Revue Romane, Bind 16 (1981) 1-2

Etude de graphonomie appliquée à un texte du moyen français

par

Lise Lorentzen

1. Introduction

L'analyse graphémique décrite dans le présent article constitue, surtout
pour les premières phases, un travail entrepris en commun par Lars
Otto Grundt et moi-même.

Notre objectif a été d'examiner le système graphémique d'un texte scientifique du XVe siècle, le Traité de cosmographie, écrit vers 1432 par l'astronome français Jean Fusoris (ms. B.N.fr. 9558). Paléographiquement, nous avons affaire à un manuscrit écrit en bâtarde, à longues lignes. Il s'agit vraisemblablement, non du manuscrit original de l'auteur, originaire de Reims, mais d'une copie, faite à Metz. L. O. Grundt a fait une édition préliminaire de ce manuscrit, en se servant des règles classiques (codifiées par P. Meyer, M. Roques et M. C. Brunel). Pour plus de détails, voir Jean Fusoris, Traité de cosmographie, MS. B.N.fr. 9558. Edition préliminaire par Lars Otto Grundt, Bergen, 1973, p. XV.

Nombreuses sont les discussions sur la valeur respective des deux codes du langage, l'oral et l'écrit, et sur leur interdépendance. Nous sommes d'avis que l'écrit constitue un système autonome en soi, et nous trouvons légitime et souhaitable de consacrer une étude à ce code seul, bien qu'une comparaison entre le système graphémique et un supposé système phonémique basé sur le même texte soit sûrement intéressan tl.

A notre connaissance, personne n'a abordé, jusqu'à présent, le sujet
des graphèmes en moyen français; en fait, très peu de chercheurs se
sont consacrés aux problèmes graphémiques en français.

Le projet de recherche s'est divisé en deux:

1. une partie, entreprise par L. O. Grundt, qui a consisté en une



1: Cf. par exemple Bjarne Westring Christensen ( 1964), où l'auteur a élaboré une étude comparative bien fondée des deux codes pour le français moderne.

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analyse paléographique et un classement des traits graphiques distinctifs
(mérismes) figurant dans le manuscrit2;

2. une partie où nous avons pris comme point de départ une version modifiée de l'édition préliminaire pour effectuer d'abord un classement des graphes (à l'aide de critères non-phonologiques), ensuite l'établissement d'un inventaire des graphèmes et une étude graphotaxique portant sur la distribution des graphèmes à l'intérieur des mots.

Pour le classement des graphes et l'étude de la graphotaxe, nous nous sommes servis d'un ordinateur. Sans ce moyen, nous n'aurions probablement pas été à même d'accomplir ces tâches; pour la graphotaxe au moins, cela est évident.

C'est cette deuxième partie du projet de recherche qui sera décrite
dans les pages qui suivent.

2. Quelques définitions

Avant d'entrer dans le détail, précisons quelques points de terminologie.
Nous venons de mentionner les termes graphe, graphème et
mot.

Par graphe, nous comprenons le représentant des occurrences
graphiques à forme identique telles qu'elles apparaissent dans le texte
écrit à la machine.

A ce propos, nous nous voyons obligée d'introduire les termes techniques type et token. Ces deux termes, qui sont surtout employés dans la terminologie de la statistique lexicale, sont pertinents tant pour les graphes que pour les mots. Comme le dit très bien Lyons (1977, p. 14):

Tokens are unique physical entities, locateci at a particular place in space or time. They are identified as tokens of the same type by virtue of their similarity with other unique physical entities and by virtue of their conformity to the type that they instantiate.

Pour en revenir à notre terme graphe, il faut le considérer comme un graphe-type (défini comme un représentant de toutes les occurrences identiques) et non pas comme un graphe-token (défini comme une occurrenceconcrète). Ajoutons que l'écart entre le nombre de graphes-types et le nombre de graphes-tokens est considérable: notre corpus contient 22 graphes-types mais 54.400 graphes-tokens. Les



2: Voir drundt et Lorentzen (1977), lcit partie.

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graphes sont tous candidats au statut de graphèmes, ce sont en quelque
sorte des graphèmes provisoires ou des prégraphèmes.

La terminologie dans ce domaine varie souvent d'un auteur à l'autre. Ainsi, notre graphe correspond aux termes anglais «graph-class» (cf. McLaughlin (1963), p. 29; Crossland (1957), p. 15) et «graph-type» (cf. Francis (1962), p. 35) et au terme suédois «graftyp» (cf. Allen (1965), p. 80)3.

Les graphèmes sont les unités distinctives les plus petites qui ressortent d'une analyse interne de la langue écrite4. La reconnaissance des graphèmes, à la différence des allographes (voir infra) d'un même graphème, reposera sur l'étude des oppositions fonctionnellement distinctives vs. celles qui sont fonctionnellement non-distinctives. Pour dégager les graphèmes, il faut surtout faire appel aux relations paradigmatiques dans lesquelles entrent les graphes.

Nous parlerons & allographes pour désigner deux ou plusieurs graphes qui, après analyse syntagmatique et paradigmatique, ne présentent aucune opposition distinctive entre eux. Les allographes sont donc des variantes - libres ou contextuelles - d'un même graphème.

