Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

Réponse à John Pedersen

Arne Schnack

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Si d'une part je crois comprendre la distinction proposée par John Pedersen entre deux types de mystification, je trouve d'autre part légitime, pour mon propos, de considérer ceux-ci comme deux aspects d'une notion plus générale. Le dénominateur commun des deux procédés définis par JP me semble être la production d'un mystère (p. 19) qui, dans les deux cas, est dû à une information incomplète sur la nature et sur les motifs d'un personnage. Bien sûr, la mystification dans ce sens général peut être motivée de diverses manières et peut avoir pour effet principal soit une mise en relief de la complexité d'un personnage, soit l'introduction dans le récit d'un principe de suspense. Or, ce qui me semble important et que la distinction de JP ne prévoit guère, c'est qu'elle a très souvent ces deux effets à la fois. A mon avis, c'est justement leur intérêt pour la complexité de la personnalité humaine qui invite les romanciers de l'époque étudiée à recourir au procédé que JP appelle la présentation masquée, procédé qui, certes, relève de l'esthétique romanesque, comme le dit JP, mais sans être pour autant indépendant de la conception qu'on se fait de l'homme.

Je ne vois donc pas de différence essentielle entre d'une part l'évocation par réticence de la complexité et d'autre part la présentation masquée; il s'agit là d'une différence de degré, étant donné que la mystification peut affecter plus ou moins la composition de l'ensemble du récit. Si JP veut dire que chez Sue, qui écrit des romans-feuilletons, la mystification influence à un très haut degré la technique narrative, je suis naturellement tout à fait d'accord avec lui. Or, ce qui m'importe c'est de démontrer que dans les deux catégories de mystification établies par JP on a affaire, dans la description des personnages, aux mêmes blancs qui favorisent l'apparition des images en question, celles-ci faisant soupçonner l'existence de forces cachées que l'analyse discursive renonce à décrire. Je reconnais qu'il est possible de faire la distinction proposée par JP (je la fais d'ailleurs pp. 20-21), mais je ne la trouve pas indispensable.

Comme cela ressort pleinement des remarques de JP, c'est plutôt l'existence des images dans des contextes différents que l'analyse détaillée de ces contextes qui m'intéresse - autrement dit, à l'intérieur de l'époque étudiée je cherche à mettre en lumière des traits communs, non pas à faire voir des différences. JP trouve que j'insiste tant sur les ressemblancesque

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semblancesqueje suis enclin à négliger les différences, et je ne suis pas en désaccord
avec lui, car c'est sur cette manière de voir, sur ce parti pris, que se base mon étude.

Dans ses remarques sur l'inventaire des images comme dans sa critique de la notion de
mystification, JP me trouve trop avare de catégories analytiques - sauf en ce qui concerne
le classement des images animales, où il me trouve trop prodigue.

D'abord, quant à ma prodigalité, j'admets volontiers que les images qui installent des animaux dans les profondeurs intérieures des personnages sont plus intéressantes, comparées aux images paysagesques, que celles qui confèrent à l'aspect ou au comportement des personages des traits animaux. C'est pourquoi je considère celles-là, d'un point de vue systématique, comme une sorte d'aboutissement (pp. 99-100). Pourtant je ne trouve pas les images citées dans la première catégorie aussi traditionnelles que le fait JP. Il me semble, au contraire, que la concrétisation de ces images et leur rapport contextuel avec les autres catégories d'images les distinguent des images classiques mentionnées par JP (cf. pp. 35-37 et pp. 176-77). Comme beaucoup d'images ont été retranchées de mes matériaux justement à cause de leur caractère conventionnel, j'avoue cependant que le choix des images rapportées dans cette catégorie se base sur une appréciation, dont on peut espérer, en mettant les choses au mieux, qu'elle est bien informée.

Ensuite, pour en revenir à mon avarice, je dirai que dans le deuxième chapitre aussi je la trouve plus justifiée que ne le fait JP, pour qui «la valeur de l'inventaire est (.. .) en rapport direct avec sa dépendance du contexte romanesque.» Je ne partage pas cette opinion. Pour moi, au contraire, l'intérêt de l'inventaire réside dans rétablissement d'un groupe d'images indépendamment des contextes romanesques, parce que je désire circonscrire un champ sémantique et que les relations structurelles qui m'occupent dans ce chapitre sont celles qu'il est possible d'établir entre les divers éléments qui constituent ce champ sémantique (cf. pp. 175-76). Je trouve donc que les commentaires qui introduisent brièvement les exemples du chapitre II et qui contiennent quelquefois, mais pas systématiquement, des considérations comme celles que propose JP, sont suffisants pour atteindre mon but.

Par contre, je reconnais que les analyses syntagmatiques du chapitre 111 auraient probablement gagné à être menées d'une manière plus systématique; cela aurait facilité la comparaison entre les divers textes analysés. Je peux alléguer que ce qui m'importe c'est de montrer comment sont disposées, dans quelques récits concrets, les images que, dans l'établissement de l'inventaire, il s'agissait justement d'isoler; mais cela n'empêche pas que cette démonstration aurait eu une plus grande portée si j'avais élaboré un modèle d'une applicabilité plus générale.

Pour ce qui est du crocodile dans Atala, je ne trouve pas que mon interprétation de cette image (p. 100, p. 126) contredit le sens du passage mentionné par JP, bien qu'il traite de «la vanité de nos jours». Il me semble incontestable qu'un large crocodile au fond de l'âme humaine est un phénomène assez inquiétant et même, comme je le dis, menaçant.

JP a raison qu'il serait intéressant de s'occuper plus en détail de ce qu'il appelle le travail intertextuel. En plusieurs endroits de mon livre, j'ai fait des remarques de cet ordre, mais je n'ai certainement pas épuisé cet aspect de mon sujet. De même, pour «l'ensemble des activités socio-culturelles», je me suis borné, avec cette prudence louable dont parle JP dans son introduction, à des esquisses peu prétentieuses et qui rappellent seulement quelques traits importants du milieu littéraire et philosophique de l'époque. Là non plus je ne nierai pas l'intérêt d'un élargissement des recherches que j'ai entreprises. Or, comme je le souligne à plusieurs reprises dans mon livre, j'ai fait une étude spéciale

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qui cherche à mettre en lumière une parcelle de la réalité culturelle. Choisir c'est éliminer, et le prix d'une telle entreprise est la conscience de tout ce qu'on a omis. Je me console en pensant qu'une telle étude scientifique, pourvu justement qu'elle soit bien délimitée et d'ailleurs suffisamment documentée, pourra se montrer utile à d'autres chercheurs, parce qu'ils n'auront pas à faire un travail qui est déjà fait et qu'ils pourront, éventuellement, profiter des résultats d'une étude assez modeste pour mener à bien des projets plus ambitieux.

Au terme de cette réponse, il ne sera pourtant plus question ni de modestie ni d'ambition,
mais de ma grande reconnaissance envers John Pedersen, avec qui j'ai eu nombre
d'entretiens fort utiles pour la rédaction de mon étude.

Copenhague