Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

Morten Nojgaard

Morten Nøjgaard

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Dans un passage perspicace, Georg Brandes fit dès 1890 la constatation suivante: «Pour de nombreux poètes contemporains la créature humaine se présente comme une espèce de centaure, mi être sublime, mi animal, centaure qui, emporté dans l'élévation de la pensée, se réveille de son rêve au bruit de ses propres sabots.» Brandes pensait à des auteurs comme Barbey d'Aurevilly, Zola et Ibsen. La critique contemporaine n'a pas manqué de relever l'importance du thème de la bête humaine en particulier chez Zola et Ibsen (pour ce dernier, voir l'étude importante du jeune critique norvégien Asbjprn Aarseth, Dyret i mennesket. Et bidrag til tolkning af Henrik Ibsens »Peer Gynt« (La bête tapie à l'intérieur de l'homme. Une contribution à l'interprétation d'lbsen, Peer Gynt). Oslo 1975). Cependant elle a pratiquement passé sous silence la préhistoire littéraire de ce thème. Voilà la lacune que l'ouvrage d'AS se propose de combler.

La thèse de l'ouvrage est claire. A partir d'env. 1800, on observe dans la littérature française une «naturisation de l'homme» qui implique une vision négative de l'âme humaine et qui s'oppose à I'«humanisation de la nature» par laquelle les Lumières et le préromantisme affirmaient leur optimisme ontologique. La naturisation consiste à décrire la psychologie d'un personnage à l'aide d'images tirées de la nature extérieure ou à lui attribuer des qualités animales. Enfin, cette naturisation est liée à une certaine technique romanesque, la «mystification.» Celle-ci consiste à présenter le personnage principal (ou un autre personnage important) comme enveloppé de mystère; ses actes restent une énigme aux yeux des autres personnages, voire même aux siens propres et le mystère n'est levé qu'à mesure que progresse l'action. Le roman noir popularisa le procédé, dont le meilleur exemple est peut-être Mademoiselle de Maupin.

Les textes qui servent à la démonstration de cette thèse sont les œuvres des grands romanciers romantiques, Mme de Staël, Chateaubriand, Senancour, Hugo, Sand, Musset, Balzac, Sainte-Beuve, Gautier, le jeune Flaubert. Seul auteur «mineur» étudié, Eugène Sue, dont les romans semblent d'ailleurs connaître une certaine vogue critique (cf. l'étude d'Umberto Eco, récemment reprise dans The Role of thè Reader, N.Y. 1979).

Selon une formule agréable, AS étudie d'abord la naturisation de l'homme au sens strict, en établissant une série numérotée d'images où l'on voit la psychologie humaine sous forme de scènes de la nature. AS systématise ces images d'après le rapport entre image et sentiment, et il montre que la nature qui sert à illustrer les moments de l'âme romantique est souvent très précise, presque toujours d'un caractère menaçant, mystérieux et sombre et qu'elle évoque de préférence l'existence de profondeurs inquiétantes dans les bas-fonds de l'âme. AS étudie de la même façon les images animales en énumérant les diverses espèces animales utilisées par les romantiques: serpent, tigre, loup, etc. Le procédé trouve son point culminant dans le fameux passage á'Atala (passage qui a sans doute été à l'ongine même de la recherche d'AS), où Chateaubriand compare le cœur de l'homme à un puits au fond duquel «Vous apercevez un large crocodile, que le puits nourrit dans ses eaux.» (cit. p. 100).

Le troisième chapitre veut intégrer les analyses des images isolées dans l'ensemble des

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romans. AS n'évite pas le piège des répétitions inutiles, d'autant plus qu'il ne se livre pas à une véritable étude d'ensemble de la vision du monde de chaque roman. N'empêche que ce chapitre lui permet d'affirmer avec force que les trois procédés relevés, l'image de la nature, l'image animale et la mystification recèlent un contenu idéologique identique: le dualisme chrétien.

