'égard de la «nouvelle critique... plutôt un nouvel obscurantisme qui applique à tort et à travers au domaine de la littérature des méthodologies et des idéologies qui détruisent leur objet» (11). L'économie ou les profondeurs seraient des déterminismes aussi contraignants que ceux qui avaient guidé un Taine ou un Brunetière. Par contre, Gusdorf loue les travaux-sommes du début des années 60, auxquels s'ajoute la thèse de Hoffmann. Le but de celle-ci consiste simplement à «découvrir l'identité de la femme telle qu'elle s'offrait aux écrivains du XVIIIe siècle» (12).

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Dixit Gusdorf. Que dit Hoffmann lui-même? Dans un chapitre liminaire résumant les spéculations théologiques sur la féminité, il constate que l'institution du mariage n'a guère varié depuis le Moyen Age jusqu'à la Révolution. Qu'elle soit judaïque, aristotélicienne, patristique, romaine, thomiste ou calviniste, la tradition est unanime dans l'affirmation d'une dépendance féminine et d'une préexcellence masculine: «Le sexe masculin est naturellement plus noble que le féminin: il résulte de là une espèce d'alliance inégale par laquelle le mari est engagé à protéger sa femme et la femme, de son côté, doit du respect à son mari». (Pufendorf, Droit de la nature et des gens cit. 33). Selon la parole même de saint Paul (I Cor. 11,3), à laquelle on se réfère, l'homme a reçu par délégation le même pouvoir sur sa femme que Jésus-Christ sur lui-même. Le mariage est seul à rendre la sexualité légitime, et l'union des sexes a pour but la multiplication du genre humain. L'idée du couple est instaurée par Dieu lui-même et est en même temps originaire de la société civilisée.

Pour représenter la théorie physiologique du XVIIIe siècle, Paul Hoffmann choisit deux philosophes qui ont en commun le refus de la pensée aristotélicienne. Descartes (1595-1650) et Gassendi (1952-1655) proclament l'indépendance de la femme par rapport aux mécanismes de son corps. Cureau de La Chambre (1596-1669), aristotélicien et médecin de Louis XIV, par contre, l'enferme dans son corps. Descartes n'a pas appliqué sa pensée anthropologique à la femme en tant qu'être spécifique. Or, en tant que philosophe méditant sur la liberté, il est compris dans l'étude de Paul Hoffmann. L'être humain selon Decartes est capable d'entendement. Privilégiés ainsi par l'aptitude à la pensée, au libre arbitre, la femme, comme l'homme, peuvent se constituer libres ou esclaves des passions et des préjugés. Plus important qu'une différence biologique certaine entre l'homme et la femme est le rapport existant dans chaque individu entre l'âme et le corps.

Si Descartes n'a pas fait de la femme en particulier l'objet de sa réflexion, son disciple et admirateur Poullain de la Barre (1647-1723) utilisera au profit de la femme les concepts cartésiens de la liberté. Converti au cartésianisme à 24 ans, Poullain de la Barre abandonne la théologie. Sa pensée sera désormais radicalement féministe, et il inspirera au XXe siècle Simone de Beauvoir. La conception dualiste lui servira pour soutenir l'égalité intellectuelle de la femme. «L'esprit n'a pas de sexe». Telle est la formule brillante et efficace de Poullain. Selon lui, hommes et femmes sont dotés de la même droite raison, par conséquent en mesure de distinguer les actions mauvaises, et ils ont le même droit à la liberté qui permet d'exécuter ce qu'ils jugent bon. Poullain réfute l'idée d'une infériorité féminine fondée sur la biologie. L'aristotélicien Huarte, (1535 env. - fin XVIe siècle), médecin espagnol, avait prétendu, entre autres, que le tempérament humide et froid de la femme la rendait moins parfaite que l'homme, lequel aurait un tempérament chaud et sec. Hypothèse invérifiable, fausse en conséquence, selon Poullain. Poullain met au service du féminisme la méfiance cartésienne de toute doctrine reçue, de tout préjugé. Si l'opinion établit l'inaptitude de la femme à un grand nombre d'activités traditionnellement réservées aux hommes, l'opinion n'a pas nécessairement raison. L'opinion a tant insisté qu'un esprit de subordination s'est développé chez la femme, à tel point qu'elle a accepté un état de droit: «les femmes elles-mêmes regardent leur condition comme leur étant naturelle». (Egalité des deux sexes 12, cit. 294). Il serait logique d'ouvrir aux femmes toutes les études, toutes les carrières. Pourquoi une femme ne serait-elle pas apte à