Au besoin nous lierons les préfixes auto- et syn- aux deux termes graphe et graphème. Pour éviter un parallélisme poussé avec le système parlé, nous préférons le terme autographème à «graphème vocalique»s ou «voyelle graphématique»6, ainsi que syngraphème à «graphème consonantique »s ou «consonne graphématique»6. Nous reviendrons aux définitions des termes autographe, autographème, syngraphe et syngraphème.

Qu'est-ce qu'un mot? Le lecteur reconnaîtra sans doute le titre de l'article célèbre de Togeby. Or, malgré l'intérêt incontestable que cette question implique, nous n'avons pas l'intention d'entrer dans cette discussion sur le plan théorique.

Parallèlement à ce qui est le cas pour le graphe, le terme mot sera surtout employé dans le sens de mot-type. Dans les quelques cas où le mot est à comprendre comme un mot-token, nous le spécifierons explicitement.

Nous définissons le mot comme le mot-type graphique, c'est-à-dire la



3: Ces deux derniers ne doivent pas être confondus avec notre terme graphe-type.

4: Cf. par exemple Sture Allen (1965), p. 36-37.

5: Piirainen (1968. p. 36) parle de «vokalische Graphematik» et de «konsonantische Graphematik».

6: Termes utilisés par Westring Christensen (1967, p. 224).

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chaîne de graphes comprise entre deux blancs ou entre un blanc et un
signe non-alphabétique (de ponctuation).

Ceci nous conduit à dire quelques mots sur le statut du mot graphique dans nos matériaux. Nous avons gardé les délimitations des mots comme elles figurent dans le manuscrit. Ni accents ni apostrophes n'y sont employés. Ce qu'on écrirait aujourd'hui comme l'année - et où l'on compterait probablement deux mots - se trouve écrit en un mot: ¡année.

La plupart des linguistes qui se sont occupés de questions graphémiques et plus particulièrement de questions de graphotaxe, ont surtout examiné les mots «monovocaliques», comme ils sont couramment appelés. (Cf. par exemple Spang-Hanssen (1959) et Westring Christensen (1964).) Sans recours à des outils automatiques, cela semble bien compréhensible. Or, disposant d'un ordinateur, nous avons trouvé opportun d'examiner tous les mots du corpus, qu'ils soient constitués d'un ou de plusieurs noyaux vocaliques (ou autographiques, pour nous en tenir à notre terminologie). Ajoutons toutefois que nous ne négligeons pas les avantages qu'il y aurait à ne traiter que les mots «mono-autographiques». On obtiendrait par là sûrement une plus grande régularité, entre autres choses.

Pourquoi ne pas prendre comme «unité de cadre»7 la syllabe? La syllabe est en effet considérée par plusieursB comme l'unité pertinente immédiatement supérieure aux graphèmes et aux phonèmes. Pour la phonologie, le statut de la syllabe nous semble clair et évident, mais cela n'est pas le cas en parlant de graphonomie. Qu'une syllabe soit ouverte ou fermée, atone ou tonique, etc., doit jouer un rôle capital dans la phonologie, mais ces notions ne s'appliquent pas de manière convaincante à la graphonomie. Comme le dit Einar Haugen (1956, p. 215):

If syllables exist, they must be defined independently of thè morphème, in terms of
purely phonological criteria. (C'est nous qui soulignons.)

Pour compliquer encore la situation, les phonologues ont souvent du mal à se mettre d'accord en ce qui concerne la délimitation des syllabes. Il est facile de les compter à partir de leurs sommets vocaliques, mais il est beaucoup plus compliqué d'établir les frontières syllabiques. (Voir



7: L'expression a été empruntée à Troubetzkoy (1970, p. 270).

8: Cf. entre autres Westring Christensen (1964, p. 2-3), d'après Spang-Hanssen (1959, p. 122-124).

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par exemple Haugen, 1956.) Selon Kurylowicz (1948, p. 80), et nous ne
contestons nullement son affirmation,

La limite syllabique se place toujours devant le complexe» (c.-à-d. le complexe
consonantique intermédiaire) «ou à son intérieur, jamais après le complexe, c.-à-d.
immédiatement devant le centre syllabique.

Dans un exemple comme le mot cristal, on aurait donc deux découpages possibles, soit cri + stai, soit cris + tal, tandis que crist + al serait exclu. Mais en quoi est-ce pertinent pour notre analyse graphémique? st figure en effet comme séquence finale dans plusieurs mots et al peut figurer à l'initiale de mot. Dans un cas comme celui-ci, nous préférerions laisser ouverte la question de l'appartenance de la séquence intermédiaire, et nous ne voyons pas en quoi le concept de syllabe serait utile.

Evidemment, dans les travaux de ceux qui ne s'occupent que de mots
«monovocaliques», il y a identité entre mot et syllabe, et dans ces cas
nous ne voyons pas l'utilité de la notion de syllabe.

3. Corpus

Donnons maintenant quelques renseignements sur notre corpus, appelé jusqu'ici la version modifiée de l'édition préliminaire. Notre point de départ a donc été cette édition préliminaire de L. O. Grundt, qui a été retouchée de diverses manières, dont quelques détails seront présentés par la suite.

