Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Les prologues qui précèdent le lai de Guigemar

par

Povl Skårup

Le lai de Guigemar, qui est publié dans les éditions des lais attribués à Marie de France (je citerai d'après celle de Jean Rychner, CFMA 93, 1966), est conservé dans les mss H, P et S et en traduction norroise. Celle-ci, qu'on désigne par N, se lit aujourd'hui dans le seul ms. complet (ou presque) des Strengleikar, conservé à Upsall, et dans un ms. conservé à Reykjavik, qui ne contient que Guigemar2 (avec d'autres sagas qui ne traduisent pas des lais).

Dans le ms. H, le récit proprement dit de Guigemar («En cel tens tint
Hoilas la tere...») est précédé de 82 vers, qui ne sont pas divisés dans
le ms., sauf que l'initiale du v. 57 est un peu plus grande que les autres.

La comparaison avec les trois autres textes témoins permet pourtant de diviser ces 82 vers en trois parties, que j'appellerai I, II et 111. I (56 vers) se trouve dans Het dans N3, mais pas dans S (où Guigemar est pourtant le premier lai) ni dans P (où Guigemar n'est pas le premier lai; le premier cahier du ms. P étant perdu, il n'est pas exclu que I ait pu précéder le premier lai, quel qu'il soit, de ce recueil, mais rien ne l'indiquepositivement). II se trouve dans H (18 vers) et, avec un texte différent,dans P (14 vers), mais pas dans N ni dans S. 111 (8 vers) se trouve



1: Strengleikar, p. p. Keyser & Unger, Christiania, 1850, et par Robert Cook & Mattias Tveitane, Oslo, 1979. Voir le compte rendu de cette édition-ci, par Marianne E. Kalinke, à paraître dans Journal of English and Germanie Philology, 1980.

2: Marianne E. Kalinke, «Gvimars saga», dans Opuscula VII = Bibliotheca Arnamagnœana XXXIV, Copenhagen, 1979, pp. 106-139. Voir aussi l'article de MEK sur les deux copies, à paraître dans Scandinavian Studies, 1980.

3: I, qui est le prologue d'un recueil, se trouve dans le ms. d'Upsal, qui est en effet un recueil, mais non dans le ms. de Reykjavik, quine contient que Guigemar. Cette copie-ci contient le prologue de ce lai, que j'appelle 111, mais ni I ni 11. Elle contient également un épilogue, quine figure ni dans le ms. d'Upsal ni dans les mss français. De l'avis de Marianne E. Kalinke (dans l'édition citée), cet épilogue pourrait être inspiré de I. Quoi qu'il en soit, ce ms. est sans doute la copie, peut-être indirecte, d'un recueil où I précédait 111 + Guigemar, de même que dans le ms. d'Upsal.

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dans les quatre témoins. La distinction de II et de 111 est donc démontréetant
par S que par N:

KH, N)

1 Ki Deus ad dune escïence

56 Ore oëz le comencement!4

II (H, P)

1 Ki de bone mateire traite, Mult H peise si bien n'est faite. Oëz, seignurs, ke dit Marie, Ki en sun tens pas ne s'oblie.

18 Ceo est lur dreit de mesparler.

111 (H, N, S, P)

1 Les contes que jo sai verrais,
Dunt li Bretun unt fait les lais,
Vos conterai assez briefment.

4 El chief de cest comencement, Sulunc la lettre e l'escriture, Vos mosterai une aventure Ki en Bretaigne la Menur

8 A vint al tens ancïenur.

Les éditeurs ajoutent le titre de Guigemar en tête de II et incluent les 18 vers de II dans leur compte des vers de Guigemar (le premier vers de 111 porte donc le numéro 19). Cette habitude ne s'appuie que sur le ms. P, qui n'a pas I et qui donne le titre «C'est li lais de Gugemer» en tête



