Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Mer, ville, désert trois espaces privilégiés du Muezzin de Bourboune

5 par

Marie-Alice Séférian

Lorsqu'on lit pour la première fois Le Muezzin'l, on ne peut manquer d'être frappé par l'importance qui y est donnée à la ville, lieu de l'action en même temps qu'image et thème récurrents2. Or, en pénétrant plus avant dans ce riche et complexe univers, on se rend compte qu'il est fait de complémentarité dialectique: c'est donc réduire la signification du roman que de se limiter à la ville et il m'est apparu nécessaire de considérer ce thème dans ses rapports avec d'autres.

C'est alors, au cours des relectures, que se sont en quelque sorte imposés à moi la mer et le désert, deux espaces qui, matériellement, tiennent une moindre place mais n'en constituent pas moins des pôles essentiels et tissent, avec la ville, tout un réseau d'images. Des propos recueillis en 1976 ont d'ailleurs confirmé ce qui transparaît dans le texte: la mer aussi bien que le désert sont pour l'auteur fortement chargés de symbolisme3.

Au niveau concret, c'est la ville néanmoins qui reste au premier plan. C'est là que se situe l'action: à Paris d'abord (dans la première partie intitulée «L'arrivée») puis à Alger ou, plus justement, dans une cité anonyme désignée par le héros comme «ma ville d'outre-mer, grêlée de casbahs» (p. 78).



1: Bourgois, Paris, 1968, 314 pages.

2: C'était précisément sur ce point queje m'étais arrêtée dans la présentation que Hilde Olrik et moi-même avions faite de ce roman au colloque sur les écrivains maghrébins d'expression française, en 1973. Par la suite, de nombreuses conversations avec l'auteur ainsi qu'une connaissance plus intime du Muezzin et d'autres œuvres de Mourad Bourboune ont éveillé en moi le désir de reprendre cette brève étude pour l'approfondir.

3: Ces propos ont été publiés en danois dans la revue littéraire Fœlleden, Nr 16, 1978, pp. 39-42.

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L'arrivée, c'est celle de Salim Ramiz, dit Saïd ou le Muezzin, à Paris en 1962, quelques mois après le cessez-le-feu qui mit fin à la guerre d'Algérie. Il a milité en France dans les rangs du F.L.N. et, juste avant la fin des hostilités, il a été arrêté dans des circonstances assez louches et interné dans un asile psychiatrique. S'il revient à Paris, c'est pour retrouver ses anciens compagnons de lutte et surtout pour tenter de rassembler les morceaux épars de son moi. En réalité l'action se déroule sur deux plans: celui du présent du récit et celui de la mémoire. C'est pourquoi l'arrivée est aussi celle du jeune Ramiz qui a été envoyé en France à la recherche des restes de son oncle défunt. Il y a peu de repères temporels dans Le Muezzin mais tout porte à croire que le héros du roman est venu pour la première fois à Paris peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, sans doute à la suite des sanglantes répressions du Constantinois, en mai 1945. Il y est resté jusqu'en 1962 et ce sont les souvenirs de sa jeunesse parisienne et du combat clandestin qui affleurent à la conscience du Muezzin pendant qu'il erre à travers les quartiers où il a vécu.

Ramiz ne passe, semble-t-il, que quelques semaines à Paris et s'embarque finalement pour rejoindre son pays qui vient d'accéder à l'indépendance. C'est la seconde partie, intitulée «Le combat contre la ville», récit de ses rencontres avec les anciens militants du F.L.N., maintenant au pouvoir, et du complot qu'il fomente avec le meddah et le mendiant dans le but de détruire la nouvelle cité, fausse et bâtarde. En même temps remontent à la surface les souvenirs de l'adolescence: l'accession à l'âge adulte (après la mort du père) par le meurtre, quasi rituel, du contremaître européen et la prise de parole en haut du minaret au milieu du crépitement des balles.

Quant à «L'envers de la colonie» (tel est le titre de la dernière partie), c'est la parodie de jugement que rendent muphti, alem, commissaire de police et consorts pour se débarrasser de ce semeur de désordre qu'est le Muezzin. C'est aussi l'enfance dans la casbah et l'apprentissage de chef de bande dans la rue et les lieux mal famés.

Ce bref résumé ne donne naturellement qu'une image simpliste de cette œuvre complexe, mais il était nécessaire de tracer les grandes lignes du récit avant d'aborder l'étude des trois thèmes annoncés. Quant à la structure temporelle décrite plus haut et dans laquelle on voit les deux durées se développer en sens inverse l'une de l'autre, elle n'est pas aussi systématique que cette présentation schématique pourrait laisserentendre. C'est une sorte d'ossature sous-jacente que seule une

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lecture attentive, radioscopique pour ainsi dire, du texte permet de déceler.

En réalité, le récit qui est fait tour à tour à la première, à la deuxième et à la troisième personne apparaît comme chaotique, parfois même incohérent, et très souvent la chronologie se brouille. Dialogues mordants et pittoresques, farces dramatiques, monologues lyriques, il y a de tout dans cette œuvre où les fils s'enchevêtrent comme la ligne de l'arabesque.

L'écriture est surprenante de précision et de force; tantôt elle éclate de violence et d'humour sarcastique, tantôt elle se fait douce et se charge d'émotion contenue. Les innombrables ruptures de ton contribuent à créer une impression de désordre, mais elles apparaissent peu à peu comme régies par un ordre interne. C'est sans doute là d'ailleurs, dans cette confusion alliée à la rigueur cohérente, que réside l'une des qualités de ce fascinant roman, tout à l'image de son héros, cet étrange et insaisissable muezzin, ce prophète bègue au verbe puissant, cet athée profondément religieux qui songe à dynamiter la grande mosquée mais qui y renonce finalement pour quitter la ville sans toutefois l'abandonner.

