Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

Jakob Wuest: La dialectalisation de la Gallo-Romania. Problèmes phonologiques. Romancia Helvética Vol. 91. Ed. Francke, Berne, 1979. 406 p.

Palle Spore

Le titre de cet ouvrage prête à confusion. Il fait croire qu'il s'agit d'une description phonologique des différents dialectes de l'aire gallo-romane, suivie (ou non) de l'explication historique de la dislocation, bref, en quelque sorte du pendant gallo-roman de l'étude pan-romane de W. von Wartburg (Ausgliederung der romanischen Sprachràume) ou du chef-d'œuvre de Harald Weinrich (Phonologische Studien zur romanischen Sprachgeschichte), qui, lui, s'attarde surtout sur les parlers de l'ltalie centrale. Une telle description aurait permis de mieux connaître la parenté des dialectes gallo-romans et de mieux comprendre la différence entre dialecte et patois et peut-être même - malgré le scepticisme bien fondé de l'A. (p. 42) - entre langue et dialecte. Pour ne prendre qu'un exemple parmi beaucoup: le parler du Borinage est-il du wallon ou du picard? Inutile de dire que les manifestations actuelles (la description synchronique) ne correspondent pas forcément aux réalités historiques.

A la place d'une telle étude «globale», l'A. nous donne une série d'analyses de détail.

Dans l'Avant-propos, l'A. expose rapidement les principes positivistes qui ont dirigé son travail et les limites qu'il s'est imposées: «Mon étude ne sera donc consacrée qu'à la phonologie proprement dite, ou, plus exactement, à l'interprétation phonologique des données phonétiques et scripturaires» (pp. 14-15). Une telle tâche exige évidemment la présentation phonétique des phénomènes, présentation qui, à mon sens, occupe beaucoup trop de place par rapport à l'exposé phonologique proprement dit. Sa phonologie est celle de l'école de Prague (Jakobson, Troubetzkoy), ce qui est tout à fait normal, mais l'école de Paris (Haudricourt, Martinet) y occupe également une place importante, alors que celle de Copenhague (Hjelmslev, Togeby) et la linguistique américaine (Bloomfield, Sapir) ne sont mentionnées qu'incidemment. Par contre, l'A. «n'adhère pas aux thèses de la «phonologie generative»» (p. 61), ce qui ne l'empêche pas. à l'occasion (par ex. pp. 63, 65 et 328), de se servir de la présentation binaire des traits distinctifs, chère aux générativistes. Cet éclectisme, qui ne mène jamais à des contradictions, est tout à son honneur.

L'exposé se divise en cinq grands chapitres:

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1) Problèmes épistémologiques (pp. 17-58). C'est la discussion des assises théoriques de la connaissance qui régissent l'objet d'une analyse comme celle-ci et en fonde sa légitimité scientifique. Ici comme ailleurs, la documentation de l'A. est si riche et ses remarques sont si nombreuses qu'il est impossible de les résumer dans le cadre d'un compte rendu. Je trouve cependant que ce chapitre est en marge de l'étude à proprement parler; l'A. aurait dû le publier séparément.

2) L'héritage latin (pp. 59-132). Ce chapitre commence par un paragraphe intitule «La fonction distinctive» (pp. 61-67), où l'A. discute les principes phonologiques; à mon avis, ce paragraphe aurait dû faire partie du premier chapitre, car il ne s'applique pas spécifiquement au domaine du système phonétique latin. Cette critique mise à part, ce chapitre est à mon sens le plus clair des cinq, peut-être à cause de l'unité relative du sujet: à partir d'une alternance fort bien menée entre vocalisme et consonantisme, l'A. suit l'évolution des sons latins depuis l'époque républicaine jusqu'à la dislocation de l'Empire romain. Cela signifie qu'on y trouve non seulement les évolutions pan-romanes (comme le bouleversement quantitatif du vocalisme latin), mais aussi certaines évolutions qui dépassent les frontières de la Gallo-Romania, notamment la diphtongaison romane (considérée comme conditionnée et placée sous le titre de «L'harmonisation vocalique» (pp. 118-124): l'A. adopte presque sans réserves les théories de Friedrich Schiirr) ainsi que la palatalisation de w (pp. 124-132). Mais on comprend mal pourquoi il faut se reporter au chapitre suivant pour trouver la discussion de la syncope (pp. 135-153). Il est d'ailleurs regrettable que l'A. n'ait pas eu connaissance du remarquable article de Michael Herslund (Phonologie des voyelles du latin vulgaire, dans Revue Romane IX, 1974, pp. 232-243), probablement paru trop tard: la rédaction du texte a pris fin en 1973 (p. 13). - Dans ce chapitre (p. 73), l'A. prône une théorie surprenante: kw (QU) constituerait un phonème et non pas une combinaison de /k/ et de /w/, parce que la coupe syllabique se place devant l'ensemble kw, alors qu'elle coupe en deux par ex. lw dans SALVUS; de même, gw et sw (dans LINGUA, SUAVIS, etc.) deviendraient des phonèmes, ce qui porte à 17 au lieu de 14 le nombre des phonèmes consonantiques. Cette analyse est en contradiction avec celle qu'on trouve à la p. 215 à propos de l'ancien français: «L'affriquée [ts] est à la fois commutable avec iti et avec /s/: selce/te, xel/celllel, voislvoizlvoit, etc. Elle est done» (c'est moi qui souligne) «décomposable en deux segments phonologiques plus petits, /t + s/.» D'après cet excellent principe, kw se compose également de deux phonèmes, car l'ensemble est commutable avec /w/ et avec /k/: VIS/QUIS/CIS. La même preuve n'est guère possible pour gw et sw, mais en fonction de la «loi de la simplicité» de Hjelmslev, citée p. 24, il faut également décomposer ces deux groupes. Cette erreur dans l'analyse phonologique est fort embarrassante pour l'analyse ultérieure: il faudra au moins repenser tout le paragraphe consacré à la palatalisation de C, G devant A (pp. 220-224).

