Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

Réponse à Morten Nojgaard

Hans Boll-Johansen

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Le jeu dialectique des contraires. Peut-on affirmer que l'opposition entre sentiment et
raison soit la seule antinomie agissant dans l'univers psychologique de Stendhal? Certes
non! Mais on peut dire, à mon sens, que nous sommes là en présence des concepts fondainentauxqui

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dainentauxquipermettent d'analyser l'essentiel du dynamisme de la vie de l'âme telle qu'elle se manifeste dans le roman stendhalien. A condition, bien entendu, d'accorder un sens assez large aux deux concepts en question. Il s'agit en réalité de l'opposition entre spontanéité et calcul, entre impulsion et délibération, en somme entre valeurs positives et valeurs négatives. Dans l'univers romanesque stendhalien, la raison n'est certes pas seule à affronter le sentiment mais le heurt entre le domaine du sentiment et celui de la raison reste le fondement de la dialectique qui fait progresser l'intrigue du roman stendhalien. J'ai donc cherché des concepts encore plus généraux que ceux proposés par René Girard, et, surtout, je me suis efforcé, plus que ce brillant critique, de trouver des notions opérationnelles dans le domaine structural.

En quoi consiste donc le problème soulevé par Morten Nojgaard? Sa première objection nous ramène aux difficultés que pose toujours la classification hiérarchique des concepts. Pour établir une telle hiérarchisation, il existe deux solutions possibles. Ou bien on peut désigner l'ensemble qu'on souhaite englober (ici: ambition, vanité, orgueil, devoir ...) par un terme encore plus général en cherchant, au niveau du contenu, un dénominateur commun. Ou bien on peut se servir d'un symbole algébrique, par définition vide de sens. Si l'on opte pour la première solution (ce que j'ai fait) un certain nombre de sous-classes se rangent sous la tutelle du concept clef. Il importe peu qu'on appelle les termes opposés x, y, ou autre chose. Les inconvénients de l'élasticité sémantique des termes choisis sont neutralisés par le contexte qui spécifie toujours l'acception actualisée dans tel passage. On pourrait appeler ce mécanisme la définition (la précision) par le contexte. Enfin et surtout, il ne faut pas oublier que le but de mon travail a été non de fixer le sens de certains mots mais de rendre crédible l'hypothèse d'un^é-w dialectique des contraires dans le domaine psychologique.

Si MN tient à soutenir le point de vue de René Girard dans la discussion que j'engage avec celui-ci, il conviendrait pour le moins de me citer fidèlement. Lorsque je réfute la «trop grande généralisation de la formule de René Girard» (p. 26), je donne des exemples précis (pris dans différents romans) où, à mon avis, l'opposition passion / vanité n'est guère satisfaisante comme clef de l'interprétation. Il va sans dire queje ne considère pas (contrairement à ce que suppose MN) les notions de René Girard comme des notions situées à un niveau hiérarchiquement plus élevé que le couple sentiment I raison. Et il ne faudrait pas croire que Yambition se range du côté de la passion dans le système de Girard. Etant un «désir triangulaire», dont la satisfaction passe par autrui, l'ambition est, pour René Girard, une sous-classe de la vanité.

A propos du «désir triangulaire» de René Girard, MN introduit la notion de «psychologie ternaire» qui serait en contradiction avec la psychologie binaire que je considère comme le fondement du dynamisme psychologique du roman stendhalien (tout comme René Girard d'ailleurs). Pourtant ces deux phénomènes sont fondamentalement différents: dans le premier cas, la satisfaction d'un désir passe par le jugement d'une tierce personne, dans le dernier cas, deux états d'âme s'opposent de manière dialectique pour créer le dynamisme de l'intrigue. C'est abuser des mots que de juxtaposer ces deux phénomènes, comme le fait MN en mettant «psychologie binaire» en face de «psychologie ternaire».