On aurait pu, naturellement, utiliser une version plus proche du manuscrit, à savoir la version dite diplomatique. Cela aurait fourni des résultats quelque peu différents des nôtres, aussi bien en ce qui concerne l'inventaire des graphes et des graphèmes que dans la graphotaxe. Une version diplomatique de notre texte a été gardée sur bande magnétique pour être disponible dans d'éventuelles études à venir.

Nous avons déjà mentionné que les frontières de mot sont celles du manuscrit. On trouve par exemple // ya et la quelle, où l'on mettrait en français moderne (et aussi dans l'édition de L. O. Grundt) // y a et laquelle.

Les chiffres romains ont été supprimés pour éviter toute confusion
avec des graphes alphabétiques.

Les abréviations du manuscrit ont été décomposées. Chaque occurrencede
q en tant que mot graphique, par exemple (où le ~ superposé
indique qu'il s'agit d'une abréviation), figure dans notre corpus comme

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un que «normal». Il va de soi qu'une analyse des différentes abréviationsa
précédé cette décomposition. Ainsi, le mot que se trouve écrit
que quand il n'est pas abrégé.

Nous avons supprimé tous les signes de ponctuation.

Nous ne distinguons pas minuscules et majuscules. A titre d'exemple, L et l figurent tous les deux comme un graphe, /, ce qui constitue une simplification avantageuse pour le traitement automatique. Cette décision nous empêche donc de considérer L et I comme deux allographes du même graphème ou comme deux graphèmes distincts. Elle nous empêche également de faire entrer en ligne de compte la possibilité d'opérer avec un «graphème» comparable à un phonème suprasegmental en phonologie, qui transformerait les minuscules en majuscules. (Voir Gleason (1966, p. 410), qui emploie le terme anglais «capitalization» pour ce genre spécifique de graphème.)

Les quelques parties du manuscrit écrites en latin ont été supprimées.
Ceci pour n'avoir affaire qu'à un système «graphétique» et graphémique
cohérent.

Parmi les modifications qui ont eu un impact substantiel sur l'inventaire des graphes figurent également les suivantes: Ayant constaté que dans le manuscrit j ne se trouve qu'en position initiale de mot, où il alterne avec / d'une manière non-distinctive, nous les avons ramenés sous un même graphe, /. La même chose a été constatée pour la paire v / u; v se trouvant uniquement en position initiale, alternant avec u d'une manière non-distinctive, nous les avons ramenés sous un même graphe, u.

Ces constatations, au lieu d'être faites a priori, auraient pu (et même dû, peut-être) découler de l'analyse faite par la suite. i,j, m et v auraient pu figurer tous les quatre dans l'inventaire des graphes, pour être ensuite réduits aux deux graphèmes <i> et <u>. (Voir 5.1.)

4. Inventaire et classement fonctionnel des graphes

Nous disposons d'un inventaire de 22 graphes alphabétiques: a, b, c, d,
e, f, g, h, i, l, m, n, o, p, q, r, s, t, u, x, y, z9.



9: Cet inventaire est le résultat d'une réduction des 27 «graphes-types» dégagés par L. O. Grundt dans Grundt et Lorentzen (1977, p. 115-116). Deux facteurs ont influencé cette réduction: d'une part le fait que les trois variantes originelles de s et les deux variantes originelles de r ont été ramenées aux deux invariantes s et r (voir ibid., p. 116); d'autre part le fait, décrit ci-dessus, que nous avons réduit les paires i Ij et u / v à / et u respectivement.

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Est-il possible de faire un premier classement fonctionnel de ces
graphes sans recours à des critères phonologiques?

Après avoir examiné les mots danois composés de deux graphèmes, Paul Diderichsen et Henning Spang-Hanssen sont arrivés à une répartition en autographèmes (éléments présupposés) et syngraphèmes (éléments présupposants). (Voir Diderichsen (1952), p. 10 et Spang-Hanssen (1952), p. 23.) Les autographèmes peuvent seuls, en combinaison mutuelle et en combinaison avec des membres de l'autre classe, former des expressions de mot minimales. Les syngraphèmes ne peuvent former des expressions de mot minimales quand ils figurent seuls ou qu'ils se combinent entre eux; ils le peuvent uniquement en combinaison avec un membre de la classe des autographèmes.

Nous nous inspirons de cette répartition pour essayer de l'appliquer, au niveau graphétique, à tous les mots de notre corpus. Après avoir établi la définition des autographes que voici: «Est à définir comme la classe des autographes la catégorie minimale de graphes dont au moins un membre figure dans tout mot graphique», nous avons fait examiner à l'ordinateur tous nos mots. L'ordinateur nous a fourni la liste suivante des graphes remplissant ces conditions: a, e, i, o, u, ylO. Ces 6 graphes constituent donc la classe des autographes, et les 16 graphes restants celle des syngraphes.

Comme exemples de mots constitués uniquement d'autographes, on
peut citer:

a, y; au, ie, ya; eue, iay; eaue, ioye.

5. Graphes et graphèmes

5.0. Transition de graphes à graphèmes

Comme nous l'avons déjà constaté, l'orthographe française était bien instable au XVe siècle, fait dont notre texte offre de nombreux exemples. Il importe de savoir si la nature des variations graphiques est décisive ou non pour la constitution de l'inventaire des graphèmes.