enseigner dans Une chaire, l'éloquence ou la médecine en qualité de professeur,
marcher par les rues suivie de commissaires et de sergents pour y mettre la police

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. . . conduire une armée, livrer une bataille, et parler devant les Républiques ou les
princes comme chef d'une ambassade.

J'avoue que cet usage nous surprendrait, mais ce ne sera que par raison de la nouveauté. (De Y Egalité des deux sexes, 1673, cit. Le des femmes. Anthologie de textes féministes du moyen âge à 1848 par Maïté Albistur et Daniel Armogathe 88).

Poullain plaide en faveur de l'égalité, mais il n'hésite pas toutefois à soutenir la supériorité du sexe féminin et retombe par là dans l'un des pièges du débat actuel. La spécificité féminine, due, selon Poullain, au talent de procréer, se traduit par la douceur, la tendresse, la pitié. Poullain dit plaisamment que s'il avait plu aux hommes de reconnaître les qualités féminines à leur juste valeur, on aurait dit d'un homme doté de ces valeurs «c'est une femme», alors qu'on appellerait plutôt «efféminé» un homme manquant «de courage, de résolution et de fermeté ... Au contraire, pour louer une femme à cause de son courage, de sa force ou de son esprit, on dit que c'est un homme» (ibid. 95-96). Poullain est le premier grand féministe radical, mais son intellectualisme est critiqué par Hoffmann: «il n'y a pas de liberté qui relève de l'esprit seul» (307). Poullain, d'après Hoffmann, aurait sous-estimé les conséquences de la spécificité organique de la femme en niant «l'influence du sexe sur les qualités de l'intelligence» (561-62). Hoffmann reproche finalement à Poullain d'avoir appris à la femme de se faire l'égale de l'homme, de vouloir être homme tout court. Telle est la faille, selon Hoffmann, de «ce féminisme égalitaire (qui n'est pas propre à l'âge classique!)» (563).

Prenant pour source majeure la 38e des Lettres persanes, la critique a trop souvent accusé Montesquieu d'antiféminisme. Hoffmann a raison de partir de Y Esprit des Lois, ce qui lui permet de nous présenter un aspect négligé de Montesquieu penseur politique, à savoir les rapports entre la forme du gouvernement et la condition féminine. Au despotisme répond l'esclavage des femmes:

Dans les états despotiques, les femmes doivent être extrêmement esclaves. Chacun
suit l'esprit du gouvernement et porte chez soi ce qu'il voit établi ailleurs. (EL
XIX, 12. cit. 339)

«Dans les républiques», par contre, «les femmes sont libres par les lois et captivées par les mœurs» (ibid. VII, 9 cit. 340). Excellente formule, entre parenthèses, de la situation de la femme en 1980. Elle a pour Montesquieu le contenu suivant. La structure de l'Etat démocratique est déterminée par les lois; la structure de la famille, analogiquement, par les bonnes mœurs. Le citoyen qui a droit à l'égalité se plie à l'ordre civique, de même que le membre de la famille se plie à l'ordre familial. Les pères de famille exercent au sein de la famille une autorité identique à celle du souverain de l'Etat. Les femmes se soumettent librement aux devoirs qui leur incombent. La chasteté, la pudeur, la retenue, le respect, la fidélité sont des variantes féminines de la vertu masculine de «frugalité» (ibid. V, 3 cit. 342), premier principe de la démocratie. C'est ainsi que l'adultère, la galanterie, le libertinage sont nocifs à ce même esprit vertueux et démocratique. Nul doute pour Hoffmann, comme pour nous-même, que Montesquieu ne préfère la monarchie française de son temps. L'éloge de la démocratie vertueuse relève de la théorie politique. La liberté de la femme en monarchie est tellement plus grande qu'en démocratie et les hommes en sont bénéficiaires. Montesquieu est satisfait du régime dans lequel il vit.