«L'enthousiasme musical de Mathilde» contredirait, selon MN, le schéma bipartite. Pour discuter ce problème, il faut commencer par préciser les idées de Stendhal sur l'effet psychique exercé par la musique. Quand l'auteur évoque, dans De l'Amour, l'influence enchanteresse de la musique, il affirme notamment que le propre de celle-ci est d'agir

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directement sur l'âme. Selon Stendhal, la musique permet de déjouer la raison, elle représenteen quelque sorte le sentiment pur: «Les expressions de cette langue (la musique) vont droit au cœur, sans traverser pour ainsi dire l'esprit; elles produisent directement peine ou plaisir». (Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase). Nous voilà replongés dans l'opposition entre sentiment et raison! Il m'est impossible de suivre MN qui veut que la dialectique entre sentiment et raison soit inexistante dans l'âme de Mathilde. La dialectiqueparticulière qui hante Mathilde est précisément une dialectique entre son orgueil et une certaine forme de la passion amoureuse, mais une forme bien instable, car elle est pour ainsi dire engendrée par la musique, catalyseur de la passion. Dans la psychologie stendhalienne il y a quasi-identité entre le sentiment amoureux et le sentiment musical (voir à ce propos: Jeg og du. Idéeme i Stendhals kœrlighedsteori, Akademisk Forlag, 1979, où j'ai développé cette idée). Psychologiquement, Stendhal décrit ce parallélisme ainsi: «... la musique, quand elle est parfaite, met le cœur exactement dans la même situation où il se trouve quand il jouit de la présence de ce qu'il aime» (De l'Amour, p. 69).

Je n'enferme pas la psychologie stendhalienne dans «un seul modèle binaire», comme le prétend MN. Au contraire, toute mon analyse, dans ce domaine-là, vise à détailler un jeu très subtil de nuances. Par contre, MN a raison de dire que l'ennui s'oppose à la passion chez Lucien (chez Mathilde aussi!), l'ennui étant défini chez Stendhal comme absence de passion. Je souscris d'autant plus à cette manière de voir que mon interprétation du caractère de Lucien va dans le même sens: «L'élan vital de Lucien est pour ainsi dire brisé par la médiocrité de la décennie dans laquelle il est condamné à vivre, les années 1830» (p. 41).

J'en terminerai sur ce point avec une remarque de principe. Le structuralisme que j'essaie d'élaborer dans mon livre est fondé principalement sur une analyse interne de l'œuvre stendhalienne. Autant que possible, j'ai cherché les schèmes utiles à l'analyse dans la pensée stendhalienne, dans sa praxis romanesque surtout. Je me refuse à utiliser les schèmes généraux d'un Greimas, par exemple. Il en est de même des concepts de base: je les cherche dans les textes de l'auteur. La distinction établie par Stendhal dans Filosofìa Mova entre tête et âme correspond en effet à la distinction que je propose entre sentiment et raison. Le paradigme de cette pensée binaire, profondément romantique, ressort avec évidence d'une remarque que Stendhal a consignée dans son Journal en 1802: «Tant que l'on aime on ne réfléchit point; dès qu'on réfléchit on n'aime plus». (Journal littéraire, I, p. 23). Stendhal a fondé toute une dialectique romanesque sur cette maxime rédigée dans sa jeunesse. Une discussion partant de ce fait m'aurait paru plus fructueuse. Il est dommage que MN n'ait pas entamé une discussion plus sérieuse avec Stendhal!

L'inconscient du texte. Je considère la référence à l'ouvrage de Marthe Robert - par ailleurs excellent - comme une référence arbitraire qui, pour des raisons évidentes, ne figure pas dans la bibliographie stendhalienne de l'année 1972, date de la parution de Roman des origines et origines du roman. MN aurait pu regretter, à plus juste titre, l'absence d'autres articles et ouvrages plus pertinents. La bibliographie stendhalienne est trop importante pour qu'on puisse nourrir une ambition d'exhaustivité dans ce domaine. De plus, le fait d'avoir écarté la plupart des ouvrages rédigés selon loptique psychanalytique s'explique par une question de méthodologie.