10: Pour les détails de ce procédé, nous renvoyons le lecteur intéressé à notre petit article, «Bruk av datamaskin i en grafemundersokelse», paru dans EDB i sprák- og litteraturforskning. Rapport fra en konferanse pâ Geilo 4. og 5. januar 1979 arrangert av NAVFs EDB-senter for humanistisk forskning, Bergen, p. 99-109.

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Contrairement à ce qui est pertinent pour l'analyse phonémique, les traits distinctifs de la substance graphique ne paraissent pas utilisables pour l'établissement de l'inventaire graphémique. (Cf. Grundt dans Grundt et Lorentzen (1977), p. 114.)

Quels sont donc les critères valables? Nous avons examiné les distributions des divers graphes pour voir si les relations syntagmatiques à l'intérieur du mot pouvaient nous aider. Les relations graphotaxiques qu'entretiennent les graphes entre eux, aussi bien à l'intérieur de chacune des deux classes qu'entre les membres des deux classes, semblent trop complexes pour qu'il soit possible de définir les graphèmes sur cette base. Mais en examinant les relations sur le plan paradigmatique, il est évident que la position, initiale, finale et médiane de mot, joue un rôle capital.

5.1. De i graphe à <i> graphème et de u graphe à <u> graphème

Rappelons que / et u ont été classés parmi les autographes. Cela n'empêche pourtant pas qu'ils ont des affinités distributionnelles avec les syngraphes dans quelques contextes précis. Dans des mots comme il et un, il est hors de doute que / et u font partie de la classe des autographes, ce qui découle de la définition même des autographes. Leur appartenance à cette classe est également évidente dans les mots où on les trouve après deux syngraphes initiaux incontestables, par exemple dans un mot comme tristesse. Mais les choses deviennent plus compliquées si l'on considère des paires minimales comme ie / le ou uoz I noz, où il est difficilement imaginable qu'un autre autographe puisse se substituer à / ou u respectivement. En somme, dans les cas où / et u figurent devant des autographes incontestables (comme dans ianuier, ie, iehan, ueons, uoit, uous, etc.), leur comportement semble plutôt syngraphique. Le plus juste serait peut-être de leur donner un double statut d'autographes et de syngraphes, où leur statut serait à déterminer dans chaque cas à partir de critères contextuels. Toutefois, puisque leur comportement semble être autographique dans la grande majorité des cas, nous trouvons pratique de continuer à les considérer comme des autographes, mais comme des autographes ayant parfois des emplois syngraphiques.

Mais le fait qu'ils sont à considérer comme des autographes ne leur
donne pas automatiquement le statut d'autographème s. Pour vérifier
leur statut de graphèmes, il faut recourir à l'épreuve de commutation.

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Cette épreuve montre qu'il y a opposition distinctive entre / et les quatre autographes a, e, o et u (nous traiterons de la distribution entre / et}l ci-après), et qu'il y a également opposition distinctive entre u et les cinq autographes a, e, i, o et y. (Cf. la liste des paires minimales dressée au paragraphe 5.8.) Dès maintenant, nous parlerons des graphèmes <i> et <u>.

5.2. La variation i/y

II s'est avéré que / et y ont souvent été employés dans les mêmes contextes
graphiques, phénomène attesté dans les trois positions, initiale,
finale et médiane.


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En effet, / et y ne semblent présenter d'opposition distinctive en aucun
contexte. Il y a ainsi de fortes raisons de croire que ce sont des allographes
d'un même graphème.

Mais la variation entre i et y n'est pas toujours libre, y est la variante employée dans les cas où il forme un mot à lui seul. En ce sens, ils présentent une complémentarité partielle. Selon les termes de Troubetzkoy (1970, p. 52), il y a une relation combinatoire entre l'emploi de y et la variation i I y.

Comme nous avons déjà constaté qu'il n'y a pas d'opposition pertinente entre / et y, il ne peut pas y avoir d'opposition pertinente entre y et y non plus. Tout porte donc à croire que i, j et y sont des allographes d'un même graphème, que nous désignerons par <i>. Cette hypothèse se trouve en effet vérifiée par l'épreuve de commutation, qui montre une opposition distinctive entre <i> et les autres candidats au statut d'autographèmes. (Ex.: mil I mal.)

5.3. La variation s/z

En position médiane, et beaucoup plus fréquemment en position finale,
nous avons trouvé s et z dans des contextes par ailleurs identiques.


DIVL1838
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Leur distribution n'est pourtant pas toujours identique, z n'entre pas aussi facilement que s dans des groupes syngraphiques; il n'est par exemple jamais employé comme le premier de deux syngraphes consécutifs ni à l'initiale, ni à la finale. En fait, z est employé soit immédiatement devant un autographe, soit comme le tout dernier graphe du mot. Il y a donc une relation combinatoire également entre l'emploi de s et la variation s I z.

L'important, c'est qu'il ne semble pas y avoir de contextes où s et z soient en opposition distinctive, ce qui nous amène à les considérer comme des allographes d'un même graphème, que nous désignerons par <s>. Que <s> soit un graphème véritable ressort de l'épreuve de commutation. (Ex.: me I se)

5.4. La variation z/x

En position finale, x et z alternent dans les quatre mots suivants:


DIVL1851

On remarque que le contexte est assez particulier. Bien qu'il n'y ait pas d'opposition distinctive entre x et z dans ces cas précis, la variation semble trop peu généralisée pour qu'on puisse les considérer comme deux allographes d'un même graphème. Ce que nous pouvons conclure, néanmoins, c'est qu'il y a neutralisation entre eux après ul (ou plus précisément après aul et eul).