Rien n'est assuré car la certitude c'est la mort, semble nous dire le texte, et le Muezzin se donne à lui-même ce conseil: «Méfie-toi, Muezzin, des phrases définitives» (p. 17). Gardons-nous-en aussi, nous lecteurs, et évitons les interprétations univoques de ce roman dans lequel, comme le remarquait Hilde Olrik dans sa communication, toute affirmation est niée aussitôt que proférée (p. 22).

On décèle toutefois dans le roman une cohérence fondée en grande partie sur les diverses structures qui s'entrecroisent et s'interpénétrent. L'une de celles-ci est constituée par les images récurrentes qui se développent à la fois sur le plan métaphorique et sur celui du réel. Images poétiques qui ont leur dynamisme propre et sont à la fois mise en branle de l'imagination, stimulant de l'intellect et appel à tous les sens. Dans Le Muezzin les images sont aussi des thèmes, comme dans une œuvre musicale: idées sur lesquelles le compositeur revient, brodant ses variations, les transposant dans différents tons et les enrichissant à chaque fois de nouveaux accords.

L'imaginaire propre à chaque artiste est marqué par sa culture d'origine; en effet tout être humain est façonné par le milieu dans lequel il a vécu enfant et par l'éducation qu'il a reçue, mais l'univers intérieur d'un artiste est un monde complexe et il est souvent difficile de distinguerce

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guercequi est personnel de ce qui est culturel. L'entreprise est d'avancevouée à l'échec lorsqu'il s'agit, comme ici, d'un Algérien, élevé dans une société arabo-berbère mais qui, dès l'enfance, s'est nourri de culture française. Né juste avant la deuxième guerre mondiale (en 1938 exactement), Bourboune est, comme bon nombre de ses compatriotes appartenant à la même génération, un homme de double culture: par sa famille et son appartenance au peuple algérien, il a été influencé par la pensée arabe, la tradition berbère et la religion islamique tandis que ses études lui ont ouvert l'accès au monde occidental. La conséquence la plus tangible de cette situation est que Bourboune comprend et parle l'arabe mais qu'il ne peut écrire qu'en français.

A ceci s'ajoute que l'auteur est né dans un milieu encore proche du rural, où l'homme vit en communion avec la nature et est religieux (dans le sens que Mircea Eliade donne à ce mot), mais il a été imprégné de culture citadine. De tout ceci il faudra tenir compte, sans toutefois réduire ce roman, qui est œuvre d'art, à un document sociologique, et sans non plus l'isoler totalement du contexte historique qui est le sien.

Un simple coup d'œil sur une carte de l'Algérie permet de voir que les régions les plus peuplées, celles où se concentrent les grandes villes, forment une bande assez étroite qui s'étend entre la Méditerranée au nord et le Sahara au sud. On s'aperçoit ainsi que les trois espaces privilégiés du Muezzin sont à l'image de la réalité géographique qui, elle aussi, contribue à façonner l'être humain.

On comprend alors pourquoi la mer, pour un Algérien, c'est avant tout la Méditerranée, et ceci est important car l'espace marin, qui est souvent perçu comme ouvert et infini, peut dans ce cas être ressenti comme clos. C'est le mare nostrum des Romains qui, dans l'esprit des colonisateurs, devait devenir une sorte de lac intérieur français. Théophile Gautier par exemple utilise pour parler de la Méditerranée cette périphrase: «Ce beau lac bleu dont nous possédons aujourd'hui les deux rives» {La Presse, 7 août 1849, cité par M. Cottin, p. 89).

La mer évoque aussi le voyage et pour les Maghrébins c'est la voie vers le monde moderne, vers l'Europe. La Méditerranée pouvait même apparaître aux colonisés comme une sorte de pont jeté entre l'Algérie et la France, le chemin qui les mènerait à Paris, la ville des délices. On lit ainsi que, dans la casbah, lorsque les voisins parlaient de l'oncle de Ramiz «qui avait monté une affaire à Pigalle», «le mot Pigalle les mettait en transes» (p. 35). Et pourtant la France est loin d'être un paradis pour

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ceux qui viennent y chercher du travail et y accomplissent des tâches subalternes dans des conditions souvent inhumaines; d'ailleurs, quelles que soient les raisons de leur exil, les Algériens ne peuvent manquer de se sentir ballotés d'un côté à l'autre de la Méditerranée.

On n'est vraiment à l'aise nulle part. Certains ont tenté de s'inventer un pays de
l'entre-deux: pont fragile tenu à bout de bras - zéro. (p. 90)

Invitation au voyage et chemin de l'exil, la mer tient réellement une place importante dans les grandes villes d'Algérie qui toutes, mise à part Constantine, sont des ports. Alger «dont les immeubles cubiques ruissellent vers la mer» (p. 149) est un immense amphithéâtre littéralement dominé par la rade, et l'on y ressent, presque physiquement, cet affrontement de l'élément marin et de la cité dont il est question dans le roman.

De retour dans son pays, Ramiz souhaite à un moment que la masse liquide envahisse la ville vénéneuse et vienne tout laver. On retrouve ici le symbolisme banal de l'eau purificatrice, mais il faut ajouter qu'il existe au Maghreb de nombreux rites et pratiques dans lesquels la mer est supposée exercer une action bienfaisante, régénératrice et fécondante. L'ethnologue Camille Lacoste-Dujardin décrit dans son livre, Dialogues de femmes en ethnologie, un de ces pèlerinages en Kabylie, au cours duquel les femmes se plongent dans la mer, «souveraine contre tous ces maux qui mettent en péril la fonction procréatrice des femmes» (p. 60).