4: On a beaucoup discuté de l'interprétation de I. Voici tout brièvement comment je l'interprète. L'auteur donne d'abord les trois raisons qui l'avaient mené à «penser d'aukune bone estoire faire e de latin en romaunz traire», c'est-à-dire à écrire ce que nous appellerions un roman antique, à savoir (1) l'obligeance morale envers ses contemporains, vv. 1-8; (2) l'obligeance morale envers les auteurs anciens, à qui l'on rend service en écrivant des adaptations modernes de leurs œuvres, vv. 9-22; (3) l'obligeance morale envers lui-même, vv. 23-27. Pour ces trois raisons («pur ceo», v. 28), l'auteur s'était donc appliqué à (c'est plutôt ainsi qu'il faut traduire «penser de») écrire un roman antique, mais il a pourtant préféré le genre que nous appelons des lais, vv. 28-42. Enfin, l'auteur dédie son recueil à un noble roi, qui est invité à écouter «le comencement», vv. 43-56 (l'identification du noble roi avec Henri 11, mort en 1189, est trop incertaine pour permettre de dater le prologue: l'identification suppose la datation, non inversement). Dans 111, le prologue du seul lai de Guigemar, l'auteur rappelle son dessein de conter les contes dont les Bretons ont fait des lais, et il y annonce le pays et l'époque de la première des aventures qu'il va raconter.

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de II (éd. Rychner, p. 238). Mais ce n'est que 111 qui constitue le prologuede Guigemar (Rychner, p. 239), et c'est ainsi que les éditeurs devraient imprimer le texte. II n'est le prologue ni d'un lai ni d'un recueilde lais, ce n'est pas une introduction à un texte, c'est la défense d'une personne, appelée Marie, contre des médisants.

Pour expliquer la présence ou l'absence de I et de II dans les mss français et dans N, on peut considérer surtout les deux hypothèses suivantes (d'autres hypothèses sont théoriquement possibles, mais paraissent moins probables):

04) N, H, P et S remontent, pour Guigemar et le ou les prologues qui le précèdent, à un recueil qui contenait I + II + 111 + Guigemar (et d'autres lais). Ce contenu est conservé dans H, tandis que II a été omis dans N, I dans P, I et II dans S (c'est-à-dire, dans les traditions qui ont abouti à ces mss; S a des fautes communes avec P dans Guigemar).

(B) N, H, P et S remontent, pour ces passages, à un recueil qui contenait I + 111 + Guigemar (et d'autres lais), sans 11. Ce contenu est conservé dans N, tandis que II a été ajouté dans une copie à laquelle remontent H, P et S, et par rapport à laquelle I a été omis dans P, I et II dans S.

La première de ces hypothèses est courante, la seconde est celle de
M. Richard Baums et a été étayée par moi-même6.

L'hypothèse B suppose le stemma suivant pour les prologues et
Guigemar (mais pas nécessairement pour les autres lais):


DIVL3006

Ce stemma serait à écarter, et par là l'hypothèse B aussi, si N et H
avaient des fautes communes contre P et S. Mais on n'en a pas démontr



5: Recherches sur les œuvres attribuées à Marie de France, Heidelberg, 1968.

6: «Les Strengleikar et les lais qu'ils traduisent», dans Les relations littéraires franco-scandinave s au moyen âge, Actes du Colloque de Liège (avril 1972), Paris, 1975, 97-115.

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montré7. D'autre part, il est vrai qu'il n'est guère possible de prouver la justesse de ce stemma en démontrant des fautes ou des innovations communes dans HPS contre N - à moins que la présence de II dans HP n'en soit une, comme je vais en effet le soutenir.

On voit que les deux hypothèses supposent ou impliquent la précellence sur ce point soit de H (hypothèse A), soit de N (hypothèse B). Il n'est peut-être pas inutile de souligner que le fait que l'un de ces deux textes rivaux est une copie française et l'autre une traduction norroise ne doit pas compter dans le choix entre les hypothèses.

Le fait que le modèle du traducteur norvégien était sans doute antérieur
à H (et la traduction peut-être aussi) n'est qu'un indice assez
faible en faveur de l'hypothèse B.