Le statut de z comme allographe de <s> reste inchangé.

5.5. La variation s/x

En position finale, il y a alternance s I x dans trois mots différents:


DIVL1862

Ces cas sont assez semblables à ceux que nous venons de mentionner. Ils ne peuvent pas être considérés comme des allographes d'un même graphème. On voit qu'ici il s'agit d'une neutralisation après u (ou plus précisément après eu et au). Dans les cas de ce genre, on a affaire à un recouvrement graphémique partiel des deux graphèmes <s> (ayant les

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deux allographes s et z) et <x>. Le statut de <x> en tant que
graphème ressort de l'épreuve de commutation. {Ex.: fixe I fine)

5.6. Le statut du syngraphe q

II s'est avéré que q, sauf dans le mot cinq, est toujours suivi de u, lui-même suivi d'un autographe. Cf. quant, que, quii, etc. On peut établir des paires minimales comme tant / quant et sil I quii, où il semble que ce soit la combinaison qu qui commute avec t et s respectivement; de l'autre côté, on trouve des paires minimales comme que I rue et qui I lui, où il semblerait que ce soit q seul qui commute avec r et / respectivement.

Ce qui importe, c'est qu'après q, u n'est pas commutable ni avec un autographe quelconque, ni avec zéro, u n'a donc pas de valeur distinctive dans ce contexte. Le q, lui, est commutable avec différents syngraphes.

Le fait que q ne figure qu'accompagné de u nous amène à conclure que qu constitue un graphème unique, <qu> se présentant sous son allographe q dans le cas du mot cinq, u garde son statut de graphème autonome dans tous les contextes autres que celui où il est précédé de q.

5.7. Variations accidentelles

A part les variations discutées jusqu'ici, le texte contient un certain nombre de variations accidentelles. Une variation accidentelle est à comprendre comme une variation non généralisée qui affecte seulement un nombre très restreint de cas.

Il s'agit souvent de gémination vs. non-gémination de syngraphes en position médiane (ex.: accomplie / acomplie). Dans d'autres cas, il s'agit de variations entre deux graphes différents, surtout en position médiane (ex.: ardans / ardens) ou entre une suite de graphes et un seul graphe (ex.: ruisseaux / ruisseau/jc).

Bien qu'il n'y ait pas d'opposition distinctive dans ces cas, il ne nous
paraît pas légitime de parler d'allographes puisque, justement, ces variations
ne sont pas assez généralisées.

5.8. Inventaire des graphèmes

En ce qui concerne les syngraphes dont le statut graphémique n'a pas
été discuté jusqu'ici (b, c, d, f, g, h, l, m, n, p, r et t), il y a raison de

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DIVL1901

croire qu'ils sont tous des graphèmes. En utilisant l'épreuve de commutation,on
peut établir des listes de paires minimales des types suivants:

Pour chaque paire, les oppositions des graphes sont distinctives, et on a
affaire à deux graphèmes différents.

<TextAlignment type="Block"/>A partir des 16 syngraphes avec lesquels nous avons opéré provisoirement, <Linebreak/>nous avons maintenant les 15 syngraphèmes suivants: <Linebreak/><b>, <c>, <d>, <f>, <g>, <h>, <I>, <m>, <n>, <p>, <qu>, <Linebreak/><r>, <s>, <t> et <x>. <Linebreak/>

Dans le cas des autographes, nous avons déjà discuté la relation
graphémique entre / et y. A l'aide de l'épreuve de commutation, nous
avons pu établir des unités de valeur distinctive. Exemples:


DIVL1903

L'inventaire des autographèmes semble donc contenir les 5 autographèmes
suivants: <a>, <e>, <i> (avec les allographesy et j), <o>
et <u> (avec l'allographe v).

6. Les graphèmes

6.0. Définition des graphèmes. Discussions et illustrations

Dans ce qui précède, nous avons tenté de faire une délimitation des
graphèmes de notre corpus. Rappelons maintenant une remarque importante
faite par Pierre Naert (1961, p. 51):

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Tout revient à ne pas confondre délimitation, définition et description. - - - on délimite les phonèmes (ou graphèmes) à partir de commutations de mots, on les définit à partir de leur distribution dans le mot, et on les décrit eux aussi de tous les autres points de vue qui peuvent paraître intéressants. (C'est nous qui soulignons.)

Nous aimerions pouvoir partager ces points de vue de Naert. Pourtant, il ne faut pas oublier qu'en établissant l'inventaire graphémique, nous nous sommes déjà servie du critère de la distribution en quelque sorte. Nous trouvons que Lise Opdahl (1966, p. 51) a raison quand elle dit:

Graphotactical considérations must often be taken into account when graphèmes are established and consequently influence this kind of classification. On the other hand the resuit of a graphotactical description largely dépends on how the graphemic inventory has been set up.

Il semble donc que la distinction très nette qu'opère Naert entre délimitation
et définition n'est pas aussi absolue qu'il nous le fait croire.