Cependant la mer n'est pas uniquement source de bien et la face obscure du symbole apparaît dans un de ces épisodes où l'humour macabre et bouffon de Mourad Bourboune se donne libre cours, celui du naufrage de l'oncle. On y voit Salim Ramiz enfant, debout sur le rivage, «les doigts pris en tenaille dans la main du père», guettant anxieusement l'apparition de l'oncle,

invisible tout comme son bateau, prisonnier des rides de la mer. (...) Naufrage.
Pas même question de récupérer le corps. (....) Nous n'avons plus mangé de sardines
ni de poisson quelconque. C'était tabou. Des bestioles qui ont peut-être digéré
le corps de l'oncle Hamine. (p. 33)

Le père éprouve une telle aversion pour la mer qu'il décide de littéralement
lui tourner le dos et il fait pivoter sa maison.

Elle a changé d'orientation, on ne voyait plus la mer. C'était ce que le père voulait.
Depuis, soulagé, il a vieilli calmement, (p. 34)

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Donneuse de vie et de mort, cette mer promise et défendue hante la
conscience de Ramiz en exil.

Dans Paris - fleur en conserve et génie de prurit -, je repense au bateau de l'oncle,
à la mer, au village piqueté d'odeurs de poisson frais. Odeurs interdites, (p. 34)

On sent que la mer exerce une réelle fascination sur le Muezzin. C'est en bateau qu'il rentre dans son pays et la très suggestive description qu'il fait d'Alger, deux jours après son arrivée, est précédée de ces mots: «d'ici, je devrais voir la mer» et elle s'achève sur ces phrases:

Un dernier regard vers le port, le paquebot à quai, les entrepôts, le frétillement des
voiliers dans le calme de la baie. Le départ, l'arrivée. Au loin, tout contre le soleil,
la mer saigne.» (p. 149)

Limage poétique ne peut s'expliquer totalement et ce n'est du reste pas souhaitable: ce serait introduire la rationnalité dans une architecture faite d'émotion et de sensibilité. On peut toutefois en explorer le plus profondément possible les champs d'évocation et essayer d'en éveiller les échos les plus lointains par l'étude des emplois métaphoriques. En ce qui concerne la mer, on s'aperçoit que les exemples sont rares mais que tous ils convergent pour mettre en valeur l'aspect dynamique. Mouvance liquide qui s'oppose à l'immobilité du désert sous le soleil, de même que la Méditerranée, espace clos qui mène à l'Europe, est aux antipodes du Sahara, béant vers le sud.

Géographie et topographie donnent, on le voit, forme et substance à l'imaginaire, mais l'histoire, qui marque les lieux du poids du passé, a elle aussi son rôle à jouer. La mer du Muezzin apparaît ainsi, à plusieurs reprises, comme porteuse du souvenir de la grandeur d'antan, en particulier celle des corsaires qui firent la fortune d'Alger. L'allusion est parfois explicite, comme lorsque le père de Salim Ramiz, à propos du naufrage de l'oncle, lui raconte l'histoire des frères Barberousse. «Il en tirait une morale: Ce que la mer donne, la mer le reprend» (p. 33).

On retrouve ici l'ambivalence de la mer: source de richesse et de gloire, elle peut aussi apporter la défaite. C'est par la mer que sont venus au Maghreb les envahisseurs Vandales au Ve siècle, puis les Turcs et enfin les Français en 1830. Tout au long du texte, des lambeaux d'histoire émergent à la conscience du Muezzin en quête de son identité.

Tout m'échappe et me lacère vif. Je cours (un surplace de rame sur une eau
gélatineuse, gluante) et penche le mât de misaine où flotte le drapeau noir témoin

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en deuil du sabordage volontaire du dernier vaisseau légué par l'ancêtre barbaresque.
(p. 92)

On voit ici un exemple de la façon insidieuse dont la mer figure dans Le Muezzin et c'est sans doute la raison pour laquelle des chercheurs aussi perspicaces que Charles Bonn et Jean Déjeux ne semblent pas avoir remarqué l'importance de ce thème dans le roman de Bourboune. Et pourtant ils ont tous deux traité des rapports mer-ville, en particulier à propos de Qui se souvient de la mer. Dans son livre sur Mohammed Dib, Jean Déjeux écrit: «on pourrait parler de la nostalgie (...) de la mer intérieure oubliée, chez certains auteurs maghrébins» (p. 17). «Elle représente l'occulté et le protégé, la matrice sécrétant une structure qui envahit peu à peu la Ville étrangère» (p. 19). Charles Bonn approfondit quant à lui, dans sa thèse intitulée La littérature algérienne de langue française et ses lectures, la signification complexe de l'image, mettant en valeur l'aspect agressif et hostile de la mer: «si la mer est un élément féminin dans la littérature algérienne, elle n'en est pas moins «l'eau violente» qui submerge la ville» (p. 52).

On sait en effet que, dans une perspective psychanalytique, la mer représente la femme, or on ne trouve guère de traces de cette équivalence dans Le Muezzin, même si, dans l'interview citée plus haut, l'auteur reconnaît que, dans son esprit, l'eau et la mère sont liées. Un fait qu'il convient de noter ici est l'absence presque totale de figures féminines dans le roman. Fait d'autant plus remarquable que dans la littérature maghrébine d'expression française, la femme - très souvent l'étrangère - tient une place de premier plan dans la quête de l'identité à laquelle se livre le héros masculin. Dans Le Muezzin au contraire la mère n'apparaît qu'à peine et de façon insignifiante; mise à part une brève allusion aux prostituées qui se sont chargées de son éducation (p. 39), on ne trouve que Greta, personnage épisodique décrit en quelques touches pittoresques et humoristiques: «longue, blonde belge allemande à l'accent italien» (p. 21), qui partage son lit avec les révolutionnaires de tous les continents et leur prête sa ronéo pour imprimer des tracts. La seule figure féminine qui apparaisse à plusieurs reprises - mais rarement et d'une manière diffuse - est l'énigmatique Kittance, femme sans visage, plus symbolique que réelle.