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II est heureux de vivre dans ces climats qui permettent qu'on se communique; où le sexe qui a le plus d'agréments semble parer la société, et où les femmes, se réservant aux plaisirs d'un seul, servent encore à l'amusement de tous. (EL XVI, 11 cit. 346)

C'est le régime monarchique qui favorise cet heureux échange:

Les femmes ont peu de retenue dans les monarchies, parce que, la distinction des rangs appelant à la cour, elles y vont prendre cet esprit de liberté qui est à peu près le seul qu'on y tolère. Chacun se sert de leurs agréments et de leurs passions pour avancer sa fortune. (EL VII, 9 cit. 346)

L'ambition, l'esprit de conquête qui anime l'homme de la monarchie, stimule en lui le désir de plaire, d'où vient «la galanterie, qui n'est point l'amour, mais le délicat, mais le léger, mais le perpétuel mensonge de l'amour» (EL XXVIII, 22 cit. 346). Dans la monarchie la femme remplit la délicate mission d'affiner la sensibilité de l'homme et de la société.

Hoffmann est soucieux de disculper Montesquieu de l'accusation d'antiféminisme, ce qui nous semble un peu difficile. S'il faut relever, derrière les idées exprimées dans VEsprit des lois une certaine montée féministe, il ne s'agit pas en tous cas du féminisme égalitaire d'un Poullain. Sous le despotisme, comme en démocratie et sous la monarchie selon Montesquieu, la répartition des tâches et des rôles entre l'homme et la femme est nettement délimitée. On pourrait trouver quelque consolation dans le fait que la condition féminine et les mœurs féminines seraient relatives. L'amour n'est pas nécessairement galanterie. La femme n'est pas nécessairement coquette. Les comportements, sinon les caractères, sont susceptibles de variabilité selon les lois et les coutumes. Le changement serait donc possible.

Hoffmann a l'originalité d'attribuer à la pensée médicale de l'époque étudiée une importance de tout premier ordre. Relevons l'apport de notre compatriote danois Nicolas Sténon (1638-1686) dans l'histoire de la médecine féminine. Enonçant la théorie de l'ovisme, Sténon (et De Graaf (1641-1673)) réfutent les idées sur la prééminence du mâle dans la génération. L'œuf, qui avait été considéré par Harvey (1578-1657), non pas comme l'ouvrage de l'utérus mais de l'âme végétative (83), est privé par Sténon de sa signification occulte et relève depuis de la simple biologie. La quasi-exclusivité de la génération est désormais donnée à la femme par analogie avec les mammifères. Du côté des précieuses, la théorie de l'ovisme a eu l'effet d'un choc. Témoin la réflextion suivante:

Les précieuses prirent la chose sur le ton sérieux et la regardèrent comme un outrage sanglant que l'on faisait à leur sexe de le comparer à des poules. (La Motte, Dissertation sur la génération, 1718, cit. par Hoffmann 88 d'après Jacques Roger 263)

L'opposition des précieuses s'explique par leur idéalisme, mais il faut noter la contradiction interne de l'affaire: la préciosité, mouvement émancipatoire et féministe, réfute ainsi une doctrine selon laquelle c'est la femme qui fournit toute la semence nécessaire pour faire l'enfant, l'homme ne contribuant «pour sa part, que par quelques esprits qui, en touchant l'œuf, l'animent» (Dissertation sur la génération de l'homme, Paris 1698, par Dionis, chirurgien et accoucheur (1643-1718), cit. 91).