Quoi qu'il en soit, une discussion des critères de définition s'impose. Il est nécessaire d'opérer des choix pour que le comportement caractéristique de chaque graphème ressorte aussi clairement que possible dans un système total.

Au sujet du système des consonnes, Togeby (1965, p. 55) classe les consonnes de la manière suivante: d'abord les consonnes initiales en vocaliques (toujours voisines d'une voyelle) et consonantiques (separables de la voyelle); ensuite les consonnes initiales-finales en consonantiques et vocaliques; ces dernières sont à leur tour réparties en consonnes incompatibles et en consonnes compatibles avec d'autres consonnes.

Pour les voyelles, il procède, d'une manière semblable, les caractérisant
par leurs positions dans le noyau vocalique. (Ibid., p. 58.)

Kurylowicz (1949, p. 56), en parlant du consonantisme grec, avait
déjà travaillé dans une direction un peu analogue, distinguant trois classes
de consonnes. Citons-le:

Appartient à la classe I un élément consonantique qui peut être précédé, mais non suivi d'une consonne. La classe II est celle des consonnes pouvant être suivies et précédées d'autres consonnes. A la classe 111 appartiennent les consonnes admettant une consonne suivante, mais non pas précédente.

Nous sommes très en faveur de ce genre de classement fonctionnel,
où l'on évite de faire appel à des critères phonétiques ou, plus
généralement et en termes glossématiques, où l'on écarte tout recours à

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la substance de l'expression. Aussi les graphématiciens ont-ils trop souventeu tendance à définir les graphèmes sur des bases phonétiques ou phonologiques, cherchant les équivalents des graphèmes dans le systèmephonétique ou phonologique.

Il nous semble donc préférable d'employer des critères distributionnels, comme ceux employés par Togeby et Kurylowicz entre autres. Or, comment procéder pour analyser la distribution des graphèmes et ainsi arriver à les définir? Comme le dit Bengt Sigurd (1965, p. 10) en parlant de phonotaxe:

Although there are many studies of the distributional patterns of phonèmes in various languages - and a considerable number of studies of English phonotactics - there exists no generally recognized method for systematically analysing and describing the phonemic arrangements of a language. The varieties in technique and method make it difficult to compare the results achieved.

Ajoutons entre parenthèses que le fait que nous nous servons souvent de citations qui portent sur la phonotaxe n'implique évidemment pas que nous tombions dans le piège que nous avons surtout voulu éviter, et qui consiste à se laisser influencer par le système phonologique. Mais puisque les œuvres traitant de la distribution des unités fonctionnelles les plus petites de la deuxième articulation portent beaucoup plus souvent sur les phonèmes que sur les graphèmes, il est naturel que nous trouvions là des idées utiles pour n'importe quelle étude distributionnelle.

Comme nous l'avons dit plus haut, nous avons choisi le mot comme le cadre à l'intérieur duquel nous étudions les relations distributionnelles. On aurait pu choisir une unité de cadre différente, par exemple le morphème, ce qui aurait sans doute abouti à des résultats tout aussi intéressants et sûrement différents. Car même si nous écartons des considérations morphologiques de notre étude graphotaxique, il est indéniable que beaucoup des combinaisons graphémiques à l'intérieur des mots sont dues à la concaténation de morphèmes.

En ce qui concerne le procédé à suivre, nous sommes d'accord avec
ce que dit Troubetzkoy dans la citation suivante (1970, p. 272):

II va de soi qu'on devra examiner séparément, d'un côté les positions à l'intérieur des unités de cadre en question (initiale, intérieur du mot, finale), et d'un autre côté les trois formes fondamentales des groupements de phonèmes (groupements de phonèmes vocaliques entre eux, groupements de phonèmes consonantiques entre eux, gioupernents de phonèmes vocaJiques et de phonèmes consonantiques).

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C'est en gros selon ces lignes que nous avons travaillé en étudiant la
graphotaxe.

A la suite de Troubetzkoy (1970, p. 272-273), nous nous sommes posé
les trois questions suivantes pour chacune des deux classes de
graphèmes:

1. Quels graphèmes se combinent entre eux?
2. Dans quel ordre se combinent-ils?

3. Quel est le nombre de graphèmes qui font partie d'une combinaison?

Un relevé détaillé de la distribution complète de chaque graphème
dépasserait les bornes d'un article comme celui-ci. Esquissons pourtant
quelques résultats.

Illustrons cette démarche en exposant d'abord comment elle fonctionne
pour les syngraphèmes en position initiale de mot.

6.1. Quels graphèmes se combinent entre eux?

Les différentes combinaisons attestées sont exposées dans le tableau 1
(v. p. 113). Pour la manière de dresser ce tableau, nous nous sommes
inspirée de B. Sigurd (1965, p. 42).



11: Les deux groupes <lh> et <hl> ne figurent que dans ces deux mots, et leur fréquence relative par rapport à l'ensemble des groupes de deux syngraphèmes consécutifs à l'initiale est très faible. Par conséquent, il serait préférable d'enlever ces deux combinaisons si nous dressions un tableau statistique; nous les gardons quand même dans notre tableau pour des raisons d'exhaustivité. Ajoutons qu'intuitivement au moins, il serait naturel de considérer <hl> comme une variante graphique de <lh>, en dépit du fait que la forme hlomme est plus répandue dans le texte que la forme Ihomme.