Pour en terminer avec la mer en tant qu'élément liquide, rappelons
que Bourboune, parlant du Muezzin, dit qu'il a voulu faire allusion au
problème de la désertification de l'Algérie avec l'avancée des ergs.

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C'est l'opposition traditionnelle entre le désert et l'eau, mais elle éclaire d'un jour nouveau la complémentarité dialectique qui existe entre le Muezzin, qui partira vers le sud, et le meddah qui rêve de construire un pays marin. On s'aperçoit alors que lorsque l'eau apparaît en tant que principe bénéfique, c'est presque toujours en relation avec le meddah, qui la chante d'ailleurs avec une grande intensité poétique.

Aqueuse la pluie, son picotement d'août sur mon destin de vestale, ses trombes
promises pour octobre et qui avortent en été, j'avance avec mon passé dans la
besace et mon fifre pour envoûter l'avenir, moi, meddah superfétatoire, (p. 181)

L'eau fécondera le désert et donnera la vie à la cité purifiée: les trois
thèmes s'unissent dans l'utopie dont rêvent le Muezzin et le meddah:

Un pays-plante qu'on émonde et qui s'exfolie. Une ville vertébrée avec ses côtes
flottantes, son métabolisme et sa sudation, (p. 185)

La ville est certes l'image le plus souvent choisie pour représenter la société idéale, que ce soit la République de Platon ou la Cité du Soleil de Campanella, mais il ne faut pas oublier qu'au mythe de la Jérusalem céleste, de la cité de Dieu répond celui de Baby lone la maudite. De même, dans Le Muezzin, la ville symbolise tantôt le bien et tantôt le mal, comme la mer qui pouvait être tour à tour bienfaisante et maléfique.

On voit par exemple comment Ramiz, qui est attaché à Paris comme à une amante qui aurait fait de lui un homme, s'y sent pourtant tout à la fois repoussé comme un corps étranger et englouti, absorbé, digéré (p. 44). On se rend compte que les différents quartiers de Paris sont évoqués avec une précision qu'on peut qualifier de réaliste et qu'ils revêtent en même temps une signification symbolique.

Dépeinte également de façon magistrale est la viiie d'outre-mer, où le
Muezzin pénètre «par effraction», après en avoir fait le tour pendant
trois jours et trois nuits «pour trouver le point vulnérable»

La ville flambe, tournoie, harnachée de courroies solaires, de partout fendillée de ruelles, impasses, avenues, jusqu'à la brisure du parapet maritime où les épanchements vitreux d'un soleil cyclopéen scintillent sur le dos de la mer moutonnante, (p. 106)

Si Paris a fait de lui un homme, la Casbah, comme une mère, lui a donné naissance, et la marche à travers l'espace urbain est, dans les deux cas, errance dans les tréfonds de la mémoire et tentative de reconstruction du moi éclaté. Paris:

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Cette ville où je dois retrouver ma cicatrice ombilicale, m'enrouler autour, m'y
empaqueter tout entier, m'y ficeler en vue d'un royal retour à l'expéditeur, (p. 29)

Les lieux provoquent la résurgence des souvenirs et font ressentir violemment
l'écoulement du temps et l'instabilité du moi.

.. .La rue me poursuit - rôdant -, me guette, m'agrippe encore, m'abandonne au carrefour et Paris déploie ses cubes, ses tours, ses tranchées, son orgie de voitures, lumières, vitrines et les souvenirs défaillent, ruissellent à rebours vers l'enfance, la mémoire dégraffe - à nu. Tout a changé ou bien j'ai perdu l'habitude. Cinq mois d'absence et tout change de gueule. La ville coule... (p. 40)

Lorsque le héros se retrouve de l'autre côté de la Méditeranée, dans son
propre pays pourtant, le sentiment de dépaysement est le même en dépit
de la tendresse qu'il éprouve pour les lieux.

La Casbah. Tu comptais sur ce visage reprendre au point exact où il fut laissé le serpentement des caresses de dédale en dédale jusqu'à l'infini de l'arabesque. Tu ne te souviens pas de cet escalier au bas de la rue des Cèdres... Plus loin un tunnel sous un enjambement de balcons: tu tombes dans une impasse, (p. 107)

Le thème de la ville et, en particulier, celui de l'errance dans le labyrinthe des souvenirs, ne sont certes pas nouveaux dans la littérature européenne et ils se prêtent à de multiples variations: du Paris de Balzac et de Victor Hugo à celui de Breton et de Butor, du Dublin de Joyce au New-York de Robbe-Grillet. Dans la jeune littérature maghrébine de langue française, ce thème s'enrichit de nouvelles résonances, la mémoire et la quête de l'identité y tenant une place primordiale. C'est ainsi que deux grands poètes, Kateb Yacine et Mohamed Khaïr-Eddine, ont élevé les villes de Constantine (dans Nedjma) et d'Agadir à la dignité de mythes, qui s'intègrent peu à peu dans la conscience maghrébine.

Les villes d'Afrique du Nord ont en outre ceci de particulier qu'elles sont doubles: d'un côté la ville arabe (casbah ou médina) aux ruelles tortueuses, de l'autre la cité européenne aux perspectives rectilignes et aux larges avenues, l'une et l'autre s'ignorant mutuellement et formant deux mondes distincts. En 1852, Fromentin remarquait déjà, à propos d'Alger, cette dichotomie de la ville qui est celle de l'univers du colonisé. Charles Bonn qui, dans La littérature algérienne de langue française et ses lectures, étudie les diverses possibilités d'interprétation de l'espace urbain, note très justement que la ville arabe est le domaine de la mère et de la tradition tandis que la ville européenne est celui de l'altérité et de la modernité.