On a voulu voir un indice important en faveur de l'hypothèse A et de l'attribution du recueil entier du ms. H à un seul poète, appelé Marie, dans le fait même que II n'est pas dans N: le traducteur (disons plutôt: l'un des copistes placés entre le recueil de Marie et le recueil norrois) aurait omis le passage qui contient la signature de Marie parce qu'il savait que le recueil qu'il écrivait ou qu'il traduisait ne serait pas identique à celui de MarieB. Cet argument suppose ce qu'il est censé prouver, à savoir que II a été omis dans N plutôt qu'ajouté ailleurs. Une explication hypothétique d'un fait hypothétique n'est pas un indice de la réalité de ce fait, c'est tout au plus une condition de sa possibilité. Et même si II avait été omis pour la raison proposée, cela ne prouverait pas que II fût écrit pour un recueil identique à celui de H. - L'explication proposée n'est d'ailleurs pas convaincante, puisqu'elle suppose un scrupule tout moderne des droits moraux de l'auteur, scrupule dont il faudrait démontrer d'autres exemples au moyen âge, et que n'a pas eu la tradition qui a abouti au ms. P.

On peut par contre tirer argument du mot comencement dans le derniervers
de I et dans le quatrième de 111, mais dans quel sens? Cet



7: Cf. Skârup 1972/1975, p. 107, et Cook & Tveitane, Strengleikar, p. 11. Dans Guigemar 693, Cook & Tveitane 32.24, il n'y a pas une faute commune à H et à N, il y a des fautes indépendantes dans H et dans la copie perdue de la traduction norroise dont dérivent les deux copies conservées, voir Marianne E. Kalinke, aux endroits cités.

8: Kurt Ringger, «Marie de France und kein Ende» (dans ZfrPh 86, 1970,40-48), p. 48.

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argument a été repris par M. Maurice Delbouille, dans l'article «El chief
de cest comencement. .. (Marie de France, Prologue de Guigemar)»9.

En effet, si le mot comencement désigne ici le morceau 11, cela implique l'hypothèse A, parce que tant I que 111 supposeraient 11. Si, par contre, il désigne ce qui suit 111, cela implique l'hypothèse B, puisque dans un texte où I serait suivi immédiatement de 11, le vers «Ore oëz le comencement» ne serait pas suivi du 'comencement'.

M. Delbouille préfère la première interprétation du mot comencement, et il le traduit par 'texte introductif, prologue', pour deux raisons, semble-t-il. D'abord, el chief de signifierait 'à la fin de'. Mais cette expression peut aussi signifier 'au début de', voir Tobler-Lommatzsch II 385.47 (où notre exemple est cité) et 387.22: c'est l'interprétation de comencement qui détermine celle de chief, non inversement. L'autre argument, c'est que le mot comencement sert de titre à une première partie introductive dans plusieurs documents. Mais cela ne prouve pas qu'il ait le même sens ici. En effet, une première objection qu'on peut faire à cette interprétation est que II n'est une première partie introductive ni par sa place ni par son contenu.

Une seconde objection est que cette interprétation implique qu'à la fin du prologue qu'est I, l'auteur dirait: «Ecoutez maintenant le prologue», après quoi suivent les 18 vers de II (qui ne constituent pas un texte introductif), après quoi l'auteur dirait qu'«A la fin de ce prologue, je vous raconterai les contes que...». A la fin du prologue, on annoncerait le prologue, et plus loin on dirait que les contes, dont chacun comprend des centaines de vers, sont placés à la fin d'un morceau de 18 vers. Cela est pour le moins curieux et invite à chercher une interprétation différente du mot comencement.

Le verbe cornencier apparaît trois fois dans I:



9: Dans Etudes de civilisation médiévale {IXe-XIIe siècles). Mélanges offerts à Edmond-René Labande, Poitiers, 1974, 185-196. A la p. 191 de cet article, M. Delbouille adresse trois critiques à ma contribution au colloque de Liège en 1972, citée ci-dessus. Ces critiques supposent des malentendus de la part de M. Delbouille: Io Je n'ai pas dit que les vers 13-18 de 11, qui manquent dans P, n'aient pas été écrits en même temps et par le même auteur que les autres vers de 11. 2° N et P sont complémentaires par le fait que N donne I mais non 11, tandis que P donne II mais non I, ce qui n'est pas démenti par le fait que les deux textes font suivre le lai de Guigemar précédé de son prologue qui est 111 (M. Delbouille semble présupposer ici ce qu'il doit prouver, à savoir que II et 111 ont été composés ensemble). 3° Ce n'est pas l'absence de II dans N et dans S qui demande une explication, mais le désaccord entre N, H et P sur I et 11.