Hoffmann consacre un chapitre important à la maladie des vapeurs, maladie, pour nous,

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littéraire et féminine. Au début du XVIIIe siècle les convulsions, la dyspnée, l'arythmie cardiaque, les syncopes, symptômes des vapeurs, sont rattachées par la pensée médicale à la grossesse ou à l'accouchement, alors que la recherche de la dernière moitié du siècle les considèrent comme relevant de Venne féminine. Elles seraient dues à l'écart entre ce que désire l'inconscient féminin et la réalité fastidieuse environnante. Les symptômes sont d'ordre hystérique. L'honneur d'avoir qualifié le premier cette affection de névrose revient à William Cullen (1710-1790), professeur de médecine et de chimie en Ecosse. Les vapeurs sont à la mode et les femmes affectionnent à ce point leur maladie qu'elles refusent d'en sortir:

Par l'effet d'une capricieuse maladie, elles trouvent dans leurs maux une sorte
d'indolence qu'elles craindraient de déranger. Ce sont comme des vapeurs raisonnées
où les caprices triomphent. (Hunauld, Dissertation sur les vapeurs, 1756, cit. 181)

De l'aveu même de Hoffmann, Rousseau est son penseur préféré. Pour celui-ci, d'après Hoffmann, la société s'est dénaturée, et le retour à la nature est difficile. Or, pour la femme, la «dénaturation» n'est pas fatale. Femme vertueuse et mère, elle est directement liée à la nature. Son corps représente en elle l'état de nature et elle n'a qu'à se conformer à son destin biologique, qui est celui de procréer. Le destin, la nécessité librement consentie, s'appelle pour la femme mariage, amour, fidélité.

Pour Rousseau, la pudeur féminine n'est pas une convention sociale mais relève de la nature. Elle se manifeste comme un refus spontané de l'amour dans sa forme de liberté. Son correspondant dans le mariage est ìafìdélité ralliée par ce biais à la nature. L'impudeur ou le refus de la maternité de la Parisienne est une erreur morale, sorte de supériorité qu'elle se donne par rapport au peuple.

Il revient à la femme seule d'accomplir les fins qui définissent sa nature. Contrairement à Bayle, qui pensait que la fidélité conjugale et l'amour paternel relevaient de l'ordre de l'opinion, ces sentiments sont pour Rousseau innés. L'instinct apprendrait à l'homme si, oui ou non, il est le père de ses enfants.

Rousseau est en désaccord profond avec le féminisme de Poullain: Eduquer la femme à
devenir l'égale de l'homme est pure logomachie. Elle attraperait le ton des petits maîtres
plutôt qu'elle n'assimilerait la culture de l'honnête homme.

Rousseau souligne partout l'obligation et le droit de la femme à la différence: pas besoin pour elle d'éducation en dehors de celle qui la prépare à son futur mari. La danse, le chant, l'allure gracieuse s'y prêtent. Nul besoin de collège pour jeunes filles: la famille est le milieu naturel pour sa formation. Pour ce qui est de la religion, celle de ses parents d'abord, de son mari ensuite, importe seule pour elle. La spéculation théologique, dans le cas de la femme, est une erreur, la bonté morale suffit.

La couture, la dentelle, la cuisine, les comptes, telles sont les activités prescrites aux
femmes. La culture féminine toutefois doit être assez étendue pour répondre aux besoins des
maris:

un esprit cultivé rend seul le commerce agréable, et c'est une triste chose pour un père
de famille qui se plaît dans sa maison d'être forcé de s'y renfermer en lui-même et de
ne pouvoir s'y faire entendre de personne. (OC IV, 767 cit. 400)

A l'état de nature, l'amour n'existait pas et la sexualité était inessentielle. Dans la cité idéale
imaginée par Rousseau, le couple marié, étant naturellement destiné à la procréation et à
l'éducation des enfants, vit dans une félicité calme où régnent le repos, l'honneur, la paix, la

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sûreté. L'inclination est subordonnée au devoir, la personne à la communauté:

On s'épouse pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner
prudemment la maison, bien élever ses enfants. (NH, 111, 20 cit. 416)

Le vrai amour est un accord des âmes fondé sur le cœur, faculté innée, et la vertu se définit comme le libre choix de la durée contre l'instant dépravateur. Hoffmann prête, à notre avis, à Rousseau des accents prékierkegaardiens: on choisit librement de passer du stade esthétique axé sur l'instant au stade éthique ancré dans la durée (cf. position de l'assesseur Wilhelm, également défenseur du mariage).