AS clôt sa démonstration sur une discussion bien documentée de la périodisation historique. Selon lui, sa recherche tend à appuyer la thèse selon laquelle le clivage primordial entre préromantisme et romantisme se situerait autour de 1800. Dans la perspective qui nous intéresse ici, la naissance d'une nouvelle anthropologie pessimiste des «profondeurs», on ne peut certes que lui donner raison, mais il reste qu'à d'autres points de vue, plus «littéraires», la date traditionnelle de 1820 garde toute son importance. Ajoutons que la date de 1801 (le crocodile á'Atala) ne saurait toutefois signifier le commencement absolu de l'animalisation de l'homme. On sait que les physiologues du XVIIIe siècle finissant attribuaient déjà les qualités animales à l'homme. Dans Harmonies de la nature V, Bernardin de St-Pierre écrivait: «II est certain que l'homme réunit en lui les passions de tous les animaux, et que celle qui y devient dominante (...) se manifeste dans sa physionomie par les traits de l'animal qui en est le type.» De façon bien plus étonnante, je constate que dès 1795 Jean-Paul a jeté les fondements de ce qui allait devenir l'anthropologie démonisée de Chateaubriand dans Fessai Vber die natiirliche Magie der Einbildungskraft. Jean-Paul signale le pouvoir qu'ont les métaphores poétiques pour révéler les forces inconscientes; la poésie constitue une espèce d'exégèse des rêves et sous son influence nous devenons capables d'entrevoir les animaux sauvages qui errent dans notre âme, comme s'y tapira quelques années plus tard le crocodile de Chateaubriand: »Fiirchterlich tief leuchtet der Traum in den uns gebaueten Epikurs- und Augias-Stall hinein; und wir sehen in der Nacht alle die Wilden Grabthiere oder Abendwòlfe ledig herumstreifen, die alle Tage die Vernunft an Ketten hielt.« En revanche, AS me paraît démontrer sans réplique que la coupure entre romantisme et réalisme, située ici autour de 1845, n'en est pas une: il s'agit en réalité d'un long glissement.

Le débit d'AS est clair et précis, tout en gardant une notable puissance suggestive. Aussi ne cesse-t-il de stimuler la pensée du lecteur. Je me bornerai ici à effleurer quelques questions auxquelles AS me paraît proposer des réponses insuffisantes. Nous avons noté que, de parti pris, AS ne s'intéresse qu'aux grands auteurs, estimant qu'une étude portant sur des romans obscurs «aurait un intérêt très restreint» (p. 10). C'est là une position indéfendable de la part de quiconque veut faire œuvre d'historien des idées. Ainsi l'étude d'AS n'est pas, comme il le prétend, celle du roman français de 1800 à 1845, puisqu'il laisse carrément de côté l'immense masse de la production romanesque qui ignore précisément l'anthropologie créée par les innovateurs romantiques. C'est ce dont on peut se convaincre en ouvrant le bel ouvrage de Priscilla Clark (The Baule of thè Bourgeois. The Novel in France 1789-1848. Paris 1973). Les auteurs populaires, tels Mme de Krudner, Ducray-Duminil, Paul de Kock, Mme de Souza, etc., ne connaissent ni «bête humaine» ni naturisation de l'homme; pour eux, la grande affaire reste la lutte sociale qui oppose bourgeois et aristocrates, et ce qu'ils introduisent dans le roman est bien plutôt une vue plus nuancée et plus détaillée de la vie sociale qu'une nouvelle anthropologie stratifiée et démonisée. S'ils parlent de «bête humaine», c'est en pensant à l'ennemi de la société (que ce soit le prolétaire bandit ou le financier requin) et non pas à ce démon intérieur qui se cache, selon les grands romantiques, en chacun de nous. Le seul Balzac essaie d'allier les deux anthropologies, avec les résultats qu'on sait.

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Cette carence est d'autant plus regrettable qu'on ne manque pas précisément d'études préliminaires facilitant l'accès à ces vastes matériaux. Citons pour mémoire John S. Woods. Sondages, 1830-48. Romanciers français secondaires. Toronto 1965. Id., Sondages dans le roman français du point de vue social (1789-1830). Rev. d'hist. litt. de la Fr. 1954; Robert Colby, Fiction with a Purpose, Major and Minor I9th Century Novéis. Bloomington - London 1967, et l'article de Paul Pelckmann sur le roman sous le Premier Empire (Orbis Litterarum 34 (1979) pp. 33-52).

