Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

Pierre V. Zima: Pour une sociologie du texte littéraire, Paris, Gallimard 10/18, 1978. 373 p.

Brynja Svane

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Comme la plupart des livres dont le titre commence par ce «Pour ...», à la fois modeste et très ambitieux, le livre de Pierre Zima est un recueil d'articles traitant différents aspects théoriques et pratiques de son sujet: la sociologie de la littérature. Le titre du livre fait tout de suite penser au livre très connu de Lucien Goldmann: Pour une sociologie du roman, paru en 1964. Mais c'est Th. W. Adorno, et non pas Goldmann, qui a été la source d'inspiration la plus importante de Zima. Dans la préface, l'auteur souligne surtout l'importancede la théorie adornienne concernant le caractère double du texte littéraire. Les théories d'Adorno sont, en effet, avec celles du structuraliste tchèque Jan Mukafovsky, le point de départ d'une tentative intéressante pour trouver une nouvelle voie à la sociologie de la littérature. Tout en développant ses visions de cette nouvelle voie, Zima critique

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plusieurs approches sociologiques existantes. Malgré sa partialité évidente, le livre de Pierre Zima mérite l'attention par sa volonté de joindre les extrêmes dans la sociologie littéraire, qui, malheureusement, depuis des années, aboutit constamment à des impasses, à cause de la division en différentes «écoles» sociologiques et marxistes.

La critique de P. Zima vise à la fois un grand nombre de théoriciens marxistes et la
soi-disante sociologie empirique. On peut résumer sa critique ainsi:

1) II reproche aux théoriciens marxistes de réduire le texte littéraire à une pure expression idéologique ou à un discours uniquement mimétique qui est censé reproduire plus ou moins fidèlement la réalité. Ainsi ces théoriciens placent les textes littéraires au même niveau que n'importe quel texte philosophique ou politique, au lieu de s'arrêter à ce qui est spécifiquement littéraire.

2) II reproche à la sociologie empirique (celle de I'iltam à Bordeaux, p. ex.) de se servir de la littérature uniquement comme prétexte de leurs recherches. Selon Zima, les adeptes de cette méthodologie commettent la faute de réduire les textes à des objets qu'ils s'amusent à énumérer et à classifier selon des critères quantitatifs, sous couvert d'objectivité.

Il est évident que ces deux aspects de la critique de Zima se fondent sur une seule et même préoccupation: à la suite des idées de l'Ecole de Prague (Mukafovsky) et de l'Ecole de Francfort (Adorno), Zima insiste sur /'écriture des textes littéraires, ce qui l'oppose nécessairement à tous ceux qui se sont occupés exclusivement des aspects socio-historiques et idéologiques de la littérature. Il résume ainsi l'essentiel de la théorie adornienne: «Le texte est à la fois autonome et fait social.» (Zima, p. 297). C'est ce caractère double du texte que (selon Zima) l'on ne trouve pas dans le soi-disant «contenu» des œuvres littéraires, mais justement dans Vécriture, qui est à la fois forme/contenu et soci alité:

Ce n'est pas la question: Que dit le texte? que devrait se poser le sociologue mais la question: Comment dit le texte? (au niveau narratif, syntaxique, etc.). C'est sur le plan du comment de l'écriture que se manifeste le sens social. (Zima, p. 56; c'est Z. qui souligne).

La théorie du caractère double du texte littéraire amène logiquement chez Zima une critique du discours purement mimétique (dans le sens auerbachien) - critique étroitement liée à une critique de la notion de monosémie. Puisque la littérature est à la fois autonome et dépendante de l'évolution socio-économique, les signes linguistiques deviennent nécessairement polysémiques dans un contexte littéraire. La tâche de la littérature n'est pas de propager des idées, ni de décrire fidèlement la réalité existante en dehors d'elle-même, mais, au contraire, de critiquer et de transformer la réalité tout en la décrivant. Ainsi le texte littéraire ne peut être monosémique et ne saurait jamais être réduit à un pur reflet mimétique.

Il importe (pour Adorno et pour Zima) d'insister sur une certaine liberté de la littérature vis-à-vis des idéologies. Cette liberté (critique envers la société existante) se révèle surtoutdans la manière dont la littérature se sert des signes linguistiques qu'elle emprunte au contexte social. Aussi, pour analyser à fond l'écriture, et surtout l'aspect sociologique de la littérature, Zima a-t-il recours à la linguistique. Selon lui, la langue communicative ordinaire, qui fonctionne dans un contexte social, est imprégnée par l'idéologie dominante. En particulier, dans la société contemporaine, la langue subit une dégradation rapide par la valeur d'échange, considérée par Zima comme un des problèmes les plus importants de notre civilisation. Les textes monosémiques et purement communicatifs,

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comme ceux de la publicité ou de l'infra-littérature (qualifiée par Zima de «littérature triviale») se servent de manière irréfléchie de la langue dégradée par la valeur d'échange. Ce qui caractérise, par contre, la «vraie» littérature (l'œuvre d'art) est le fait qu'elle refuse de se servir de la langue telle quelle. Elle essaie de se détacher du discours idéologique de la communication ordinaire. Le texte littéraire ne saurait s'en détacher complètement, puisqu'il doit nécessairement utiliser la langue communicative, mais il lutte constamment pour défendre son autonomie linguistique et idéologique.

