Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

Morten Nojgaard

Morten Nøjgaard

Voici un livre qui vient à son heure. Il était temps, en effet, qu'on comble la lacune qui s'appelle: la structure narrative du roman stendhalien. Chose curieuse, la grande vague des études structuralistes avait laissé pratiquement intact cet îlot pourtant d'un abord prometteur. Il est d'autant plus important de souligner que ce livre n'est pas le rebut de cette vague qui finit de retomber à l'heure actuelle, mais une recherche qui s'est échelonnée sur de longues années et qui emprunte des voies personnelles. Ne recourant pratiquement pas à la narratologie française, HBL allie les méhodes de la critique du point de vue à un modèle original des éléments constitutifs de l'univers du roman. Une réflexion subtile sur le concept d'unité littéraire couronne les analyses des quatre grands romans (Armance, Le Rouge et le Noir, Lucien Leuwen, La Chartreuse de Parme): dans quelle mesure leurs structures révèlent-elles un modèle commun?

HBJ cherche la base de la structure romanesque stendhalienne dans le modèle psychologique qui régit les protagonistes des grands romans. De nature binaire, le modèle est défini p. 25 comme une opposition entre le sentiment et la raison: «Le sentiment et la raison sont considérés à la fois comme opposés et complémentaires. Tous deux résultent d'une même force vitale qui peut se manifester indifféremment dans les deux domaines.» Cette conception pose au moins deux problèmes: les forces conflictuelles à l'œuvre dans la psychologie stendhalienne se laissent-elles résumer sous ces deux termes? Le comportement des protagonistes est-il toujours dirigé par un simple binarisme?

Il ne me semble pas heureux d'appeler raison la force psychique que Stendhal oppose au sentiment amoureux. Si l'on consulte le schéma utile que dresse HBL lui-même (p. 67) des oppositions qui définissent le psychisme des divers personnages stendhaliens, on constate que les forces qui résistent à l'amour sont l'ambition, la vanité, l'amour physique, l'orgueil, le devoir, le sentiment religieux, etc. Chez les héros, c'est particulièrement l'ambition sociale qui se révèle le grand ennemi de la vie sentimentale, et je vois mal en quoi cette passion - car l'ambition en est indiscutablement une chez Stendhal

- se place sous le sceptre de la raison. Sous ce rapport, le couple vanité-passion proposé
par Girard (Mensonge romantique ...) me paraît nettement plus adéquat. HBJ (p. 26)

Side 301

objecte à celui-ci d'être trop général, tout en soutenant que la vanité ne constitue, avec l'ambition et l'orgueil, qu'un cas particulier de la catégorie de base, la raison! Il est dommageque HBJ n'ait pas consacré une discussion plus sérieuse à l'hypothèse subtile de Girard.

Si Stendhal théoricien de l'amour sacrifie effectivement à la fureur schématisante des idéologues, les réactions psychiques fugitives saisies au vol par le romancier ne se laissent guère enfermer dans le cadre d'un seul modèle binaire. Il y a d'autres binarismes stendhaliens, et combien! Ainsi le phénomène étrange observé par Mathilde au retour de l'opéra: au plus haut point de la passion la plus violente, il peut advenir non des accalmies, mais des moments où l'âme se croit tout d'un coup délivrée de ce tyran, simplement parce qu'elle se trouve toute remplie de l'enthousiasme musical. Le mécanisme avait d'ailleurs déjà été signalé dans De l'Amour. Ici il s'agit bien d'un binarisme psychologique, mais certainement pas d'une opposition entre raison et sentiment. Ce sont deux passions qui entrent en conflit et dont la plus forte opprime l'autre, selon la théorie stendhalienne de la masse constante de l'énergie vitale. Il me semble aussi qu'à bien des égards la psychologie de Lucien (dans Lucien Leuwen) relève d'un modèle binaire spécifique. La force qui, chez lui, guette la vitalité de la passion n'est pas l'ambition, mais l'ennui. Ainsi Lucien, seul parmi les protagonistes stendhaliens, se rapproche-t-il du héros romantique, pour qui le grand problème est de retrouver son moi, alors que le moi n'a normalement aucune difficulté à s'imposer au personnage stendhalien!

