Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

James Foley: Theoretical Morphology of the French Verb. Lingvisticae Investigationes: Supplementa. Studies in French and General Linguistics, vol. 1. Amsterdam 1979. 292 pages.

Michael Herslund

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Ce livre est une application à la morphologie verbale du français des principes exposés dans le livre du même auteur, Foundations of Theoretical Phonology, Cambridge 1977. En fait, l'étude dont il est question ici est en partie incompréhensible sans une connaissance préalable de cet exposé de phonologie théorique, qu'il faut donc mentionner de façon assez succincte. Le but de cette phonologie théorique, selon l'auteur la seule théorie phonologique digne de ce nom, est de comprendre et d'expliquer des processus phonologiques à partir de facteurs strictement phonologiques. D'autres approches, telles que la phonologie structuraliste ou la phonologie generative, n'ont pas le statut de théories puisqu'elles s'occupent uniquement de développer des procédés de description, c'est-à-dire de transcription. Le cas de la phonologie generative (baptisée par JF «transformationalphonetics») à cet égard est typique d'une telle pseudo-théorie: elle n'a rien à dire sur la nature du langage; elle s'attache uniquement à des problèmes de notation. Bien que cette critique me semble justifiée dans une certaine mesure, je ne saurais y souscrire pleinement parce que, justement, la phonologie generative cherche constamment des explicationsaux phénomènes observés en les mettant en rapport avec des principes phonétiques généraux. Mais même cet effort est selon JF inadmissible: une théorie phonologique doit être construite à partir d'éléments abstraits et des relations abstraites existant entre eux. Je ne peux pas discuter plus longuement ici cette conception d'une théorie scientifique; je remarquerai seulement que, puisque toute phonologie est une abstraction par rapport à des phénomènes phonétiques observables et que ces

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phénomènes sont clairement conditionnés par les capacités phonatoires de l'homme, je ne vois pas comment on pourrait expliquer le fonctionnement de systèmes phonologiques sinon par référence à ces capacités générales à un point donné de l'exposé. Et c'est en effet ce que fait aussi la théorie de JF. Les relations abstraites dont j'ai parlé plus haut sont en effet des paramètres de force phonologiques. Bien que JF refuse constamment de prendre en considération la «substance» phonique, la hiérarchie de son paramètre (3: kk, k, g, Y par exemple, qui représente une force décroissante (occlusive sourde géminée, occlusivesourde, occlusive sonore, fricative sonore), n'a rien de surprenant d'un point de vue phonétique. Il en va de même avec tous les autres paramètres: ce sont exactement les hiérarchies qu'on aurait établies d'une façon phonétique purement impressionniste. Mais les paramètres sont établis à partir d'observations de différents processus phonologiques. Les résultats sont donc convergents, ce qui semble encore une fois confirmer que ce sont bel et bien les propriétés phonétiques qui, en dernière analyse, conditionnent le fonctionnementdes systèmes phonologiques, puisque les paramètres de force phonologique reflètenttrès fidèlement des propriétés phonétiques.

C'est donc cette théorie qu'on trouve illustrée dans le livre de JF sur la morphologie verbale française. Qu'est-ce que c'est alors que la morphologie théorique? C'est un ensemble de règles phonologiques qui, à partir d'étymons (le terme est de JF) très abstraits dérivent les formes de surface. L'étude n'est ni diachronique ni synchronique, mais achronique. Cela veut dire que l'exposé comprend également des formes latines et des formes de l'ancien français et du français moderne. Les mêmes étymons abstraits sont le plus souvent à la base des formes latines et françaises, comme p. ex. dans l'exemple suivant (p. 78; le w superscrit représente un élément de labialisation):


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Le but d'un tel système est évidemment, comme dans le cas de la phonologie théorique, de comprendre et d'expliquer. Dans l'exemple qu'on vient de citer, on voit un élément de labialisation contenu dans le m de la désinence; cet élément n'est pas «déclenché» en ancien français, désinence -iens; en latin, l'élément est «déclenché» et déplacé à droite, expliquant ainsi la désinence -mus (avec voyelle labialisée après le m); en français moderne, par contre, cet élément est déplacé à gauche, expliquant la désinence -ons.