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Ki de vice se voelt défendre, ms.: volt
Estudïer deit e entendre

25 A grevose ovre corne ncier: ms.: E grevos overe
Par ceo s'en puet plus esloignier ms.: Par se puet
E de grant dolur délivrer.

28 Pur ceo començai a penser D'aukune bone estoire faire E de latin en romaunz traire; Mais ne me fust guaires de pris: Itant s'en sunt altre entremis! Des lais pensai, k'oïz aveie. Ne dutai pas, bien le saveie, Ke pur remambrance les firent Des aventures k'il oïrent

37 Cil ki primes les comencierent
E ki avant les enveierent.

Le verbe peut signifier 'commencer' au v. 28, mais non dans les deux autres exemples. L'auteur ne veut sans doute pas dire qu'il suffise, pour résister au vice, de s'efforcer de («entendre a») commencer une œuvre difficile, il faut s'efforcer de Y exécuter, de la faire. C'est le même sens qui convient au v. 37: pour «envoyer des lais avant», il ne suffit pas de les avoir commencés, il faut les avoir faits. C'est un sens analogue qui convient dans le prologue du lai de Milon:

Ki divers cuntes veut traitier

2 Diversement deit comencier
E parler si rainablement
K'il seit pleisibles a la gent.

5 Ici comencerai Milun E musterai par brief sermun Pur quei e cornent fu trovez Li lais ki issi est numez.

Ici non plus, comencier ne signifie pas 'commencer', mais 'travailler à faire quelque chose', en l'occurrence: 'travailler à raconter' ou simplement: 'raconter'. C'est de la même façon qu'il faut interpréter le verbe dans le prologue des fables de Marie:

38 Si comencerai la premere
Des fables ke Esopus escrist,
Que a sun mestre manda e dist.
(Marie de France, Fables, éd. Ewert & Johnston,
Oxford, 1942/1966, p. 2)

Et dans le prologue du roman de Troie par Benoît

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E por ce me vueil travailler

34 En une estoire conmencer.
(Der Trojaroman des Benoît de Sainte-Maure, nach der Meilânder Handschrift
in Auswahl herausgegeben von Kurt Reichenberger, Tûbingen, 1963)

C'est également par 'faire, exécuter' qu'il faut traduire le verbe au v.
529 du Voyage de Charlemagne, où le régime n'est pas un texte comme
dans les exemples précédents:

Unques Deux ne vus duinst cel gab [a] cumencer!

Dans les prologues des romans de Chrétien de Troyes, on voit mal si le verbe comencier (en-, ren-) signifie 'commencer' ou 'faire, exécuter, raconter (une histoire)'. Quoi qu'il en soit, de même que dans les textes cités, il ne s'agit pas du prologue, mais de T'estoire', du 'conte', du 'livre' ou du 'romanz' qui suit le prologue.

Le verbe comencier a donc en ancien français les deux sens: commencer' 'faire, exécuter'. La même chose vaut également pour ses homologues en moyen anglais: aginnen ne signifie pas seulement '1. To begin', mais également '2. (a) To make an effort; try to do something, do something; ...; (b) undertake or try (to do sth.), do (sth.); (c) carry on or behave (in a certain manner)'lo, et beginnen ne signifie pas seulement '1. To begin', mais également '5. (a) To undertake (an action, a task); perforai; ...; (b) to undertake or strive (to do sth.)'ll.

Si le substantif comencement a des significations qui correspondent à celles du verbe dont il est dérivé, il ne signifie pas seulement 'début', mais encore 'exécution (le fait d'exécuter quelque chose)' ou 'œuvre, ouvrage, travail (ce qu'on fait ou exécute)'l2. C'est cette dernière signification qui convient le mieux aux vers 1.56 et 111.4, l'ouvrage en question étant le recueil de lais: 'Ecoutez maintenant l'ouvrage!', et: 'Au début de l'ouvrage, je raconterai l'aventure de Guigemar'.

Le mot comencement désigne donc ici non pas le (second) prologue, mais le corps du texte, qui suit le prologue, de même que le verbe dans les textes cités ci-dessus. Ces textes sont plus proches des recueils de lais que les documents où le comencement est une première partie introductive.



