Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

Tzvetan Todorov: Symbolisme et interprétation. Paris, Editions du Seuil, 1978. 167 p. - Id.: Les genres du discours. Paris, Editions du Seuil, 1978. 310 p.

John Pedersen

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Il y a un rapport intéressant à établir entre les deux ouvrages que Todorov a fait paraître en même temps, en ce sens que l'un, Symbolisme et interprétation, cherche à préciser quelques points fondamentaux du domaine que l'auteur appelle symbolisme linguistique, tout en faisant abstraction, la plupart du temps, des problèmes concernant le contexte, alors que l'autre, Les genres du discours, s'efforce d'élargir la gamme contextuelle en

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esquissant une typologie des discours ou, tout au moins, les prolégomènes d'une telle typologie. Ces ouvrages se complètent donc, en même temps que la confrontation des deux études, voulue par l'auteur, risque de poser quelques problèmes au lecteur. Une brève présentation des deux livres permettra peut-être de mieux cerner le caractère de ces problèmes.

En partant des oppositions entre phrase et énoncé, entre langue et discours, Todorov s'attaque, dans Symbolisme et interprétation, au vaste problème des sens direct et indirect, aux problèmes que pose une description des phénomènes relevant du symbolisme linguistique. L'étude se divise en deux parties, une théorie générale de la symbolique du langage, qui nous occupera surtout ici, et une illustration de la partie générale par la présentation de deux stratégies interprétatives, l'exégèse patristique et l'exégèse philologique, «les deux stratégies interprétatives les plus importantes de l'histoire de la civilisation occidentale» (p. 157), représentant, selon l'auteur, les deux grands types de stratégie possible: interprétations finaliste et opérationnelle.

La première partie, consacrée à la théorie générale, évoque les «conditions nécessaires pour que soit prise une décision d'interpréter» (p. 26) en utilisant le concept de motivation utilisé par Ducrot dans Dire et ne pas dire. Todorov se fonde en effet sur ce qu'il appelle le principe de pertinence, qui permettrait au lecteur d'exercer sa stratégie interprétative en partant d'indices textuels. Ces indices sont de deux ordres, syntagmatiques ou paradigmatiques, les premiers étant par exemple contradictions, tautologies ou répétitions, les seconds se manifestant par des heurts entre «l'énoncé présent et la mémoire collective d'une société» (p. 29). Une fois prise la décision d'interpréter, «on s'engage dans l'association (ou 'évocation') symbolique qui permet de résorber l'étrangeté constatée» (p. 37), et pour cerner cette activité, Todorov a recours à cinq domaines ou catégories, qui sont examinés dans le reste de la partie générale de l'ouvrage. Il s'agit notamment du rôle de la structure linguistique (opposition entre symbolismes lexical et propositionnel), de la hiérarchie des sens (opposition entre «discours littéral» et «discours transparent»), de la direction de l'évocation (problèmes concernant par exemple l'ironie), de la structure logique (le rapport entre le sens direct et le sens indirect) et, enfin, de ce que l'auteur appelle l'indétermination du sens (des exemples montrant différents degrés d'indétermination).

Ces pages très denses ne manquent pas de stimuler la réflexion du lecteur. En ce qui me concerne, je me demande, avant tout, si l'emploi du principe de pertinence n'entraîne pas quelques inconvénients. Ce concept de pertinence, serait-il également utilisable pour tous les genres ou types discursifs? La contradiction, par exemple, ne serait-elle pas, dans certains genres, pertinente? N'arrive-t-il pas, dans quelques textes poétiques, qu'on «parle pour parler»? D'autres problèmes se posent dans le chapitre intitulé Indétermination du sens? (p. 75-85). J'ai l'impression, dans l'ensemble, que Todorov, en accentuant constamment la procédure interprétative, risque d'en faire, dans une trop grande mesure, une opération réductrice. Le problème fondamental est pourtant très souvent de faire de la lecture une production de sens, un élargissement des sens, et non pas une réduction. Le critique aussi bien que l'enseignant se trouvent là dans un dilemme: comment éviter que le décodage ne soit une réduction abusive vis-à-vis du lecteur/élève, qui n'a peut-être même pas eu le temps d'entrevoir la complexité du texte primaire, ni de faire son travail constructif de lecteur? Dans un tel cas, le critique risque de bloquer plutôt que de stimuler.

La même tendance réductrice se retrouve, à mon avis, aux pages 38 à 41, qui discutent
l'opposition entre symbolisme lexical et symbolisme propositionnel en partant de l'exempieLes

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pieLesanimaux seront récompensés. Ou bien, selon Todorov, nous avons là une allégorie réelle, et alors le sens de «l'assertion initiale» est maintenu: l'interprétation déduira que les hommes, aussi, seront récompensés. Ou bien nous avons affaire, dit l'auteur, à une allégorie verbale qu'il faut intepréter ainsi: les humbles d'esprit seront récompensés. Dans ce dernier cas, nous dit-on, le sens de l'assertion initiale disparaît. Mon hésitation est double. Est-ce que la distinction établie par Todorov quant a l'assertion initiale tient debout?Est-ce que, de toute façon, le problème est bien posé? J'ai l'impression que le travail avec des textes bibliques et avec des exégètes patristiques entraîne l'auteur dans des positions qui ne sont guère fructueuses dans n'importe quelle analyse textuelle: souventil est plus important de maintenir le «sens direct» que de procéder par substitution. Todorov ne sera sans doute pas en désaccord là-dessus, mais certaines parties de son texte m'invitent à insister sur ce point.