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A cette ville double se superpose, dans la conscience des Algériens, l'image de la métropole étrangère. Ils ont l'impression d'y être chez eux s'ils en parlent la langue, et à plus forte raison s'ils y ont fait leurs études, mais ils se sentent néanmoins rejetés par la population et, en quelque sorte, par les murs, les monuments, les artères de cette ville qui leur reste malgré tout étrangère. Ville maghrébine d'un côté, ville française de l'autre, certains ne peuvent se résoudre à choisir parmi ces lieux qui les ont formés. C'est le cas par exemple de Malek Haddad qui, dans «Ballade sur trois notes», chante Paris, Constantine (sa ville natale) et Le Caire (lieu de l'arabité). Son choix s'est porté sur la capitale égyptienne mais il ajoute: «Et si j'ai su choisir, je n'ai su préférer.» (p. 25)

Thème ancien donc, rebattu même, que celui de la ville. Si Mourad Bourboune réussit cependant à innover, c'est incontestablement parce qu'il le développe parallèlement, et parfois simultanément, à tous les niveaux: psychologique, historique, sociologique, politique et aussi dans l'écriture.

On a vu au cours de ces dernières années se multiplier les tentatives de décodage de l'espace urbain. Pierre Sansot établit ainsi une Poétique de la ville dans une optique phénoménologique tandis que Raymond Ledrut, dans une approche sémiologique et sociologique, met en lumière «les caractères actuels de la symbolique urbaine et les codes de connotation qui apparaissent dans le discours collectif». «Entrelacement de subjectivités» selon Sansot, «rencontre d'un espace objectif et d'une durée subjective», selon Ledrut, la ville est signes et sens, et Lino Gabellone, dans un article intitulé de façon très significative «La ville comme texte», montre bien comment elle «n'est pas seulement théâtre, mais aussi espace autonome, déjà représentation en elle-même, déjà objet d'une quête spécifique» (p. 280).

La quête à laquelle se livre le Muezzin déambulant dans Paris est une
sorte de lutte corps à corps au cours de laquelle s'opère une osmose
hallucinante.

Le Paris de ma mémoire se transvase dans le Paris visible. Je construis un puzzle gigantesque où tout s'enchevêtre et se juxtapose. Guichets de la Seine rue Saint-Rivoli? Une nouvelle ville naît. Des quartiers jaillissent sous l'assaut de ma marche en délire. Harassée, exsangue, la rue me pousse, me poursuit, me dépasse, me rejoint, me pénètre. La rue a raison contre moi. Je fais et défais les vitrines,

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j'habille et je déshabille les passants, j'avance titubant, haché d'extase, ma tête en
forme de ville, moi, seul phrère4 surnageant, (p. 45)

Lorsqu'il arrive dans son pays, il ne cherche pas à lire la ville, ce qu'il veut, c'est en inventer une nouvelle pour ensuite en «déchiffrer les signes» (p. 149), l'écrire donc. Et lorsqu'il entreprend le combat contre la ville, Salim Ramiz proclame, dans un de ces passages en italiques proches à la fois de la langue parlée et du délire prophétique:

// nous faut un autre Livre.

Le Muezzin s'est mis à l'ouvrage: pour
le principe il l'intitulera:

L'ANTICORAN

Le Muezzin parle ainsi en phrases populaires et sacrales. En strophes-bidonvilles. Avec une simplicité hermétique accessible au seul commun des mortels, (pp. 101 et 102)

On se rend compte à la lecture de ces quelques exemples que Le Muezzin est une œuvre qui se refuse à la dissection et les techniques d'analyse littéraire distinguant signifiant et signifié, signe et réfèrent, métaphore et métonymie, etc. sont en quelque sorte prises de court ici. Démonter les rouages de cette écriture est quasi impossible.

Quant aux multiples significations de la ville - image-thème beaucoup plus complexe que celles de la mer et du désert -, il faut se résigner à en laisser dans l'ombre. Je me contenterai donc de mettre en lumière certains pans de l'édifice et réduirai les commentaires au strict nécessaire.

Comme tout environnement, la cité façonne l'être; c'est pourquoi la déambulation à travers la ville est en même temps quête de l'identité. Pour Salim Ramiz, la situation est complexe: il a passé son enfance dans la casbah; c'est là, dans la rue, parmi les petits voyoux, qu'il a fait son apprentissage de chef. C'est dans le café de Saïd-la-glace qu'il a pris sa première cuite et qu'il a été initié au monde des hommes, celui de la clandestinité et de la solidarité. Charles Bonn note très pertinemment dans son article sur Le Muezzin que la casbah, monde clos, a joué pour Ramiz le rôle habituellement tenu par la famille, «matrice où plonge profondément les racines de l'être» (p. 18). Ceci est vrai, mais il faut y ajouter que Paris, où Ramiz est venu adolescent, a également contribué à la formation de sa personnalité. C'est là qu'il a fait son éducation



4: Bourboune orthographie ainsi le mot frère lorsqu'il désigne les anciens militants du F.L.N. qui, trop souvent, sont devenus de faux frères. Il faut y voir, selon les dires de l'auteur, une allusion à la phratrie gracque, subdivision de la tribu.

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sentimentale, qu'il a lu Hegel et a fréquenté les intellectuels (vrais ou faux) de la rive gauche, et surtout c'est là qu'il a subi et exercé la violenceet que, de chef de bande, il est devenu responsable d'un groupe de militants, meneur d'hommes.