Les époux ont avantage à ne pas confondre leurs sphères d'activité. De même que l'éducation de la jeune fille avait sa spécificité, la place de la femme mariée reste délimitée par la nature, «entourée» qu'elle est «de ses enfants, réglant les travaux de ses domestiques, gouvernant sagement la maison» (cit. 421). «L'on ne doit point se mêler d'être homme», dit Julie (NH I, 46). L'identité, dans leur façon de vivre, pervertirait chez l'homme et chez la femme leur nature propre (422).

La notion de distance est importante pour le rapport entre les deux sexes. Ceci vaut même pour le couple marié, que guette l'habitude. Pour leur bonheur, les femmes, même «au sein de l'union la plus tendre», savent maintenir leurs maris «à une certaine distance, et les empêchent de jamais se rassasier d'elles» (NH IV, 13 cit. 423).

Hoffmann souligne partout qu'il importe aussi peu pour Rousseau que pour lui-même d'étudier le comportement individuel et réel de la femme. Il s'agit pour les deux d'insister sur certaines valeurs féminines qui doivent ensuite s'imposer à toutes les femmes. Ces valeurs sont déterminées par la nature comprise moins comme une donnée que comme une fin (539). Le destin de la femme, en définitive, dépend d'un choix opéré «à partir de tendances physiques et psychiques» (ibid.) qui existent en elle.

La pensée rousseauiste sur la condition féminine serait, d'après Hoffmann, dépourvue de sexisme et de misogynie, quoi qu'on en ait pu dire. Il importe simplement d'éviter «une lecture pointilliste» du 5e livre de YEmile et d'attacher une attention toute particulière àLa Nouvelle Héloïse. - L'occasion a été donnée à Hoffmann de partager le sort de son philosophe préféré: il s'est vu attaquer au congrès des dix-huitiémistes par des groupements féministes, qui ont refusé de l'accepter comme directeur d'une section Féminisme. Il serait par trop «spiritualiste». Il est en effet violemment antimarxiste et idéaliste. Pour lui «la véritable liberté de l'être ... est intérieure» - (22).

Si Hoffmann opte en faveur de Rousseau, il mésestime à leur tour, les trois utopistes Morelly, Helvétius (1715-1771) eta"Holbach (1723-1789). Il reproche à ceux-ci leur déterminisme matérialiste. Ils veulent réformer l'homme de l'extérieur en créant des sociétés conformes à leurs idées, alors que Rousseau se fiait à la capacité de l'homme d'opérer un choix à partir de la finalité du corps.

Dans le chapitre dit non-exhaustif sur Diderot, dont la synthèse attendrait la «parution de l'édition critique des Œuvres de Diderot» (488), il aurait été souhaitable toutefois que la pensée de Diderot ne soit pas constamment subordonnée à celle de Rousseau. Qu'Hoffmann lui-même reconnaisse sa subjectivité («ce que l'on trouvera ici, c'est moins une étude objective qu'une interrogation sur le sens de cette pensée, sur la valeur qu'elle a pour nous. De là le ton sans doute trop personnel et ces constants rapprochements avec Rousseau, dont la philosophie nous a semblé être un excellent révélateur des apories de celle de Diderot» !) ne nous empêche pas de regretter l'absence d'une étude plus précise consacrée à Diderot, étude qui se serait enrichie si elle avait utilisé plus amplement les articles de YEncyclopédie relatifs