10: H. Kurath &S.M. Kuhn, Middle English Dictionary, I (Ann Arbor, 1956), 152-53.

11: Même dictionnaire, II (1957) 823-5.

12: C'est de la même façon qu'en français moderne, le mot entreprise ne désigne pas seulement l'intention ou le début d'une exécution, mais aussi toute l'exécution, et encore ce qui est exécuté.

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L'invitation du vers 1.56 à écouter l'ouvrage doit être suivie immédiatement du premier lai précédé de son prologue, qui est 111. L'auteur de 1.56 n'a pas pu faire suivre ce vers par 11, qui ne fait pas partie du 'comencement'. Voilà l'argument le plus important pour penser que II a été interpolé par quelqu'un qui n'était pas l'auteur de 1.56, et donc pour préférer l'hypothèse B àA. Un autre argument allant dans le même sens est le fait que l'auteur de I s'adresse à un noble foi, mais l'auteur de H, à plusieurs seigneurs. Ces arguments montrent qu'entre N et H, ce n'est pas N qui a omis 11, c'est la tradition qui a abouti à H qui l'a interpolé.

Lucien Fouletl3 posait la question suivante, après avoir cité le vers 1.56 («Ore oëz le comencement!»): «Croira-t-on qu'après nous avoir annoncé ainsi le commencement, Marie nous engage immédiatement ensuite dans une seconde préface [= II -I- lII] qui se terminera elle aussi par l'annonce [111.4] - véritable cette fois -du commencement». Foulet proposait d'expliquer la bizarrerie par l'hypothèse que l'auteur avait ajouté I à II + 111, mais avouait que «la bizarrerie reste». On n'évite la bizarrerie qu'en supposant que II a été intercalé entre I et 111 par quelqu'un qui n'était pas l'auteur de I + 111 + Guigemar. Si Foulet ne voyait pas cette solution, c'est qu'il ne doutait pas de l'unité de II + 111, unité qui est pourtant contredite par les témoignages de N et de S.

Cette solution n'intéresse pas seulement les 18 vers de 11, elle intéresse aussi l'identification de l'auteur (ce n'est que dans II qu'est nommée Marie) et le contenu du recueil dont I est le prologue: si H n'est pas précellent pour ce qui précède Guigemar, il ne l'est peut-être pas non plus pour les lais qui suivent Guigemar.

En l'état présent de nos connaissances, on ne saurait conclure qu'en
précisant notre ignorance (après M. Baum, 1968):

(1) II est probable que II a été interpolé entre I et 111 par quelqu'un
qui n'était pas l'auteur de I + 111 + Guigemar, et que l'état primitif sur
ce point a été conservé dans N, non dans H.
(2) Nous ignorons si celui qui a intercalé II entre I et 111 était en
même temps l'auteur de 11.

(3) Nous ignorons si II a été écrit par Marie qui se défend ou par un
autre qui la défend.

(4) Nous ignorons si la Marie de II était la même personne que l'auteurde
I + 111 + Guigemar. Pour le supposer, il faut imaginer que II a



13: «Marie de France et les lais bretons» (dans ZJrPh 29, 1905, 19-56 et 293-322), p. 296.

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été interpolé par un autre que Marie (ce qui n'empêcherait pas que II ait pu être composé par elle) et que celui-là attribuait I + 111 + Guigemar à Marie, et qu'il avait raison. Sans être invraisemblable, une telle suppositionn'est qu'une possibilité parmi d'autres. L'identification de la Marie de II avec l'auteur de I + 111 + Guigemar ne peut pas être étayée par le féminin des vers 1.53-54:

51 Si vos les plaist a receveir,
Mult me ferez grant joie aveir.
A tuz jurz mais en serrai liée.
Ne me tenez a surquidiee
Se vus os faire icest présent.