Lorsque le Muezzin revient à Paris, après le cessez-le-feu, la ville lui
sert en quelque sorte de révélateur: il se voit lui-même, mais il perçoit
aussi soudainement le pouvoir aliénant de la capitale.

Angle double? triple? simplement courir vers Kittance, son odeur de fougère nubile me prend à la gorge, me remonte jusqu'à l'enfance, les racines chercheuses d'humus sur le socle de cette ville bâtie sur terrain battu - l'herbe a dû sécher, fossilisée sous l'asphalte, les pavés, les linoléums, les drugstores et les aquavits. Je sens la ville qui pèse comme un corps mort au-dessus d'un dessin que je tiens à pleine main - carte Taride, porte-cloison, entassement de ciment, traînées verdâtres de cimetières, forteresses carrées, hôpitaux, (p. 48 et 49)

La ville donne la mort, elle étouffe tout ce qui vit: c'est un thème qui sera repris, amplifié au niveau du politique à propos d'Alger. A Paris, il ne trouve pas trace de ses anciens camarades et il se sent lui-même menacé.

Ils sont tous partis et m'ont laissé seul contre cette ville qui, à chacun de mes pas, menace de s'écrouler sur moi: ville obstacle au bout du rouleau. (...) Paris, jeune veuve bâtarde et interlope qui pousse sa puissance digestive jusqu'au génie. Qu'y suis-je à nouveau venu faire et refaire parmi les arêtes de ce ciment étranger? (.. .) Corps étranger dans les intestins de Paris, je cherche le repli propice où planter ma plaie. J'étais partie de l'ensemble, maintenant je viens d'ailleurs sans avoir changé de place pourtant, (p. 44)

C'est à Paris aussi qu'il prend conscience de l'imposture que constitue
l'accession à l'indépendance et qu'il décide de partir.

Je me dis: je ne peux plus différer le combat, le combat contre la ville. Ma ville d'outre-mer, grêlée de casbahs, cerclée de son nationalisme étanche, dominée par ses muezzins qui jettent des regards lubriques sur les terrasses où s'affalent pour le hâle solaire les femmes maures en rupture de harem. Ma ville qui commence place de la République, à Nanterre, où un frère en cravate me demande le chemin du P.M.U. (p. 77)

La reconquête de la personnalité individuelle s'effectue peu à peu et se
double d'une prise de conscience politique.

Je ne suis pas libéré. Qui a menti? Là n'est pas la question. Quand ai-je commencé
à me mentir à moi-même? Si je continue à raisonner alors de deux choses l'une: ou
bien je m'égare car nous sommes réellement arrivés - il reste à féliciter les survi-

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vants - ou bien c'est une fausse porte qui nous est ouverte sur le vide par ceux qui
étaient pressés de s'asseoir. Alors il faut continuer, contre eux. (p. 84)

On voit très bien comment ville et moi se superposent et se fondent
dans les prescriptions que le Muezzin se donne à lui-même:

Tu dois recomposer cette ville avec les débris qui surnagent ici, avec les tronçons de ta propre vie éparpillée aux quatre coins de l'Europe, avec ce qui te reste de souvenirs de toutes les villes que tu as connues: que tout enfin se résume ici en un magma de poutres de béton et d'années passées à la course aux chimères, que tout soit englué, mis en tas, que la boucle soit bouclée, que le commencement rejoigne la fin, en ce mois de juillet qui s'éternise, dans ce pays qui éclate, (p. 108)

II ne reconnaît pas sa ville - Alger de l'été 1962 - et elle refuse de le
connaître.

Le soir de mon arrivée (déjà?), je l'ai sentie se maquiller, prendre les allures de
l'autre, s'étirer en surface et dresser vers les hauteurs de nouveaux tentacules. Peu
à peu elle a pris possession de tout le territoire, (p. 151)

L'image de la ville-pieuvre apparaît à plusieurs reprises dans le roman et il faut dire qu'elle correspond tout à fait à la réalité: il suffit de mettre côte à côte des plans d'Alger à quelques années d'intervalle pour constater que la zone urbaine s'étend comme un chancre, à une vitesse qui ne cesse de croître. La population d'Alger, qui n'était que de 30.000 habitants en 1830, a en 1959 dépassé le million, et s'élevait en 1977, selon le recensement, à 1.600.000 environ. Dans son article intitulé «Médinas, villeneuves et bidonvilles» (publié pour la première fois en 1958 et remanié pour constituer un chapitre de Maghreb, histoire et société), Jacques Berque insiste sur l'important décalage qui existe en Afrique du Nord entre la ville et la campagne, et sur la façon dont les faubourgs s'hypertrophient, entraînant «l'effondrement de la vieille éthique citadine. Le système ancien pouvait se définir: un urbanisme du signe. La ville nouvelle est fille de la quantité. C'est un paroxysme de nombres et de rythmes» (p. 136).

Ce phénomène d'urbanisation massive et hâtive n'est pas le propre du Maghreb, tous les pays du tiers monde - autrefois peuplés surtout de ruraux - le connaissent. En réalité, le problème ce n'est pas qu'il y ait proportionnellement trop d'urbains (41% en 1977 en Algérie), c'est que, comme le remarque Henri Sansón («L'Algérie est-elle surpeuplée?»), les villes sont surpeuplées et qu'il y a donc «menace de congestion et même d'asphyxie» (p. 44).