Le lecteur qui aura commencé par Symbolisme et interprétation et qui y aura vu que l'on laisse «ici de côté la question des genres, question fort bien étudiée de nos jours» (p. 27), s'étonnera peut-être un peu en découvrant que le second volume s'intitule, précisément, Les genres du discours. Il n'y a pourtant pas de contradiction, et l'étude de Todorov sur les genres ne fait pas double emploi avec d'autres ouvrages de la critique actuelle.

Le volume se divise en quatre parties qui témoignent d'un bel équilibre entre réflexions théoriques et analyses pratiques de textes particuliers. En effet, les deux premières parties discutent, en général, quelques problèmes concernant les genres littéraires, notamment la prose narrative et la poésie, aussi bien que l'abandon de la recherche d'une définition valable de la «littérature» au profit d'une typologie des discours. Nous reviendrons sur ces deux parties, mais précisons d'abord que la troisième partie comporte cinq analyses d'œuvres littéraires. Après une étude sur les Notes d'un souterrain et une vue d'ensemble sur les contes de Poe traduits par Baudelaire, Todorov continue par des analyses pénétrantes du symbolisme linguistique dans deux textes de Joseph Conrad et d'Henry James. Un examen des Illuminations clôt la troisième partie en mettant l'accent sur la difficulté fondamentale du texte, à savoir celle du réfèrent inexistant: «La totalité est chez lui absente, et on a peut-être tort de vouloir la suppléer à tout prix» (p. 218). Notons que l'auteur prend ici une position à l'égard des interprétations réductrices qui correspond tout à fait à celle que j'ai cru chercher en vain dans Symbolisme et interprétation.

Dans la dernière partie de l'ouvrage enfin, nous nous trouvons de nouveau devant des types discursifs qui exigent du lecteur un travail de 'traduction' ou de 'substitution'. Il s'agit, en effet, de formes telles que la devinette, le mot d'esprit et les jeux de mots, donc de genres particuliers qui ont en commun une certaine dominance de l'aspect ludique du langage, aspect qui marque, que nous nous en rendions compte ou non, nos rapports quotidiens avec le fonctionnement symbolique du langage.

Revenons-en aux deux premières parties du livre, consacrées aux problèmes théoriques. Todorov y rejette la traditionnelle distinction absolue entre textes littéraires et textes non littéraires, affirmant que chaque genre littéraire a des pendants non littéraires qui lui sont plus proches que les autres types de discours littéraire. C'est ainsi que l'auteur procède à une démystification du concept de genre tout en insistant sur la nécessité d'incorporer dans notre travail d'enseignants d'autres types de discours que ceux consacrés par l'institution littéraire, «nous n'avons plus le droit de nous occuper des seules sous-espèces littéraires même si notre lieu de travail s'appelle 'département de littérature'» (p. 25). Voilà des paroles qui risquent de faire plus de bruit en France qu'ailleurs.

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Citons, en dernier lieu, le chapitre intitulé La lecture comme construction, où Todorov analyse une certaine lecture: celle des romans traditionnels ou des textes dits représentatifs. Y est posée la question de savoir comment un texte nous conduit à la construction d'un univers imaginaire. On peut, à mon avis, estimer un ouvrage critique tout en appréciant les questions qu'il pose plus que les réponses qu'il suggère. C'est en partie le cas pour moi en ce qui concerne ce chapitre, dont, par ailleurs, j'aurais aimé voir le titre prendre une valeur générale pour l'ensemble de cette étape de l'œuvre critique de Todorov. Car il est certain que la réception est mise au centre des préoccupations par l'auteur des deux ouvrages ici présentés.

Etre lecteur, c'est une responsabilité à assumer, un travail de construction à accomplir, et dans son insistance là-dessus, Todorov n'est pas sans refléter le succès, retentissant depuis quelques années, de l'esthétique de la réception. Je n'y vois pas d'inconvénient, bien au contraire; le structuraliste 'orthodoxe' a quelque peu assoupli ses positions, et sa lecture en est d'autant plus stimulante, me semble-t-il. Tout ce que je regrette, à ce propos, c'est que l'idée de la lecture comme construction ne soit pas généralisée hors des textes dits de représentation: l'interprétation du symbolisme linguistique en profiterait considérablement, écartant ainsi, définitivement, la réserve que j'ai formulée au sujet de lectures réductrices qui, à mon avis, ne respectent pas suffisamment l'obligation de construire un sens élargi dans certains types de discours.

Le problème qui persiste, après la confrontation des deux ouvrages, c'est la barrière qui continue à séparer les réflexions in abstracto sur le symbolique et l'analyse particulière de différents types de discours. Je me plairais à considérer cette difficulté, centrée sur les problèmes contextuels, comme un défi que l'auteur a lancé à ses lecteurs, défi que, pour ma part, j'accepte fort volontiers. Dans ces deux ouvrages, Todorov m'a, en effet, rappelé, de façon très stimulante, combien la rhétorique reste vivante, surtout quand on la conçoit, non pas comme l'art d'apprendre à écrire, mais comme l'art d'apprendre à lire, et, non moins, d'apprendre à lire aux autres.

Copenhague