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aux théories de la féminité. Si Rousseau est le héros de Hoffmann, Diderot, antispiritualiste, est sa bête noire. Réduire l'amour à la sexualité, rendre le mariage insignifiant, affirmer le droit à l'inconstance, considérer la pudeur comme un sentiment inculqué, tout est là pour opposer Diderot à Rousseau et à son apologiste. Nous n'irons peut-être jamais plus loin dans le domaine des phantasmes masculins que chez Diderot. Entièrement créée par l'imagination masculine, la femme n'a plus droit à aucune autonomie. La pensée de Laclos est considérée avec beaucoup plus d'indulgence et offre, dans l'interprétation qu'en fait Hoffmann, un très grand intérêt pour nous. Plus optimiste que Rousseau, Laclos juge possible la transposition de l'état de nature dans la société civilisée à condition d'y introduire la liberté sexuelle. Laclos souligne l'historicité de l'état de nature, par conséquent de la sexualité, qui s'identifie pour lui à l'amour libertin. L'amour ne serait autre chose que le plaisir. Il serait l'art d'en détailler les nuances (541). Le bonheur de la femme dépend de sa totale indépendance physique et sentimentale de l'homme. De même, la relation entre la mère et son enfant est dépourvue du caractère affectif qu'on lui attribue traditionnellement et ne dure qu'autant que l'une est nécessaire à l'autre: l'amour maternel, le sentiment familial ne sont que des «coutumes, des habitudes acquises. Sensibilité s'identifie à sensualité, [et] l'instinct le plus fort en l'homme, c'est l'inconstance de son désir» (545). La pire des fautes que puisse commettre une femme est celle de miser sur une vie d'amour consacrée à un seul homme. Les sentiments sont un piège auquel les sens risquent de se prendre. La femme, actuellement esclave des lois de la société, ne s'en libérera que «par une grande révolution» (549). Le bonheur n'est possible qu'à l'homme et à la femme qui réinventent l'amour comme «un plaisir impuni ... une jouissance de l'intelligence autant que des sens» (551).

Cette revue des témoignages masculins sur la condition féminine au XVIIIe siècle nous amène un tout dernier personnage bien sympathique. Condorcet voit dans l'inégalité d'instruction la principale source de l'infériorité morale et juridique de la femme. Eduques de la même façon dans des établissements mixtes, garçons et filles doivent être élevés dans un esprit d'égalité qui assurera un ordre moral et politique commun aux deux sexes. L'optimisme lumineux de Condorcet établit un compromis entre l'idée d'égalité des deux sexes (Poullain, Helvétius) et celle de Rousseau et des médecins animistes qui vantent la singularité et la supériorité irréductibles de la femme basées notamment sur la relation entre mère et enfant. Si la femme, privilégiée par la maternité, était mieux éduquée, elle serait selon Condorcet en mesure de penser autrement et mieux que l'homme!

Parvenue au terme de ce compte rendu, nous nous voyons dans l'obligation de signaler les faiblesses de cette thèse. Faiblesses méthodologiques et techniques à la fois. Disons-le tout de suite: si ce compte rendu présente un intérêt quelconque, l'honneur n'en revient pas à l'auteur de la thèse jugée, mais aux auteurs étudiés. Pour pouvoir supporter la lecture de la thèse de Hoffmann, on est sans cesse obligé de recourir aux textes. Lire une quinzaine de pages de Poullain renseigne plus, mieux et surtout plus agréablement que le chapitre que lui consacre Hoffmann. Ceci est malheureusement vrai de la plupart des chapitres. L'idée directrice de la thèse est nette: Hoffmann s'est proposé de rédiger non pas une «histoire du féminisme» (45), mais une «histoire des idées imaginaires» (17, 41) sur les femmes. Or, dans le travail entrepris, il exclut a priori «l'objectivité«: «Nul ne peut parler de la femme, s'il ne s'engage, s'il ne se compromet» (18). S'il est vrai qu'une objectivité totale n'est pas possible, ni même souhaitable dans le domaine qui nous occupe, il semble curieux que l'objet de cette étude impose au chercheur une attitude toute particulière! Il est regrettable également que nous ne trouvions, dans l'établissement des idées imaginaires, aucune hiérarchie dans la pensée. Hoffmann ne pose guère la question de savoir quelles sont les idées qui ont prévalu à