Dans sa classification des images de la nature, AS fait appel à deux critères: la signification des images (ainsi il exclut celles qui ne sont pas de nature dualiste) et leurs matériaux (volcan, tempête, etc.). Il est évident qu'une classification basée sur des critères aussi hétérogènes se heurte à de multiples difficultés; du moins manifeste-t-elle bien la visée double de l'ouvrage qui se veut à la fois étude stylistique et synthèse d'une évolution philosophico-anthropologique. Je regrette davantage qu'AS n'ait pas envisagé ses images d'un point de vue fonctionnel. Il me semble en effet que les romantiques utilisent les images de la nature à trois fins bien diverses. D'abord comme «chiffre» de ce qu'une époque postérieure appellera l'inconscient. Voilà le thème principal d'AS. Ensuite comme symbole de toutes les forces occultes qui influent sur l'âme humaine en en révélant les couches troublantes inaccessibles à une saisie directe. Bonne partie des exemples d'AS relèverait d'une telle catégorie fonctionnelle, p.ex. le passage connu cité p. 43 où Corinne et Lord Nelvil se rencontrent sur le Vésuve. Enfin l'image de la nature comme manifestation dynamique des ravages qu'opèrent les forces de l'inconscient dans l'âme humaine. Le meilleur exemple de cette fonction, on le trouve sans doute dans le roman pastoral, p.ex. VAstrée où l'on voit Céladon établir un temple consacré au culte d'Astrée et dont tout l'aménagement traduit les forces de l'amour qui sévit dans l'âme de Céladon. A l'époque romantique le procédé s'emploie rarement, mais j'en ai trouvé un exemple saisissant dans Lélia, où George Sand montre l'héroïne en proie à la folie; s'étant cachée dans les ruines d'un monastère, Lélia se construit un paysage imaginaire marqué de tabous et qui symbolise la force démoniaque de l'amour refoulé (Classiques Garnier pp. 178-79).

On regrette vivement que, de parti pris, AS exclue toutes les images non dualistes et non stratifiées: à moins d'étudier l'ensemble des images de la nature utilisées par les romantiques pour décrire la nature humaine, l'analyse historique risque fort de s'enfermer dans un cercle vicieux. Ainsi il est facile de trouver dans Lélia des passages qui situent l'aspect démoniaque de l'âme dans une dimension horizontale (alors qu'AS ne relève que l'aspect vertical de la stratification). V. p.ex. la longue description d'un paysage marin qui s'apaise après l'orage et qui figure l'état d'âme de Sténio après sa nuit d'amour avec Pulchérie (Classiques Garnier p. 218 sq.). Notons que pour Gilbert Durand (Structures anthropologiques de l'imaginaire, pp. 105-06) la symbolique animale, centrée autour du dragon = le crocodile de Chateaubriand, est précisément liée à l'élément aqueux, l'«eau triste» ou noire: «II semble que le Dragon existe, psychologiquement parlant, comme porté par les schèmes et les archétypes de la bête, de la nuit et de l'eau combinés.» (op. cit. p. 106).

Il aurait aussi été intéressant d'étudier le rapport entre l'image psychologique d'AS et l'image «cosmique» baroque dont les romantiques continuent à faire un usage abondant. Très souvent, ces images dénotent la même conception dualiste et pessimiste et entretiennentainsi un rapport évident avec les images étudiées par AS. V. p.ex. le passage suivant tiré de Lélia (pp. 80-81): «Eh! je le sais, dit tranquillement le prêtre. Vous ne comprenez pas: écoutez, asseyez-vous avec moi sur le tronc de ce mélèze qui sert de pont au-dessus

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de l'abîme. Là, plus près de moi, votre main dans la mienne, ne craignez rien. L'arbre ploie, le torrent gronde, le gouffre écume là-bas, dans cette noire profondeur, juste au-dessus de nous: cela est beau! C'est l'image de la vie!» Je note au passage qu'à la p. 45 AS présente lui-même une image de cette catégorie «cosmique» sans en relever la particularité.

Il n'est pas étonnant que le parti pris d'AS l'empêche d'obtenir une vue juste de la conception que se font les romantiques de la nature. Ainsi AS prétend p. 180 avoir trouvé chez eux une «oscillation significative devant l'interprétation de la nature, entre tantôt une espérance de salut, tantôt une menace mortelle.» Or, la vérité est qu'à l'exception de Vigny, qui, de façon significative, ignore précisément la naturisation de l'homme, la nature extérieure constitue pour les romantiques (qui ne font ici que suivre les préromantiques, p. ex. Bernardin de St-Pierre) une force positive, exaltante. Tous les textes étudiés par AS en offrent de multiples exemples. Ce qui constitue à leurs yeux une «menace mortelle» est la nature humaine. C'est l'homme qui devient problème.