L'explication par les fantasmes de l'auteur est en effet éloignée de la méthodologie
structuraliste telle que je la conçois. Seule l'analyse interne a révélé la présence d'une

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problématisation des relations entre enfants et parents. C'est ainsi que je suis arrivé à consacrer quelques pages à ce qu'il est convenu d'appeler le complexe d'Œdipe. Cependant,le point de départ n'était pas les fantasmes de Stendhal mais les fantasmes de ses personnages. Cette distinction peut paraître subtile, puisqu'il s'agit en partie des mêmes fantasmes. Mais d'un point de vue méthodologique, il est important de la respecter.

Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi Lucien Leuwen s'inscrirait dans «la psychologie de
l'enfant trouvé». Lucien est (avec Octave) un des rares héros à avoir de bonnes relations
avec ses parents. MN veut-il parler de La miel qui «n'a ni père ni mère»?

Exotisme - culte du moi. Je suis obligé de commencer par démêler une certaine confusion
introduite par MN dans la discussion. Il ne faudrait pas mélanger egotismi' et culte du
moi, comme il semble le faire.

Exotisme est un mot essentiel de la terminologie de Stendhal qui signifie pour lui: tendance (exagérée) à parler de soi. Le culte du moi, notion barrésienne, implique surtout recherche d'énergie. Quand nous lisons chez Barrés: «Moi qui suis la loi des choses et par qui elles existent ...» nous ne sommes plus dans l'univers psychologique stendhalien mais plutôt dans l'univers nietzschéen. La recherche de Yénergie n'est pas absente de l'univers stendhalien. Loin de là. Certains héros stendhaliens vouent un culte très actif à la volonté et à l'énergie (Julien Sorel surtout). Mais égotisme et culte du moi sont pour ainsi dire deux pôles de l'univers stendhalien. On peut difficilement les identifier, comme le fait MN. Au lieu de parler de «l'irrésistible poussée du moi», pour reprendre la formule de MN, on pourrait qualifier ce pôle d'affirmation de soi (comme je le fais dans le livre). Par ailleurs, le substantif moi (utilisé à plusieurs reprises par MN dans ce passage de son texte) apparaît rarement dans l'œuvre de Stendhal. C'est un auteur trop influencé par les idéologues pour se laisser séduire par une notion aussi métaphysique que le moi. En tant que psychologue analytique il s'intéresse aux manifestations du moi et non à son essence totalisante.

La voie qui mène du culte de l'énergie à la sympathie pour une certaine conception de la noblesse, est une voie oblique. La noblesse peut être porteuse de valeurs positives dans la mesure où elle est suffisamment indépendante pour être naturelle (un autre mot clef chez Stendhal). Mais ce n'est pas toujours le cas, loin de là! En général, l'argent corrompt ces âmes comme celles de la bourgeoisie (on peut penser à l'aristocratie de Lucien Leuwen). L'affirmation de MN: «L'égotisme de Stendhal se rattache clairement à l'idéologie noble de la valeur sociale, innée, du moi», n'a pas de sens pour une lecture proprement stendhalienne mais ressemble au raisonnement traditionnel de la droite en vue de récupérer Stendhal.

Le réalisme de Stendhal. MN a raison de dire que Stendhal est partagé entre deux «esthétiques» opposées: d'une part, l'esthétique du miroir, proche du réalisme socialiste (voilà pourquoi Stendhal est très apprécié dans les pays de l'Est), d'autre part, une esthétique qui considère l'œuvre d'art comme une entité dotée d'une certaine autonomie. Mais cela ne revient pas à dire que les deux points de vue se contredisent dans la pratique romanesque. La dichotomie inhérente à l'esthétique stendhalienne reflète le simple fait que, par essence, le signe linguistique, tel qu'il fonctionne dans l'œuvre littéraire, est orienté dans deux sens. Son monde de référence se trouve à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'œuvre.