Menace de mort donc, qui ne pèse d'ailleurs pas que sur les pays en

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voie de développement. Dans son délire prophétique, le Muezzin dévoileune des plaies du XXe siècle: le gigantisme des agglomérations urbaines. Alors que la cité était autrefois foyer de civilisation (les deux mots ont une origine commune), elle en arrive à se déshumaniser et elle devient repaire de la sauvagerie. Les mégalopoles modernes sont le domaine de l'aliénation au sens propre: elles fabriquent des fous, comme le constate le psychiatre allemand Mitscherlich, qui rappelle qu'idéalement, la ville constitue «un environnement qui d'une part force à s'insérer dans une communauté et qui, d'autre part, accorde et garantitla liberté individuelle» (p. 24).

Gardons-nous toutefois d'idéaliser le passé. De tout temps la ville a été le meilleur et le pire: elle est la Jérusalem céleste, cité de Dieu, et aussi la cité de Satan, la Baby lone contre laquelle se déchaîne la colère du Seigneur (Jérémie, 50 et 51). Cain, le citadin, tue son frère Abel, le pasteur, et nombreuses sont les villes dont la fondation repose sur un fratricide. La tradition arabo-islamique n'est pas exempte non plus de mythes illustrant la dualité de la ville: «A Tlemcen, note Nefissa Zerdoumi, pour les petits et pour les grands, le Paradis est une grande ville avec de luxurieux jardins, des fleurs magnifiques, des fruits de toutes variétés, des eaux vives.» (p. 285). Et, si l'on en croit Jacques Berque (Langages arabes du présent), Médine, la ville sainte, n'a pas moins de quatre-vingt-quinze noms, dont l'un, Akilat al-Buldân, signifie «la mangeuse de pays» (p. 158).

L'antinomie entre la ville d'une part - caractérisée dans Le Muezzin par les images minérales; l'asphalte, le ciment et le métal - et la campagne d'autre part est au Maghreb un fait social résultant des conditions historiques, mais les dirigeants algériens l'ont considérablement aggravée par le choix économique qu'ils ont fait au lendemain de l'indépendance. En donnant la priorité à l'industrie et en remettant à plus tard la réforme agraires, on a favorisé l'afflux de ruraux àla périphérie des grands centres urbains, risquant ainsi de provoquer l'asphyxie dont il a été question plus haut.

C'est précisément contre cette politique que s'élève le Muezzin (et
avec lui l'auteur) lorsqu'il dénonce:

cette imposture, la ville fausse-couche, la ville bâtarde affalée sur le lieu d'irruption
de la vraie ville, (p. 185)



5: C'est seulement en 1972 que l'on commença à appliquer la première phase de la réforme agraire, baptisée révolution.

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II veut retrouver la ville authentique, mais elle «a péri étouffée» (p. 284)
dans le duel qui l'oppose à sa sœur siamoise

La nouvelle ville qui a pris les apparences de l'autre, l'alignement de ses murs, l'ordonnance de ses rues, qui a imité jusqu'à ses lézardes, ses odeurs et ses bruits. La nouvelle ville vêtue de la peau de l'autre, bâtie sur les ruines de l'autre, exacte projection de l'autre, (p. 150)

La question qui se pose ici est de savoir ce que représente cette ville authentique. Est-ce celle d'avant l'indépendance, les nouveaux nantis s'étant installés dans les logements - et dans la peau - des colons maintenant «rapatriés» en France? Ou est-ce celle d'avant 1830? On sait que, contrairement à ce qui s'est passé au Maroc et en Tunisie, les Français, aussitôt arrivés à Alger, prirent possession des palais turcs et des maisons existantes, creusant des avenues au milieu de la masse compacte d'habitations arabes, y construisant des logements adaptés au mode de vie européen, bouleversant ainsi totalement les anciennes structures urbaines6. Dans les deux cas il ya maquillage et abâtardissement et c'est certainement aussi bien à la politique coloniale française qu'à l'arrivisme et au pharisaïsme de ceux qui, à l'indépendance, «étaient pressés de s'asseoir» que s'en prend le Muezzin.

C'est naturellement réduire la signification du roman que d'expliciter aussi nettement les images; la ville authentique, c'est sans doute aussi la ville païenne, la société antéislamique. Mais le Muezzin se rend compte qu'il est impossible de faire table rase: le retour aux temps païens est impossible, sinon souhaitable.

La ville tire sur ses membres, fait craquer ses jointures, absorbe dans sa progression les miettes qui lui ont échappé. Il me faut en trouver une, une seule, et la mettre à l'abri, la détruire même: alors, la ville ne sera jamais complète, la nouvelle ville ne sera jamais complètement l'autre, même en apparence. Les choses resteront inaccomplies, inachevées, il manquera quelque chose: une pierre, la pierre d'attente du futur changement, (pp. 152 et 153)

C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles Salim Ramiz renonce
à dynamiter la Grande Mosquée, cœur et symbole de la cité
musulmane, mais édifice bâtard lui aussi,

lieu souillé par les prières de l'infidèle, mosquée devenue église pendant cent ans,
puis à nouveau mosquée depuis vingt lunes (p. 194)



6: Seuls les quelque quinze hectares de la casbah restèrent intacts -et surpeuplés: la densité de population y était en 1955 de 3.000 habitants au km2. (Jacques Berque: Maghreb, histoire et sociétés p. 136).

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Ainsi parle le Alem qui, au fond, souhaiterait voir détruite la Grande Mosquée: il en reconstruirait une plus belle encore. Le Muezzin le pressent et comprend que son projet initial était d'avance voué à l'échec: détruire la mosquée ne sert à rien.

Il restera toujours quelque débris oublié quelque part, plus dangereux que le Temple
lui-même. Méfions-nous des reliques, (p. 214)

II s'éclipse donc, semblant laisser à la ville le dernier mot.