HBJ montre bien à plusieurs reprises que le binarisme fondamental cède le pas à une psychologie ternaire, en particulier dans le phénomène que Girard appelle «désir triangulaire» (v. HBJ pp. 26-27): vanité (sentiments médiatisés) - passion (sentiments spontanés) - grandeur (sentiments narcissiques). Pourtant on peut regretter que HBJ n'ait pas insisté davantage sur l'égotisme: dans quelle mesure le culte du moi représente-t-il un pôle indépendant du champ conflictuel de la psychologie? Tout en soulignant son importance, HBJ semble vouloir réduire le culte du moi au sentiment social, c.-à-d. à la vanité-ambition: «La satisfaction du sentiment social est celle de l'amour propre, qui est une manière d'acquérir le respect de soi, besoin vital du héros stendhalien.» (p. 37). C'est méconnaître la profondeur de ce mobile qui fait souvent réagir le héros stendhalien indépendamment de toute considération sociale; pour lui, un besoin primordial, viscéral, c'est d'affirmer son moi. C'est un mobile que Fabrice en particulier suit avec délices. Qu'on se rappelle, p.ex., le fameux soufflet que le jeune aristocrate ulcéré inflige au garde-chiourme de la forteresse, Barbone. Il ne s'agit ici ni de vanité ni de sentiment social, mais d'une irrésistible poussée du moi. A ce propos, il convient de rappeler la nostalgie mal réprimée qu'éprouve Stendhal pour l'Ancien Régime; dans le réquisitoire qu'il prononce à la fin du Rouge, Julien attaque, de façon significative, la classe enrichie des Valenod, futurs barons, gardant pour la vieille noblesse d'épée une tendresse irrationnelle. L'égotisme de Stendhal se rattache clairement à l'idéologie noble de la valeur sociale, innée, du moi. Il me semble que HBJ méconnaît quelque peu cet aspect de la psychologie stendhalienne lorsqu'il s'agit, p. ex., de décrire, l'évolution du jeune aristocrate qu'est Fabrice. A bien des égards, la Chartreuse se lit précisément comme un roman d'éducation qui décrit la formation d'un moi, débordant largement le cadre étroit du binarisme psychologique.

HBJ montre dune façon irréfutable que le binarisme constitue cependant la base du comportement des personnages. Chemin faisant, il signale avec une prudence salutaire comment on peut rattacher nombre de mécanismes psychologiques décrits par Stendhal à l'hypothèse freudienne (p. ex. les chutes de cheval réitérées de Lucien). On regrette

Side 302

pourtant que HBJ ait poussé la prudence jusqu'à passer sous silence l'analyse passionnanteque fait Marthe Robert (dont l'ouvrage Roman des origines et origines du roman, Paris 1972, n'est pas relevé dans la biographie) des fantasmes générateurs de la structure narrative du roman stendhalien. Une discussion de l'apport de Marthe Robert nous aurait permis de mieux comprendre, p. ex., la place à part qu'occupe Lucien Leuwen dans la production romanesque de notre auteur. En effet, alors que les autres romans stendhaliens relèvent indiscutablement du mythe du bâtard lié à la phase postœdipale de la personnalité,Lucien Leuwen, du moins en ce qui concerne l'épisode de Nancy, s'inscrit dans la psychologie de l'enfant trouvé, fantasme placé par Robert à l'origine même de la sexualité enfantine.

Après avoir jeté les bases de la psychologie stendhalienne, HBJ peut montrer comment le jeu psychologique s'inscrit dans les éléments formateurs de l'univers romanesque: l'action extérieure, le temps, le milieu ambiant, le point de vue, la structure séquentielle. Tout en insistant sur la diversité des réalisations stendhaliennes, HBJ n'a aucune peine à en démontrer les constantes structurales. En particulier, je relève les analyses extrêmement fines de la temporalité du roman, chapitre où il défriche avec bonheur un champ nouveau. Il veut rehabiliter, en quelque sorte, l'usage apparemment désinvolte que se permet le roman stendhalien et balzacien du temps du narrateur avec la chronologie saccadée et les sauts temporels que se permettent les narrateurs. HBJ montre qu'une telle temporalité n'est assurément pas moins «réaliste» que celle qui sous-tend, p. ex., la technique du «stream of consciousness», «puisqu'elle correspond à un mode de perception du réel, la remémorisation de l'événement.» (HBJ p. 128). Cette formule permet de caractériser avec bonheur la distance temporelle qui sépare le narrateur stendhalien des événements racontés; la continuité de ce roman est celle d'un passé remémoré dont les sauts et les décalages épousent subtilement les évolutions psychologiques qui forment la substance du roman stendhalien (cf. HBJ p. 130). HBJ ne résoud certes pas tous les problèmes. Il relève l'évolution paradigmatique du Rouge: «(. ..) au début (Julien) ne pense qu'à l'avenir, à la fin du roman, le présent est sa préoccupation exclusive, enrichi des souvenirs heureux du passé (...).» (HBJ p. 147), mais il ne pousse guère l'analyse de ce présent final plus loin. Il me semble tentant de le considérer comme une sorte de non-temps, comparable au moment continu de l'extase mystique. Temps dont la plénitude est telle qu'à l'observateur extérieur il se signale comme un vide impénétrable. Voilà qui expliquerait pourquoi, dans le Rouge comme dans la Chartreuse, le narrateur doit renoncer à recréer la durée de l'extase amoureuse. C'est en partie la même impuissance qui a empêché Stendhal de terminer Lucien Leuwen.