Je crois qu'AS aurait pu éviter ce genre d'imprécisions s'il s'était donné la peine de dresser le tableau de l'anthropologie romantique à laquelle renvoient les procédés stylistiques qu'il analyse. Ils traduisent tous un effort pour décrire ce qui restait encore inaccessible à l'analyse directe, la vie de l'inconscient. Un défaut majeur de l'ouvrage d'AS est d'ignorer tout le travail scientifique qui se fait parallèlement aux explorations romanesques pour découvrir ces couches inconnues de l'âme au cours des premiers vingt ans du siècle. Je pense en particulier aux réflexions novatrices de Maine de Biran, dont AS taît jusqu'au nom. On connaît pourtant les paroles prophétiques que le philosophe psychologue consignait dans son journal de 1816: «II y a dans la conscience et dans ses profondeurs tels modes et telles opérations intimes, qu'elle ne peut connaître, ou dont il lui est impossible de se rendre compte parce qu'elle en est trop près, ou qu'ils sont inhérents à sa substance . . . Qui sait tout ce que peut la réflexion concentrée et s'il n'y a pas un nouveau monde intérieur qui pourra être découvert quelque jours par quelque Colomb métaphysicien?» (Journal 1816, cité Wahl, p. 83). L'idée même de la naturisation et de la stratification du moi présuppose la nouvelle conception du moi définie par «une force qui se porte d'elle-même à l'action, qui détermine cette action sans y être contrainte, poussée ou inclinée par aucune impulsion étrangère (...).» (Nouveaux essais d'anthropologie, 1823-24). Maine de Biran établit la théorie de Y homo duplex et constate l'existence d'une «nature animale, un principe de vie sensitive, par laquelle il (se. l'homme) est soumis à des passions, esclave d'une foule de nécessités, régi enfin par les lois du corps organisé, vivant ou sentant, opposées aux lois de l'esprit pensant et voulant.» (id. ib.). Voilà à mon sens la perspective philosophique dans laquelle il faut envisager la naturisation romantique.

Les romantiques se séparent de Maine de Biran dans la mesure où ils doutent généralement de la possibilité d'une coexistence harmonieuse de la vie animale et la vie spirituelle. De là leur tendance à un certain satanisme (voir Max Milner). Cependant l'anthropologie de la naturisation met en jeu les mêmes trois principes de la vie psychique que ceux qui régissent l'âme dans la conception tardive de Maine de Biran (à partir de 1818). En effet, celui-ci la divise en trois «vies»: 1e la vie animale; 2° la vie humaine, 3° la vie de l'esprit. De même les romantiques opposent la bête humaine à l'aspiration divine, principes qui luttent pour la domination de l'homme, de l'ego qui ne s'identifie donc à aucun d'entre eux. Ainsi il est certainement erroné de parler avec AS de dualisme ou, pis encore, de dualisme chrétien à propos des images de la nature. Les romantiques mettent en œuvre une anthropologie ternaire. De là leur narcissisme effréné comme aussi le culte du dandy.

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II y aurait lieu de compléter l'ouvrage d'AS par une étude historique approfondie des vicissitudes philosophiques et littéraires de l'anthropologie romantique. Tel qu'il est, son travail a le grand mérite d'avoir cerné un nouveau procédé stylistique, la naturisation, et de l'avoir décrit avec précision et subtilité. Il en démontre sans réplique la présence chez la plupart des grands romantiques et il jette une lumière neuve sur le procédé par ailleurs connu de la mystification. Son livre contient de riches matériaux facilement utilisables pour tous ceux qui s'intéressent aux rapports qui relient style et vision du monde. Sa vertu la plus grande est peut-être de nous avoir aidés à saisir dans le concret du style comment les romanciers de l'époque romantique arrivent peu à peu à appréhender et à exprimer ces abîmes démoniaques de l'âme qui allaient devenir le grand thème de la psychologie romanesque de la deuxième moitié du XIXe siècle.

Odense