Une des choses les plus intéressantes du livre de Zima est, à mon avis, la place considérable consacrée à la pensée de Jan Mukafovsky, et surtout la tentative de situer celui-ci dans un contexte socio-historique précis: Prague juste après la révolution russe de 1917. On peut mettre l'esthétique adornienne en rapport avec la critique avancée par l'Ecole de Prague envers l'esthétique marxiste officielle des années vingt et trente. La théorie de l'autonomie de l'art a pu être considérée comme une critique de la société, parce que, justement, elle est libératrice vis-à-vis du dogme du réalisme socialiste. Ceci ressort nettement aussi d'un passage d'Adorno que Zima cite dans son livre:

II (l'art) devient social avant tout par la position antagoniste qu'il adopte vis-à-vis de la société, et il n'occupe cette position qu'en tant qu'art autonome. En se cristallisant comme chose spécifique en soi, au lieu de s'adapter aux normes sociales existantes et de se qualifier comme «socialement utile», il critique la société par le simple fait qu'il existe, ce que désapprouvent les puritains de toute obédience. (Zima, p. 51; Adorno: Théorie esthétique, Klincsieck, 1974, p. 299).

Le fait qu'Adorno (et l'Ecole de Francfort en général) s'est opposé vivement au nazisme,
ne fait que renforcer l'aspect critique de sa théorie esthétique.

La forme disparate du livre de Zima (recueil d'articles portant sur des sujets assez différents) ne facilite pas la tâche que l'auteur s'est proposée: montrer une nouvelle voie à la sociologie de la littérature. Il me semble qu'il aurait été préférable de formuler l'essentiel des sept articles dans un texte suivi qui donnerait au lecteur la possibilité de suivre les grandes lignes de la pensée de l'auteur. P. Zima aurait pu - et aurait dû - faciliter la lecture de son livre. D'autre part, cet ouvrage est extrêmement riche en références théoriques. Pour quelqu'un qui s'intéresse à la sociologie de la littérature, le livre de Zima peut devenir une source d'information très utile. Néanmoins, il convient de faire quelques remarques concernant les références. On est frappé, surtout, par l'attitude non critique de Zima envers Adorno. Il aurait été souhaitable, à mon avis, que Zima se distance un peu plus d'Adorno, puisqu'il critique si rigoureusement presque tous les autres théoriciens qu'il cite. Ce manque d'équilibre s'explique, sans doute, par la parution récente en France de la Théorie esthétique d'Adorno (1974). Il est frappant aussi que Zima ne cite pas (ou très peu) certains des théoriciens marxistes français les plus connus. Les recherches d'Althusser, de Macherey et de Balibar ne sont presque pas mentionnées, malgré le fait que ces recherches ont joué un grand rôle en France et ailleurs pour tous ceux qui se sont intéressés à l'extrême complexité du rapport entre texte et idéologie et aux problèmes qui se posent si on essaie d'analyser les institutions dans lesquelles fonctionnent les textes littéraires.

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La valeur de Pour une sociologie du texte littéraire réside surtout dans l'éclectisme voulu de l'ouvrage et dans l'importance donnée par l'auteur à l'analyse précise des textes littéraires. P. Zima n'est pas strictement fidèle à son propre principe d'éclectisme, et les analyses littéraires qu'il esquisse dans ce livre (de Kafka et de Proust) ont tendance à se perdre dans des discussions théoriques. Malgré tout, son livre reste intéressant, parce qu il se place nettement parmi les ouvrages sociologiques modernes qui se révoltent en même temps contre les méthodes sociologiques empiriquement énumératives, et contre les théoriciens marxistes des années 60 et 70 qui ont centré leur intérêt exclusivement sur une critique de l'idéologie bourgeoise. Sans aucun doute le chemin actuel de la sociologie littéraire va dans la direction prise par Zima. Le courant strictement marxiste dans la critique littéraire s'est élargi: en se tournant vers l'écriture et ce qui est spécifiquement littéraire, on fait place à un certain éclectisme méthodologique, qui était mal vu il y a quelques années. Dans le livre important de G. Delfau et A. Roche: Histoire I Littérature (Seuil 1977), cette tendance est très nette, déjà. Elle se retrouve également dans les théories formulées par un groupe de recherches autour de Claude Duchet à Paris. Ce groupe appelle Sociocritique son approche des textes littéraires, qui, sur plusieurs points s'accorde avec celle de Zima, malgré le fait que celui-ci semble ignorer les travaux de ce groupe. Comme celle de Zima, l'approche sociocritique actuelle a des points de ressemblance avec la théorie adornienne sur le caractère double du texte littéraire, et, comme Zima, elle insiste surtout sur l'importance de l'écriture, en soulignant que le social se trouve dans les textes tout autant que dans le hors-texte. Cette tendance que P. Zima partage avec un grand nombre de théoriciens modernes, aboutira-t-elle à des résultats assez solides pour engendrer des analyses textuelles précises et convaincantes? Il sera très intéressant, dans les années qui viennent, de suivre l'évolution de la sociologie littéraire pour voir sa réponse à cette question.

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