Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

Álfrún Gunnlaugsdóttir: Tristan en el Norte. Stofnun Árna Magnússonar á Islandi, rit 17. Reykjavik, 1978. 366 p.

Povl Skårup

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Voici un livre aussi international que la culture intellectuelle de l'Europe occidentale du Moyen Age: une Islandaise, qui a étudié chez un Suisse, a eu un Catalan pour diriger sa thèse, rédigée en castillan, sur la traduction norvégienne d'un poème composé en français en Angleterre. C'est Álfrún Gunnlaugsdóttir, qui a choisi comme sujet de thèse la saga de Tristan, traduite au XIIIe siècle d'après le poème anglo-normand de Thomas. Après l'avoir élaborée chez Paul Aebischer à Lausanne, elle l'a soutenue à Barcelone chez M. Martin de Riquer. Elle l'a rédigée en espagnol, mais a ajouté des résumés, d'ailleurs différents, en français et en islandais.

La première partie du livre est une traduction espagnole de ladite saga. Il est évident qu'on ne saurait étudier sérieusement un texte littéraire que dans la langue originale, en l'occurrence en vieux norrois, et qu'une traduction ne saurait être qu'un succédané ou - mieux - une aide pour mieux comprendre le texte original. Ceci dit, la traduction d'AG est excellente et rendra de grands services à côté de la traduction anglaise de M. Paul Schach (Univ. of Nebraska Press, 1973, puis 1976), et de la vieille traduction allemande de Kòlbing (celle-ci, moins exacte, fut utilisée par Bédier). L'un des mérites d'AG est d'offrir des variantes d'un ms. qui a été très peu utilisé jusqu'ici.

Dans la même partie du livre, l'auteur compare les fragments conservés du poème de
Thomas avec les passages correspondants de la saga. Les conclusions de cette comparaison(pp.

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paraison(pp.212-220) sont saines et nuancées. A une exception près: bien que l'auteur avoue en principe (p. 21) que les différences entre le texte anglo-normand de Thomas et le texte norrois conservé dans des copies islandaises du XVIIe siècle peuvent être dues non seulement au traducteur, Robert, mais également à des copistes islandais, elle attribue dans ses conclusions toutes ces différences à Robert, sauf là où l'un des fragments conservésde deux mss du XVe siècle l'oblige a attribuer l'un des changements à un copiste (p. 217, cf. p. 145). Il est vrai que dans la plupart des cas, «nada nos ayuda a descubrir lo que en el texto de la saga pertenece a los copistas» (p. 21). Mais la conclusion à en tirer n'est pas d'attribuer les différences à Robert, mais de laisser la question ouverte. Qui sait si tous les mss islandais complets ou fragmentaires de la saga ne remontent pas à une copie islandaise plus ou moins remaniée ou abrégée de la traduction norvégienne? C'est une question qui ne se pose pas seulement pour la saga de Tristan, mais pour toutes les sagas traduites, et à laquelle on ne pourra peut-être répondre qu'en étudiant toutes ces sagas ensemble.

Dans la seconde partie du livre, l'auteur se propose d'examiner les différences entre la saga et les parties perdues du poème de Thomas. Dans ce but, elle refait, après Bédier (et d'autres, qu'elle ne cite pas - sa bibliographie n'est pas exhaustive), la reconstitution détaillée de ces parties perdues. De même que Bédier, elle le fait en comparant la saga avec le Sir Tristrem anglais et le Tristan de Gottfried de Strasbourg: les éléments communs à deux au moins de ces trois témoins doivent remonter à Thomas. AG se distingue de Bédier là où il n'y a pas deux témoignages concordants. En comparant chacun de ces trois témoins avec les fragments conservés du poème de Thomas, elle constate que la saga en diffère surtout par des omissions (c'est là la conclusion de la première partie du livre), tandis que les deux autres versions sont beaucoup plus libres. Elle en conclut que Bédier accordait trop de crédit, dans sa reconstitution, à Sir Tristrem et surtout à Gottfried - et à sa propre conception subjective du poème anglo-normand qu'il considérait comme un récit clair et logique. Cette conclusion est tout à fait convaincante, et on aurait tort désormais d'étudier Thomas en utilisant Bédier sans AG.

Cette thèse est indispensable non seulement à l'étude de la saga norroise de Robert,
mais également à l'étude du poème anglo-normand de Thomas.

Arhus