Dans le chapitre très riche sur le «milieu ambiant», HBJ aborde, entre autres, le problèmeépineux du réalisme stendhalien. Si celui-ci est tellement difficile à décrire, c'est probablement parce que Stendhal lui-même adopte sur ce point des esthétiques contradictoires.Sa théorie du miroir renvoie à une conception mimétique dans la description de la société, alors que son idéologie égotiste oriente plutôt la création romanesque vers une production de fantasmes. HBJ souligne bien (p. 182 sqq.) cette opposition fondamentale;il veut pourtant allier les contraires en attribuant à Stendhal une théorie de la vérité romanesque qui transcenderait l'opposition entre mimesis et creatio: «L'auteur établit donc une distinction entre réel et vrai qui nous paraît fondamentale pour définir le réalisme stendhalien." (HBJ. p. 183). Cette synthèse ne convainc guère; il n'est pas possibleque celui qui a écrit le fameux passage sur le roman-miroir puisse souscrire à l'interprétationde HBJ: «Le roman devient plus vrai que la réalité (...).» Il me paraît plus

Side 303

correct d'accorder au roman stendhalien toute sa complexité touffue en laissant cohabiter les deux esthétiques. Selon moi, la formule stendhalienne consiste à utiliser le principe mimétique dans la description de la société pour laisser le champ d'autant plus libre à la création utopique dans la psychologie des personnages. C'est ce qui explique que Julien puisse donner une analyse étonnamment moderne de la société de son temps, tout en se définissant lui-même non pas comme le prolétaire qu'il est socialement, mais comme un être dont le moi échappe irréductiblement aux contraintes sociales.

Je passe rapidement sur les autres chapitres qui fourmillent d'observations heureuses sur la technique romanesque et qui font faire à la critique stendhalienne un pas en avant décisif. HBJ met à profit, dans le chapitre sur le point de vue, le système des quatre visions de Pouillon (HBJ. p. 198), qu'il simplifie utilement. Il note p. 208 l'emploi caractéristique du dialogue. Sur ces points, et sur bien d'autres encore, il faut espérer que la critique future prendra la relève pour pousser encore plus avant notre connaissance des forces structurales qui régissent la construction romanesque.

Le chapitre final de HBJ, «L'unité du roman stendhalien», veut réunir toutes les observations de détail en une synthèse qui dégagerait la «totalité» que formerait la structure romanesque des quatre grands romans. C'est une thèse intéressante, mais qui ne manquera pas de soulever de nombreuses objections. D'abord l'idée même de totalité se teinte d'une certaine nuance d'arbitraire du moment qu'elle n'englobe pas l'ensemble de la production romanesque de Stendhal. Et que faire de la Vie de Henri Brûlard? Ensuite les courtes remarques qui précèdent ont suffi, je crois, à indiquer que Lucien Leuwen se singularise sur trop de points structuraux capitaux pour qu'il soit plausible que sa structure romanesque suive exactement les mêmes principes que les trois autres romans analysés. Enfin je crois que l'abstraction toute logique qui imprègne le concept d'unité élaboré par HBJ s'éloigne à tel point des phénomènes textuels queje ne vois pas à quelles opérations critiques le modèle pourrait servir. Il est certainement vrai, p. ex., que la «spécificité de la cohésion interne de chaque roman réside dans son organisation hiérarchique» (p. 245), que l'unité du Rouge est plus complexe que celle d'Armance (ib.), que Lucien s'organise autour d'un personnage et non d'une force (p. 246) et que la Chartreuse allie l'unité de la force à celle du personnage (p. 247); mais une telle caractéristique reste loin d'une hiérarchisation proprement esthétique des structures romanesques et n'entretient que des liens généraux avec les facteurs logiques de l'identité et de l'opposition dont le jeu formerait, selon HBJ, la hiérarchie logique des totalités (v. HBJ, p. 243). Ce qui, pour moi, reste l'apport principal de l'ouvrage de HBJ à la saisie d'une totalité stendhalienne, c'est la découverte du système psychologique commun à tous les romans. La hiérarchisation qu'il propose des personnages convainc pleinement. C'est surtout par la finesse de l'analyse psychologique et par l'ampleur des observations sur la construction de l'univers du roman que cette étude mérite de retenir l'attention des stendhaliens.

Odense