3) Histoire du vocalisme gallo-roman (pp. 133-211). L'A. consacre la majeure partie de ce chapitre aux diphtongues: leur genèse et leur sort ultérieur. Il traite non seulement de la diphtongaison française (qu'il appelle «spontanée», terme discutable puisque cette diphtongaison est fonction de l'allongement vocalique, mais surtout terme maladroit puisqu'ily a des linguistes qui voient également dans la diphtongaison romane une évolution plus ou moins spontanée), mais aussi de certains aspects de la diphtongaison romane: ce qu'il considère avec Schiirr comme la généralisation de la diphtongaison métaphonique. la dissimilation uo > ue, la monophtongaison de cette diphtongue, et enfin, la diphtongaison wallone sous l'entrave, qu'il considère comme un phénomène relativement tardif (p. 181). Ces différentes évolutions, ainsi que la monophtongaison AU > o, sont placées dans un

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contexte phonologique et dialectologique - dont la clarté laisse beaucoup à désirer. Et la synthèse phonologique de l'ensemble vocalique est absente de ce chapitre; il faut la chercher au milieu du chapitre suivant (pp. 306-309), intercalée dans le paragraphe consacréaux

4) Histoire du consonuntisme gallo-roman (pp. 213-329). C'est le chapitre le plus long et, en même temps, le chapitre le plus diffus. L'A. y devient vraiment la victime de sa tâche ambitieuse: une telle étude tridimensionnelle (systématique, historique et géographique) peut difficilement jouir de la clarté désirée. A mon avis, l'A. s'en tire assez bien, mais sa division phonétique (systématique), qui se superpose aux deux autres, est pour le moins étonnante par son mélange des critères: labiales, nasales, latérales et sifflantes-chuintantes. Parmi les occlusives, seuls C et G sont traités d'une façon approfondie; il s'agit évidemment surtout de leur palatalisation devant A et de leur maintien en normanno-picard dans cette même position. Pour ce dernier phénomène, l'A. déclare que «Le problème n'est pas résolu» (p. 221). Mais pourquoi ne pas y voir l'effet de la plus grande vélarité de a que l'on constate dans ces régions, du moins de nos jours? Une telle explication nous semble d'autant plus évidente que l'A. sépare justement cette évolution (ou non-évolution) de celle des mêmes consonnes devant E et I dans les deux dialectes en question. - Ajoutons que les cartes dialectales sont particulièrement nombreuses dans ce chapitre et qu'elles sont, ici comme dans les autres chapitres, présentées avec une clarté exemplaire. Mais on regrette qu'il n'y en ait pas davantage, car les descriptions géographiques manquent souvent de clarté. Que penser par ex. de la suivante: «En tout cas, le phonème Ini tend à s'affaiblir dans une zone qui s'étend en gros de Venise à Cherbourg et de Liège à Valencia» (p. 268)? Pour moi, il s'agit d'une énorme croix et non d'une zone.