L'évolution historique doit alors être conçue, non pas comme des changements phonétiques, mais plutôt comme des changements et des réorganisations dans les règles phonologiques qui relient les étymons aux formes manifestées phonétiquement. Selon un schéma comme celui-ci:


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où les flèches horizontales représentent les changements survenus. Ce n'est qu'exceptionnellement que l'étymon change; mais JF n'explique pas comment un tel changement se produit (répercussion d'un changement dans les règles sur l'étymon?). Mais le plus souvent, l'étymon est tellement abstrait que le besoin d'un changement ne se fait pas sentir (ainsi l'exemple habebamus - avions qu'on a déjà cité). Tout se passe donc sur un plan extrêmement abstrait, toute explication «de surface», telle que le concept clé de la grammaire historique traditionnelle, l'analogie, est rejetée avec dédain. En effet, un des aspects les moins sympathiques du livre est l'arrogance avec laquelle sont traités les représentants de la «tradition» (JF assimile volontiers toute la linguistique avant lui-même à l'astronomie pré-keplérienne). Fouché et Pope sont ses victimes préférées; les verbes qu'on trouve le plus souvent utilisés pour caractériser l'activité de ces érudits méritoires sont fait et ignore. J'ai aussi envie de citer, in extenso, le passage où JF caractérise la dichotomie saussuréenne synchronie/diachronie, et le standing intellectuel de la linguistique avant JF en gros: «The origin of the synchronie/diachronie distinction was a natural resuit of the emphasis on descriptive linguistics. Given this orientation, the résultant distinction was not genial, contrary to the contemporary idolatry of the Saussure, but rather an extremely weak concept having no theoretical import, and furthermore pernicious in its perceptual sterility, providing no Ímpetus to further theoretical development. Remarkable about the notion is only its survival, apparently appealing because of its superficial obviousness, an idea on the level of the flat-earth hypothesis, whose obviousness does not however necessitate its theoretical validity» (p. 2).

Après la première partie, où sont discutés les problèmes généraux et où sont comparées les solutions à ces problèmes de la phonétique historique traditionnelle et de la phonologie théorique, la deuxième partie traite de la structure verbale, en particulier les désinences (chapitre 2, The etymological uniformity of thè personal endings, chapitre 3, Tense, aspectand mood morphèmes, et chapitre 4, Historical change in the personal endings and désinences). Dans le chapitre 2, JF s'efforce de montrer que les désinences personnelles sont les mêmes dans les différentes conjugaisons et dans les différentes formes d'un même verbe. Des différences superficielles, comme par exemple entre j'aime ci je sens, sont expliquées par des différences dans les règles qui relient ces formes à leurs étymons, conditionnées par les voyelles thématiques, a dans le cas de aimer, i dans le cas de sentir; mais la désinence personnelle est la même, à savoir -sy; en réalité, nous apprenons plus tard que la désinence est -amy, la structure sous-jacente de aime étant donc amasmy. Mais le m, dont on a besoin pour expliquer certaines formes latines est assibilé en í en français par l'action du yod suivant, ce s disparaissant après la voyelle forte a (voyelle thématique de la première conjugaison); dans sentir, c'est la voyelle thématique faible i qui tombe, et le s qui reste. Il est impossible de discuter longuement ces propositions, que je me contenterai donc de présenter sans commentaires. Toutes les explications proposées suivent les mêmes lignes. Les différences entre l'ancien français (dans lequel les connaissancesde JF laissent parfois à désirer) et le français moderne, chapitre 4, sont dues à des différences dans les règles phonologiques ou dans leur ordre d'application. Ces règles sont souvent caractérisées par JF comme des règles phonologiques naturelles. Mais il est difficilede voir le principe d'évaluation selon lequel les règles proposées sont «naturelles». Est-ce que l'assibilation d'un m en 5, déjà mentionnée, est un processus phonologique naturel? De même, beaucoup des règles proposées sont très discutables (même si on acceptele point de départ de JF), tout à fait comme l'analyse morphologique et les étymons; cf. p. ex. l'introduction, sans avis préalable, d'un «desinential schwa», p. 57 (ainsi,

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l'analyse d'un passé simple comme (je) dormis est la suivante: dormisssy, avec / voyelle
thématique, 5 désinence du parfait, » schwa désinentiel (mais d'où il vient?), et sy désinencede
première personne).

La troisième partie est consacrée à l'examen de la racine, chapitre 5, Vocalic alternations, chapitre 6, Consonantal alternations in the présent subjunctive. C'est dans le chapitre 5, l'étude de l'apophonie, qu'on trouve une bonne interprétation de la réduction de diphtongues dans le paradigme verbal (type lieve > lève, mais tient, etc.). Cette réduction se trouve justement seulement dans les verbes de la première conjugaison, tandis que les diphtongues de l'ancien français sont conservées dans les autres conjugaisons. Selon JF, cet état de choses est dû à une alternance de force: il n'y a pas de diphtongaison en français moderne devant la voyelle thématique forte, a (on se rappelle que les formes modernes ne dérivent pas des formes de l'ancien français!). Quoique je ne puisse pas suivre JF dans tous les détails, je suis sûr qu'il y a là une bonne explication; je dirais seulement que la diphtongue est réduite là où il y a une voyelle thématique (donc [a]). Egalement, je suis convaincu que sa notion de force phonologique est importante et fondamentalement correcte. D'autre part, la description des verbes à «triphtongue» (p. ex. proiier - prie, apoiier - apuie) ne me semble pas très bonne, le point de départ étant matériellement faux: anc. fr. proisier- prise remonte à prëtiare avec un e bref et non long comme le croit JF, qui ne semble pas avoir reconnu l'origine triphtongue de /' et de ui dans ces verbes (ce stade est pourtant bien attesté dans différents dialectes d'oïl ainsi qu'en occitan). C'est ici que, pour la première fois (mais pas pour la dernière), on nous présente une soi-disant règle de l'ancien français, óy —* ui (présentée comme cela: la notation dont se sert JF relève d'un curieux mélange de notation phonologique, de transcription phonétique et d'orthographe).