On l'a vu partir, l'âne attaché à la charrue, et lui derrière, précédé du sillon, vérifiant l'exacte pénétration du soc. Il a quitté la ville. Il est parti droit vers le sud. Le sillon déroulait sa cicatrice à contre-rides de l'Atlas. Telle était son orientation. De la double vague de terre retournée par le soc purificateur jaillissaient des oasis, (p. 304)

Homme né dans les hautes plaines, le Muezzin retourne vers son lieu d'origine, il se dirige vers le sud, vers le désert. C'est là qu'il avait déjà songé à se retirer pour «y prendre son élan» (p. 105). Le désert, autre lieu privilégié, tient apparemment, comme la mer, assez peu de place dans le roman, mais les allusions au sable, à l'erg, au sud forment un tissu d'images qu'on peut essayer de déchiffrer.

Espace ouvert, le désert s'oppose à la ville, espace fermé où l'homme règne en maître, en ceci qu'il est le domaine de la nature, des éléments. Le ciel, les étoiles, la lune et surtout le soleil y jouent un rôle prédominant et y prennent une intensité insoupçonnée, pénétrant l'âme et le cœur d'une émotion réellement cosmique.

Géographiquement c'est le Sahara qui rattache l'Algérie au reste de l'Afrique, qui l'en sépare aussi, de la même manière que la Méditerranée est en même temps pont vers l'Europe et fossé qui éloigne. Le Sahara est en outre le lieu de l'originel par excellence, de l'authentique: on dit en effet que les premiers hommes sont apparus au centre de l'Afrique et c'est du désert que sont venus les Arabes.

Pourtant le désert n'est pas seul à représenter l'arabité. Jacques Berquenote à ce propos, dans L'intérieur du Maghreb, comment «la durée urbaine, maîtresse de science et d'élégance et la durée du désert, gardiennede l'originel s'entrelacent dans l'lslam» (p. 240). Il y a d'ailleurs toute une poésie arabe du désert (et de son inséparable, le nomadisme), qui n'a pas attendu la venue de Mahomet pour se manifester. C'est encoreJacques Berque qui, dans Langages arabes du présent cite le poète

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antéislamique Labîb dont les chants évoquent le désert, lieu de la
liberté, de la viduité mais aussi de la permanence (pp. 161 et 162).

Pour nous Occidentaux, le désert a également sa poésie: c'est l'immensité, l'errance infinie, la nécessité d'aller jusqu'au bout de soi-même. Dans La poétique de l'espace Bachelard développe le parallélisme qui existe au niveau de l'imaginaire entre la marche dans le désert et la plongée dans la mer, «dialectique de l'immensité et de la profondeur» (p. 190).

Contraste et complémentarité de la Méditerranée et du Sahara, de la mer et du désert, et aussi de l'eau et du sable. C'est l'eau qui, dans le désert infertile, crée l'oasis, mais - équivalence des contraires - le sable, comme l'eau, purifie. En effet la sécheresse empêche la pourriture et c'est pourquoi les ablutions rituelles, obligatoires dans la religion islamique, peuvent être faites avec du sable, à défaut d'eau. Tandis que le meddah, double complémentaire du Muezzin, veut construire une ville marine, sur pilotis, ce dernier choisit le creusement et part vers le désert en disant:

Je veux un sommeil sous une ride de sabie, et mon corps embaumé dans une
dessication solaire (p. 308)

Sable et eau, soleil et mer, tous les éléments de la nature s'opposent et sont en même temps nécessaires les uns aux autres. Quant à la ville, création humaine, elle ne pourra survivre que si elle intègre en elle-même la mer et l'eau, le désert et le soleil7. Il faut que le rural s'allie intimement à l'urbain, que culture et nature ne fassent plus qu'un dans la «ville-fleur» (p. 180), la «ville solaire» (p. 185).

Les trois espaces du Muezzin semblent ainsi se fondre dans un idéal harmonieux de société parfaite. Mais c'est là sans doute une conclusion trop statique pour ce prophète bègue et perturbateur par vocation qui sans cesse nous rappelle que l'arrivée doit être départ. Mieux vaut donc terminer sur la véhémente exhortation du Muezzin:

Qui vous parle d'ordre ou de désordre, d'envers ou d'endroit, d'Orient ou d'Occident,
du jour ou de la nuit? Je veux le coude à coude de toutes les choses contraires,
et qu'à sa naissance, la parole se conteste elle-même dans son épissure.



7: Une interprétation freudienne - que je me contente de suggérer ici - pourrait voir dans la ville rêvée la conjonction des deux principes opposés: la mer, figure maternelle, et le désert, espace de l'authentique, du surmoi, du père. On sait par ailleurs que Jung considère la ville comme l'une des images symboliques de la mère.

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Que la germination fasse le bouche à bouche à la pourriture, que la terreur offre
ses roses rouges à la vertu. Je veux que l'on invente la mort exacte pour toute
chose à sa naissance, (p. 219)

Marie-Alice Séférian

Copenhague

Résumé

Le roman de l'écrivain algérien Mourad Bourboune est présenté ici par l'intermédiaire des
trois espaces qui y jouent un rôle primordial tant au niveau symbolique qu'à celui du réel.

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Entités géographiques et historiques, la mer, la ville et le désert tissent un réseau de significations et d'images queje tente de déchiffrer. A la fois opposés et complémentaires, ces trois espaces semblent s'unir dans l'imaginaire du héros pour représenter la société idéale: «la ville héliotrope», «la ville-fleur» où le rural soit s'unir à l'urbain. Mais il ne faut pas oublier le conseil que le héros se donne à lui-même:

«Méfie-toi, Muezzin, des phrases définitives.»

Références bibliographiques

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Zerdoumi, Nefissa: Enfants d'hier. L'éducation de l'enfant en milieu traditionnel
algérien. Maspero, Paris, 1970.