5) Essai de synthèse (pp. 331-398). Dans son Avant-propos, l'A. dit que «La synthèse du dernier chapitre n'aura d'ailleurs qu'un caractère provisoire» (p. 15). Sous ces conditions, il serait certainement injuste de la commenter. Je me limite par conséquent à dire que ce n'est pas la synthèse phonologique que j'avais espéré y trouver, mais que j'ai beaucoup admiré l'analyse géologique (surtout pp. 354-358): autant queje sache, c'est la première fois qu'on a employé avec autant de rigueur la géographie physique pour expliquer les différenciations dialectales. Il est vrai que beaucoup de philologues se sont attachés au rôle conservateur des régions montagneuses, mais ici, le rôle des marais et des forêts est également pris en considération, et c'est peut-être là la contribution la plus originale de l'A. à l'étude diachronique des dialectes. Il faut ajouter que l'A. se montre à plusieurs reprises fort sceptique vis-à-vis des théories des substrats et des superstrats (notamment pp. 336-339), et je suis entièrement de son avis, mais je trouve qu'il réduit trop l'importance des faits historiques: l'établissement des différents Etats crée des frontières non seulement politiques, mais aussi linguistiques en ce sens que la coupure ou la réduction de la communication à travers ces frontières permet des évolutions particulières de chaque côté d'une telle frontière.

Pour l'ensemble, la documentation de l'A. est fort impressionnante. Elle ne couvre pas seulement les œuvres philologiques et linguistiques à proprement parler, mais - comme on vient de le voir - également un nombre considérable de traités historiques et même géologiques. Il est regrettable que l'A. n'ait pas jugé utile de les rassembler dans une bibliographie générale; seuls les ouvrages cités en abréviation (une bonne centaine, soit moins du cinquième du total) y ont eu droit (pp. 5-9).

Mais ce qui est encore plus regrettable, c'est que l'A- ne semble pas avoir épuisé ou du
moins utilisé à fond ses sources. Un tel reproche est évidemment difficile à formuler pour

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l'ensemble des textes cités, mais l'on ne manque pas de constater que trop souvent, les affirmations de l'A. se trouvent sans référence. Dans nombre de cas, ce défaut n'est certainementqu'apparent, mais dans d'autres, l'A. fait preuve d'un emploi trop superficiel des sources qui sont à sa disposition. Pour ne prendre que celle que je connais le mieux, «La diphtongaison romane», que j'ai publiée en 1972, et que l'A. cite à deux reprises (pp. 122 et 234), je relève trois exemples significatifs de mon affirmation: i= «Mais tout le monde admet que la diphtongaison» (il s'agit de la diphtongaison romane) «a été précédée d'un allongement des voyelles en position libre et accentuée» (p. 156). C'est exactement ce que je n'admets pas (voir par ex. § 9)! 2° Je crois avoir prouvé avec assez de vigueur que la diphtongue vosgienne dans un mot comme ¡jâb] < HÈRBA n'a aucun rapport avec la diphtongaison romane, mais qu'elle est issue de la vocalisation du r et partant secondaire(§ 27); néanmoins, l'A. parle dans ce cas d'une diphtongaison en syllabe entravée (pp. 181 et 379) sans même mentionner qu'il existe une autre explication. 3° «Georges Straka place ainsi la sonorisation vers la fin du IVe siècle, et Palle Spore lui assigne même la date de 370» (p. 234). Oui, en tant que terminus a quo, comme il ressort clairement du § 65,4 (les trois dernières lignes de la p. 314); contrairement à ce que prétend l'A. (loc. cit.), ma datation n'est donc nullement en contradiction avec celle de Harald Weinrich.

De même, son analyse phonologique des occlusives danoises (p. 235) est très énigmatique: «Quand [d] initial alterne dans une série de mots avec [t] et dans une autre avec [d], il y a un critère sémantique qui permet d'attribuer les deux [d] à deux phonèmes différents.» Mais [d] ne se trouve jamais à l'initiale en danois, mais seulement à la position postvocalique (Spore: La langue danoise (1965) p. 41).

Si, à partir de ces critiques, on croit que la valeur de l'œuvre de M. Wiiest est discutable, on se trompe. Le sujet est d'une telle envergure qu'on ne peut qu'applaudir celui qui ose l'aborder. Le livre est riche de remarques intéressantes et d'analyses pour la plupart fort pertinentes, si bien qu'on y trouve matière à réflexion, même à la dixième lecture. On peut dire que la vraie valeur du livre se trouve non dans la synthèse, mais dans le détail. Il est cependant dommage que l'index (pp. 399-400) soit tellement sommaire qu'il est presque inutilisable, et qu'il risque par là de réduire injustement la valeur du livre.

Présentée différemment et insistant davantage sur les modifications des systèmes
phonologiques, l'œuvre de Jakob Wüest aurait pu devenir un chef-d'œuvre. Telle qu'elle
est, elle est seulement devenue un livre fort intéressant.

Odense