56 Ore oëz le comencement!

En effet, c'est là une correction faite par les éditeurs Warnke et Rychner, le ms. portant lie, surquidie. Cette correction ne montre pas que l'auteur de ces vers est une femme, elle le présuppose. Ewert garde les leçons du ms. en y voyant des féminins (cp. les féminins atachie Guig. 679, baillie ib. 799, despleie ib. 800). Mais on peut tout aussi bien y voir des masculins: lié, surquidie, avec, au v.53, un cas régime en fonction d'attribut après estre, de même qu'aux vers 145 et 320 de Guigemar (aux vers 145-6, H lit alez, menez, mais menez étant sans doute une faute pour mené, il faut lire alé aussi). Les vers 53-54 de I ne permettent pas de conclusion sur le sexe de l'auteur de I et ne peuvent donc pas servir d'argument pour (ni contre) l'identification de cet auteur avec la Marie de 11.

(5) La Marie de II était sans doute la même que la «dame Marie» mentionnée par Denis Pyramus, «ki en rime fist e basti e compassa les vers de lais, ke ne sunt pas del tut verais» (La Vie seint Edmund le Rei, p. p. Hilding Kjellman, Gòteborg, 1935, vv. 36-38). Mais nous ignorons si Denis Pyramus avait d'autres sources qu'un recueil de lais contenant II (et dont il n'est d'ailleurs pas sûr qu'il ait contenu les mêmes lais que H). Et même s'il avait d'autres sources, cela prouverait seulement qu'une dame Marie a écrit des lais, non lesquels: cela ne prouverait pas qu'elle ait écrit les douze lais du ms. H ni les prologues qui y précèdent Guigemar.

(6) Quoi qu'il en soit des points précédents, nous ignorons si la Marie
de II était aussi celle qui a écrit des fables et qui était de France, ou
l'une de celles qui ont signé d'autres textes antérieurs aux mss H et P.

(7) Nous ignorons le contenu du recueil pour lequel I a été écrit, sauf
que Guigemar y était probablement placé «el chief de cest comencément»(ce

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ment»(cequi n'implique pas que ce lai ait été composé avant les autres).Ce recueil contenait-il, après Guigemar, les mêmes lais que N ou les mêmes que H ou les mêmes que S, ou avait-il un quatrième contenu? Il n'est pas moins téméraire d'identifier le contenu de ce recueil avec celui de H que d'affirmer l'une des autres possibilités. Cela vaut indépendammentde l'hypothèse qu'on préfère sur l'origine de II ou sur l'auteur de I + 111 + Guigemar. Si, en ajoutant 11, H représente un état secondaire, comme il est probable, l'identification du contenu primitif avec celui de H perd une bonne part de sa probabilité.

Certains penseront que nous sommes moins ignorants que ne l'indique cette conclusion. Espérons qu'ils ont raison. C'est à eux de le prouver. Mais si l'on veut continuer à donner à Marie de France la place qu'elle a eue jusqu'ici dans l'histoire littéraire, il faut qu'on y soit conduit par des arguments incontestables.

En attendant, la première classification à faire des lais bretons ne consiste pas à distinguer entre ceux du ms. H et les autres, comme on le fait couramment, mais entre les lais picards (Melion et Trot) et les autres (qui sont peut-être tous anglo-normands)l4, quels que soient les mss qui les contiennent. Il faut étudier tous les lais sans aucun préjugé sur leurs auteurs.

Povl Skârup

Àrhus

Résumé

Dans le ms. H, que suivent les éditeurs des «lais de Marie de France», se trouvent, entre le prologue du recueil entier et celui du seul lai de Guigemar, 18 vers qui manquent dans la traduction norroise. Le mot comencement, qui apparaît à la fin du prologue du recueil et dans celui de Guigemar, ne désigne pas ces 18 vers, comme on l'a proposé, mais plutôt le recueil qui suit. Ce mot ne prouve pas que les 18 vers aient été écrits par le même auteur que le prologue qui les précède et le lai qui les suit; bien au contraire, il montre qu'ils ont été interpolés par un copiste postérieur. Or, ce n'est que dans cette interpolation qu'est nommée Marie. L'attribution des douze lais du ms. H à un seul auteur et l'identification de celui-ci avec la Marie de l'interpolation (et l'identification de cette Marie avec la Marie de France qui écrivait des fables) sont des hypothèses possibles, mais trop mal fondées pour devoir être mises à la base des études sur les lais.



14: Revue Romane XIV, 1979, 164-5 (dans mon compte rendu de l'édition, établie par M™ Tobin, des Lais anonymes des XIIe ei XIIIe siècles).