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DIVL1994

Tableau 1. Combinaisons entre syngraphèmes en position initiale

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Nous tenons à signaler qu'on ne doit pas attacher d'importance au choix des autographèmes qui suivent ces groupes initiaux; il existe en effet des restrictions importantes sur la possibilité qu'ont les différents autographèmes d'apparaître après ces groupes.

Qu'est-ce qui ressort de ce tableau?

En ordre de compatibilité décroissante, et sans tenir compte de
l'ordre des syngraphèmes, on constate que

<TextAlignment type="Left"/><r> est compatible avec les sept syngraphèmes <Linebreak/><d>, <b>, <f>, <g>, <t>, <c>, <p>; <Linebreak/>

<TextAlignment type="Left"/><1> les six syngraphèmes <Linebreak/><h>, <b>, <f>, <g>, <c>, <p>; <Linebreak/>

<h> les quatre syngraphèmes
<I>, <t>, <c>, <p>;

<TextAlignment type="Left"/><p> et <c> sont compatibles aves les quatre syngraphèmes <Linebreak/><r>, <I>, <h>, <s>; <Linebreak/>

<s> est compatible avec les trois syngraphèmes
<c>, <p>, <t>;l2

<t> " les trois syngraphèmes
<r>, <h>, <s>;

<b>, <f> et <g> sont compatibles avec les deux syngraphèmes
<r> et <1>;

<d> est compatible avec un seul syngraphème,
<r>.

Les quatre syngraphèmes <m>, <n>, <qu> et <x> n'entrent pas
dans des combinaisons à l'initiale.

6.2. Dans quel ordre se combinent ces syngraphèmes?

<r> n'est jamais le premier élément de ces groupes; <d>, <b>, <g>, <p> et <s>, au contraire, sont toujours les premiers éléments. A côté de <1> et <h>, qui sont les premiers éléments seulement dans les deux mots cités et où ils se suivent ou se succèdent l'un à l'autre mutuellement (voir la note 11), <c>, <p> et <t> figurent et comme les premiers et comme les derniers éléments.



12: L'allographe z du graphème <s> n'entre pas dans des combinaisons de syngraphèmes à l'initiale.

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6.3. Quel est le nombre de graphèmes qui font partie d'une combinaison?

Comme il ressort du tableau 1, tous les groupes attestés en position initiale sont constitués de deux syngraphèmes. (Les groupes pht et pth ont été relevés dans les trois mots ptholomee, ptholomeus et phtolomee, mais puisqu'il s'agit de noms propres grecs, nous les avons écartés comme n'étant pas inclus dans le système français.)

Nous avons soumis les combinaisons de syngraphèmes à la finale et à l'intérieur de mot aux mêmes genres d'examen que ceux décrits ci-dessus, et nous avons procédé de façon semblable pour examiner la distribution des autographèmes. La description des différentes caractéristiques distributionnelles dépassent cependant les bornes de cet article, et nous nous voyons obligée de les laisser de côté.

6.4. Combinaisons de syngraphèmes et d'autographèmes

Considérons maintenant les combinaisons de syngraphèmes et d'autographèmes.

Tout d'abord, soulignons que tous les syngraphèmes peuvent figurer
seuls, et à l'initiale, et à la finale, et en position médiane dans le motl3.

Ceci dit, considérons des traits de combinabilité plus généraux.

De la même façon que Togeby (1965, p. 55) opère une distinction entre les consonnes vocaliques (toujours voisines d'une voyelle) d'un côté, et les consonnes consonantiques (separables de la voyelle) de l'autre, nous avons réparti les syngraphèmes en syngraphèmes autographémiques (toujours voisins d'un autographème) et syngraphèmes syngraphémiques (separables de l'autographème).

Selon cette distinction, sont autographémiques: <m> et <r>; sont
syngraphémiques: les 13 syngraphèmes restants.

Or, à l'intérieur du groupe des syngraphèmes syngraphémiques, il est possible de différencier encore selon que ces graphèmes sont separables dans toutes les trois positions dans le mot, ou seulement dans une ou deux positions.

Précisons qu'en ce qui concerne les groupes de syngraphèmes à l'intérieur du mot (en position médiane), il est nécessaire qu'au moins trois syngraphèmes se suivent pour qu'on puisse parler de syngraphèmes syngraphémiques.



13: Une seule exception est fournie par <x> en position initiale.

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Si nous employons cette dernière distinction, <c>, <d>, <g>,
<p>, <s> et <t> sont constamment syngraphémiques, étant donné
qu'ils sont separables de l'autographème dans toutes les trois positions.

En ce qui concerne les autres, <n> et <qu> sont inséparables en position initiale et médiane, mais separables en position finale. (Ajoutons que le <n> ne se sépare de F autographème qu'au moyen d'un autre <n>, attesté dans le seul mot enuironn, et que le <qu> (q) ne se sépare de l'autographème qu'au moyen de <n>, attesté dans le seul mot cinq.)

<b> est inséparable en position finale et médiane, mais separable en
position initiale.