La quatrième partie étudie la voyelle thématique (chapitre 7, The development of the thematic vowel of the French infinitive from Latin, chapitre 8, Loss of thematic vowel in the future and présent indicative, chapitre 9, The thematic vowel in the perfect of the third conjugation, et chapitre 10, The thematic vowel of the past participle in the third conjugation). JF a trouvé, ce qui me semble assez convaincant, une explication des nombreux changements de conjugaison en français par rapport au latin, p. ex. sapere > savoir. Le principe d'explication est une alternance de force: une voyelle radicale brève (en syllabe ouverte) appelle une voyelle thématique longue (donc forte): sapere —* sapere, et vice versa: ridere —* rìdere. Je crois qu'il y a du vrai là, bien que beaucoup de détails me semblent contestables. On a ainsi ràpëre > ravir (mais sâpëre > savoir) ce que JF explique de cette façon: «one (à savoir savoir) is older than the other» (p. 136), explication totalement incompréhensible dans cette étude achronique. (Cela intéresserait peut-être JF de savoir que savoir se trouve sous la forme savir dans les Serments de Strasbourg!). On trouve des explications chronologiques comme celle-là de temps en temps dans le livre, mais leur statut théorique est assez problématique, ainsi que leur exactitude laisse à désirer. Un cas du même genre: fa Hoir (première attestation 1130), tandis que faillir daterait de la fin du XVIe siècle (p. 136)! Cette affirmation surprenante ne se trouve évidemment pas dans le Dictionnaire étymologique Larousse, que JF indique comme sa source; là, on voit que faillir est attesté dès la fin du Xle siècle (Alexis): faillir est donc «plus ancien» que falloir. Les explications des alternances -oir - -ir (savoir - ravir, falloir -faillir) semblent bien être des pseudo-explications, procédé imputé sans arrêt par JF à ses prédécesseurs.

C'est dans le chapitre 10 que JF présente ce qui est, selon lui, un des acquis les plus

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importants du livre: l'explication de la désinence du participe passé -u. Selon JF il s'agit d'un changement phonologique tout à fait régulier à partir de -ètus, où e —> ei —> oi —y ui, ce dernier stade étant réduit à u par la chute du t, donc fallètus —> fallu. Je suis d'accord pour dire que les explications traditionnelles ne sont pas convaincantes. Mais le changementoi —> ui —* u n'a rien de naturel, est jusqu'ici totalement inconnu et semble purement gratuit. Comme le souligne JF à plusieurs reprises, on ne trouve pas nécessairement les mêmes processus phonologiques dans les noms et pronoms que dans les verbes qui formentdes paradigmes autrement compliqués et cohérents; le changement en question ne se retrouve donc pas là, p. ex. me > moi, où il n'y a pas de chute de / qui déclencherait la force nécessaire pour la contraction oi —* u (cf. p. 198). Mais quoi dire donc de paroi < pariete, où il y a un / qui tombe? Et comment expliquer la désinence participiale -uto en italieno Jusqu'à preuve du contraire, je continuerai pourtant à croire que fr. -u et it. -uto ont la même origine (ou, d'accord, le même «étymon»), mais le stade oi est inconnu en italien.

La cinquième partie résume beaucoup de ce qui précède en organisant les différentes analyses selon le principe d'explication. Ainsi, chapitre 11, Strength opérations (les différentes explications proposées basées sur la notion de force phonologique), et chapitre 12, The theoretical nature of morphophonological explanation (les différents niveaux d'explication). Le livre est terminé par un appendice où sont traités les verbes «irréguliers» pouvoir, faire, avoir, être (p. 239-280).

L'explication -ëtus —> -u, par une prétendue règle, oi —> u, est malheureusement assez caractéristique du livre, où beaucoup d'analyses ont l'air d'être inventées de toutes pièces. Beaucoup de philologues rejetteront probablement avec horreur ce livre qui semble si contraire à tout ce qu'on enseigne traditionnellement. Mais je trouve que cela vaut la peine de s'en occuper: d'abord pour ses mérites incontestables; JF a su trouver beaucoup de solutions attrayantes, beaucoup de principes sains et importants sont proposés. Et ensuite, même si on ne peut pas être d'accord avec le texte: JF nous force à repenser beaucoup de problèmes et à admettre que beaucoup de nos doctrines traditionnelles ont besoin d'une révision. Là se trouve peut-être le vrai mérite du livre.

Copenhague