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l'époque étudiée. Tout est égal. S'il faut le louer d'alléguer à la fois des sources fictives et non fictives, le choix de ses textes semble trop accidentel. En littérature, le théâtre et les romans de Marivaux, l'œuvre de Voltaire, comme celle de Sade, brillent par leur absence. La théologie et la littérature populaires font également défaut. En philosophie, Hoffmann néglige les manuels et les abrégés, pourtant largement répandus. Quand il entreprend par exemple de «comprendre globalement quelle idée Gassendi se faisait de la femme, quelle liberté il lui accordait, théoriquement, à l'égard de son statut physiologique et, d'abord, quel était ce statut» (79), il dresse, afin de menerà terme ce projet, un appareil conceptuel énorme et disproportionné par rapport à la conclusion, bien connue d'ailleurs, à savoir que l'influence de Gassendi n'a été qu'indirecte et s'est exercée surtout et d'abord par l'intermédiaire de VAbrégé de Bernier, datant de 1674. Par la suite, la pensée gassendiste a été filtrée par Bayle, Locke, Newton et Leibniz, avant déjouer au XVIIIe siècle le rôle qu'on sait. Dans ces conditions, il me semble qu'il aurait été tout aussi important, sinon plus, d'étudier Y Abrégé. Or, Paul Hoffmann s'en distancie considérablement: «Du reste nous avons lu Y Abrégé, dans la 2e édition de 1684, et n'y avons rien trouvé qui ne fût une simplification insipide des idées de Gassendi sur la génération et sur la différenciation des sexes» (67). La composition des chapitres est très inégale. Aucun moyen de s'y orienter à moins de recourir aux textes. Hoffmann n'a pas le don de \acitation bien choisie ni celui du découpage judicieux de celle-ci. Par contre, il lui arrive souvent d'obscurcir ce qu'il cite par son commentaire. Un passage, simple, de La Nouvelle Héloïse tel que: «Le temps eût joint au dégoût d'une longue possession le progrès de l'âge et le déclin de la beauté» (111, 7 cit. 411) est l'objet de l'analyse suivante: «L'amour, selon Rousseau, comme selon Platon, est intermédiaire entre le sensible et l'intelligible, mais à condition qu'il échappe au sensible, c'est-à-dire au devenir» (411).

La leçon ultime de cette thèse, quelque brouillée qu'elle soit, est que la liberté et le bonheur de la femme sont intérieurs et résident dans l'obéissance aux ordres de la nature physiologique. Des deux courants qui dominent l'histoire du féminisme, l'un insistant sur l'idée de différence des sexes, l'autre sur leur similitude, Hoffmann opte pour le premier, jugeant que la nature féminine prescrit à la femme des règles de vie où dominent l'amour, le dévouement, la tendresse. Ces valeurs sont imposées à la femme par sa biologie, mais elle est libre de les rendre véritablement siennes, persuadée qu'elle est de ce que ces valeurs sont un «nécessaire contrepoids aux fausses valeurs de la force, de l'agressivité, de l'efficacité» (565). Nous ajoutons pour notre part que si l'amour, le dévouement, la tendresse sont des valeurs unanimement louées, il serait malheureux que la «nature» eût décidé qu'elles fussent réservées aux seules femmes, qui devraient donc logiquement régner à leur tour. Nous souscrivons pour finir volontiers au mot de Claude Alzon: «On ne sortira pas du règne de la connerie en remplaçant le jeu d'échecs par le jeu des dames, le culte du phallus par celui du vagin» (Femme mythifiée, femme mystifiée, P.U.F., Paris 1978, 389).

Copenhague