<f> et <1> sont inséparables en position finale, mais separables en position initiale et médiane. (En position médiane, <1> est représenté uniquement dans le mot pareillment. En position initiale, <1> ne se sépare de l'autographème qu'au moyen de <h>, comme nous l'avons déjà dit.)

<h> est inséparable en position médiane, mais separable en position
initiale (représenté dans le seul mot hlomme) et en position finale (représenté
dans le seul mot maroch).

<x> est inséparable en position médiane, mais separable en position
finale (représenté uniquement dans le groupe final <lx>). Il n'est pas
attesté en position initiale.

En suivant toujours le procédé de Togeby (1965, p. 55), subdivisons finalement les syngraphèmes autographémiques en syngraphèmes incompatibles avec d'autres syngraphèmes (n'entrant jamais dans un groupe) et en syngraphèmes compatibles avec d'autres syngraphèmes. (Il va de soi que les syngraphèmes syngraphémiques sont tous compatibles avec d'autres syngraphèmes.)

A cet égard, les deux syngraphèmes autographémiques se comportent ainsi: alors que <r> est compatible avec d'autres syngraphèmes dans les trois positions, <m> est compatible avec d'autres syngraphèmes en position médiane et finale (même si en position finale il figure uniquement avec <p>, relevé dans un seul mot, champ), mais en position initiale il est incompatible avec d'autres syngraphèmes.

6.5. «Accidental gaps», fréquence, etc.

Notre étude est basée sur un corpus clos, et nous nous prononçons
uniquement sur les combinaisons attestées. Parmi les nombreuses combinaisonsnon-attestée

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binaisonsnon-attestéesl4, nous ne distinguons pas entre lacunes systématiqueset lacunes contingentes. Nous n'avons donc pas résolu le problème épineux des «accidentai gaps»ls. Il est quand même probable que la plupart des combinaisons non-attestées sont exclues du système. Citons à ce propos un petit passage d'un article de Eli Fischer-jorgensen(1952, p. 35):

The consonantal and vocalic clusters actually found in a language will normally be of a restricted number (compared to the theoretical possibilities), and the phonèmes found in the différent positions in thèse clusters will be stili more restricted, so that the clusters found can normally be said to belong to a few frequently recurring types, and thus it will not be possible to maintain that the non-occurring clusters are simply accidentai gaps.

(Elle parle donc de phonotaxe, mais il est à croire que ce qu'elle dit peut
également s'appliquer à la graphotaxe.)

Si ce problème était résolu, ce serait un grand avantage, car dans ce cas nous pourrions formuler des règles générales, et nous pourrions nous exprimer sur la probabilité pour telle combinaison non-attestée de pouvoir figurer dans un corpus élargi.

Comme le lecteur l'aura remarqué, nous n'avons pratiquement jamais indiqué la fréquence de telle ou telle combinaison, sauf dans les cas où il s'est agi de la fréquence 1. Or, l'ordinateur nous a fourni, entre autres choses, la fréquence de chaque mot, et les matériaux pourraient assez facilement être soumis à un traitement statistique. On pourrait mesurer la quantité d'information offerte par chaque graphème dans les différents contextes, et des problèmes comme la probabilité et la redondance pourraient être attaqués.

N'ayant étudié en détail qu'un texte assez court (12.103 mots-tokens, qui se réduisent à 1.839 mots-types), nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer sur la représentativité de nos résultats. Il serait souhaitable de faire de la graphonomie comparative, aussi bien synchroniquement que diachroniquement.

En somme, le champ reste ouvert pour une multitude de projets de
recherche ultérieurs.



14: Pour les combinaisons décrites ci-dessus, sur un total théorique de 225 combinaisons, seulement 20 se trouvent exploitées (c'est-à-dire moins de 10 %).

15: Voir fc.li Hscher-Jprgensen (1952, p. 32-38) pour une discussion du problème.

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7. Remarques finales

Les différents classements que nous venons d'esquisser contribuent tous à donner à chaque graphème sa définition. Or, convenons du fait qu'il est difficile d'obtenir une vue d'ensemble à partir de constatations comme celles que nous venons de faire.

Pour illustrer la grande diversité entre les graphèmes, on pourrait par exemple exposer le comportement détaillé de deux graphèmes qui se différencient considérablement par leur capacité ou leur incapacité de faire partie de groupes.

Le but essentiel du présent article a cependant été plutôt d'exposer et de discuter une méthode que de décrire les résultats détaillés. Un objectif accessoire serait atteint si la graphonomie française commençait à être considérée comme un champ d'étude méritant un peu d'attention.

Lise Lorentzen

Trondheim

Résumé

L'article traite de quelques problèmes soulevés par une étude graphémique. Le texte
examiné date du XVe siècle, mais la plupart des questions posées sont indépendantes de
l'état de la langue étudiée.

Nous avons surtout discuté des problèmes relatifs aux questions de méthode. Il s'est agi
de trouver la meilleure façon de définir les graphèmes, et la méthode choisie s'insère dans
la tradition distributionaliste.

Nous n'avons inclus qu'une fraction des résultats concrets auxquels nous sommes arrivée,
mais ces résultats sont présentés dans un manuscrit non publié, intitulé Graphes et
graphèmes dans Traité de cosmographie de Jean Fusoris. (Trondheim, 1978.)

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