Le réalisme de tel auteur se définit à partir de l'œuvre romanesque et non à partir des

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réflexions théoriques de l'auteur. Si on adopte l'optique structuraliste, le problème est de savoir si les références internes ou les références externes sont prépondérantes dans tel roman stendhalien. Or, il est caractéristique du roman stendhalien que l'espace romanesqueest un espace «symbolique», comme l'exprime Georges Blin, dans une phrase souventcitée par la critique stendhalienne (Stendhal et les problèmes du roman, p. 47). Traduit en termes structuraux cela veut dire que chaque élément du roman est doté, principalement,d'une fonction à l'intérieur de l'univers romanesque. Le réalisme qui caractérisele roman stendhalien est donc un réalisme où la Mimesis est subordonnée à la creano. On peut «laisser cohabiter les deux esthétiques», comme le veut MN, mais cela n'avance en rien la discussion portant sur le réalisme du roman stendhalien.

Le concept de totalité. Il existe deux manières, fondamentalement différentes, d'envisager la notion de totalité. L'une, analytique, cartésienne, considère la totalité comme la sommation des parties. L'autre, à laquelle j'adhère, est proche de la conception kantienne fondée sur deux axiomes: Io la totalité ne peut pas être perçue en tant que totalité (elle ne se présente pas à la conscience comme une impression globale; cela est évident quand on se trouve confronté aux totalités qui nous intéressent ici, des romans de plusieurs centaines de pages), 2° la fonction de la notion de totalité est de régir l'analyse; on pourrait l'appeler, pour reprendre un terme de Kant, l'illusion nécessaire. MN dit: «le concept d'unité élaboré par HBJ s'éloigne à tel point des phénomènes textuels que je ne vois pas à quelles opérations critiques le modèle pourrait servir». Il est vrai que la distance est considérable entre la notion de totalité (d'unité) et l'analyse concrète. Mais il est faux que la notion de totalité soit inutilisable pour cette même raison. Au contraire, toute analyse d'ensemble cohérente est nécessairement précédée d'une certaine conception de la totalité.

Même si on se trouve dans l'impossibilité de percevoir la totalité en soi, on peut approcher de celle-ci de manière asymptotique. La totalité considérée comme substance est certes inaccessible. Mais on peut distinguer différents niveaux d'abstraction, de plus en plus proches de la totalité. Aristote parle de la «finalité des parties par rapport au tout». Dans mon vocabulaire, il est question de notions plus analytiques et moins métaphysiques, mais le but est le même: définir les relations qui existent entre les parties et le tout.

Les objections de MN, selon lesquelles l'unité serait «loin d'une hiérarchisation proprement esthétique des structures romanesques» semblent être fondées sur un malentendu en ce qui concerne les implications du concept de totalité et l'emploi que j'en ai fait dans mon livre. La notion de «hiérarchisation esthétique» n'est d'ailleurs pas assez précise pour être opérationnelle.

Mon analyse englobe l'ensemble des romans stendhaliens qui forment eux-mêmes des totalités. Il faut exclure Lamiel de ce nombre, car ce roman n'existe que sous forme de fragments.La parution de la seule édition correcte de ce roman (l'édition Bibliophile de V. Del Litto) a fait éclater la «totalité» créée de toutes pièces par Henri Martineau, qui a fait un choix arbitraire et personnel pour son édition, laquelle, hélas, est restée, pendant de longues années, l'édition courante de Lamiel. De même, je ne vois pas comment on pourrait intégrer l'autobiographie Vie de Henri Brulard dans l'œuvre romanesque, comme MN semble le suggérer!

Pour conclure, je tiens à souligner que je suis très conscient de l'abîme qui se creuse
trop facilement entre théorie et pratique, entre esthétique et analyse, entre totalité et

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fragments. Tout mon effort a consisté à concilier ces extrêmes. Ce n'est pas un hasard si j'ai mis en exergue un mot de Sçtren Kierkegaard qui exprime l'idéal méthodologique qui me tient le plus à cœur: «Une méthode a cette remarquable propriété de n'être rien du tout au point de vue abstrait; elle consiste à être mise en œuvre, appliquée».

Copenhague

L'intervention de l'autre membre du jury, le professeur Asbjorn Aarnes, Oslo, ainsi que la
réponse de Hans 8011-Johansen ont été reproduites dans la revue norvégienne Edda VI
(1979).