Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

John Pedersen

John Pedersen

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Les remarques qui vont suivre constituent la traduction en français des points principaux
de mon intervention lors de la soutenance de thèse d'Arne Schnack.

L'ouvrage d'AS sur la description des personnages romanesques de la première moitié du XIXe siècle est une tentative très intéressante pour combiner l'analyse littéraire et l'histoire de la conception de l'homme: comment l'homme est-il présenté dans les romans de l'époque et quelles sont les conclusions qu'il est permis d'en tirer au sujet de l'interdépendance de l'image romanesque de l'homme et des conceptions idéologiques qu'on en a faites à l'époque? Le projet est ambitieux, mais pour mener son enquête, AS s'en tient, avec une prudence louable, à des éléments bien délimités, à savoir les images d'animaux et de paysages et le procédé narratif qu'il appelle mystification. Ce procédé consiste en la représentation d'un ou de plusieurs personnages comme des êtres énigmatiques, et, pour l'auteur, le procédé «découle immédiatement du conflit dualiste» (p. 21). D'autre part, une des thèses avancées par AS est que la mystification coïncide souvent avec les types d'images ayant pour thèmes des animaux ou des éléments d'un paysage.

Le concept de mystification occupe donc une place centrale dans l'ouvrage et dans l'argumentation d'AS, et il sera important de l'examiner de près. Partant d'une distinction entre récits à la première personne et récits à la troisième personne, AS affirme que le premier type comporte, la plupart du temps, une énigme inexpliquée, le narrateur n'étant pas en mesure de pénétrer les mystères que pose la complexité du personnage en question. Quant aux récits à la troisième personne, la situation serait différente en ceci que le narrateur renonce, quelque temps durant au moins, à faire part de ses connaissances. Cela implique une certaine curiosité chez le lecteur, curiosité qui, en règle générale, sera satisfaite vers la fin du récit, qui pourrait présenter une ou plusieurs révélations concernant l'identité et le caractère des personnages 'douteux'.

On peut se demander si une telle distinction suffit pour bien articuler le concept de mystification. A mon avis, il serait avantageux d'opérer avec la mystification motivée et la mystification non motivée, et probablement aussi avec la complexité reconnue face à celle qui ne l'est pas. Le fait de distinguer entre complexité (toujours non motivée; reconnue ou pas reconnue) et présentation masquée (toujours motivée; reconnue par qui? et quand?) rendrait possible d'introduire de façon tout à fait normale les instances de la réception, à la fois celles du texte et celles qui se situent en dehors, c'est-à-dire les lecteurs. Il en est question, en effet, à la page 20, où, à propos des récits à la première personne, l'auteur évoque «le désir, partagé entre le personnage/narrateur et le lecteur, de pénétrer les mystères de celui-là (indirectement, peut-être de celui-ci)». Or, la procédure analytique d'AS ne lui permet pas de voir, il me semble, une différence pourtant importante. En fait, dans la présentation masquée, il est question d'un phénomène relevant de l'esthétique romanesque et indépendant de la conception qu'on se fait de l'homme: le désir du lecteur, dont parle AS, est ici lié au «pacte romanesque». En revanche, dans le domaine de la complexité, nous nous trouvons à un autre niveau, dans d'autres couches du roman. Ce phénomène concerne, en effet, la conception de l'homme, et le désir du lecteur est ici à relier au procédé d'identification effectué par le lecteur. Bref, le concept mystification me paraît plus complexe que ne le montre l'auteur et, à mon avis, ce n'est qu'une partie de ses aspects qui porte ajuste titre le nom de mystification.

La partie la plus originale du livre est le grand inventaire des images que l'auteur a relevéesdans
les romans de la première moitié du XIXe siècle. Dans le premier groupe

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d'images, nous voyons dans quelle mesure des termes comme volcan, lave, abîme, boue, limon etc. servent à décrire les personnages romanesques et, notamment, la stratification de leur intérieur. Le second groupe est divisé en deux parties, concernant respectivement la description extérieure et intérieure des personnages, et ce «bestiaire» comporte bon nombre de serpents, fauves, loups, aigles etc. pour bien illustrer le côté démoniaque de l'homme.

L'inventaire, cependant, pose plus d'un problème. Je me demande d'abord si le groupe comportant des exemples de traits bestiaux dans la description extérieure des personnages est bien à sa place dans le contexte établi par AS. Nous sommes là dans une tradition qui remonte, au moins, au XVIIe siècle, et un exemple pourrait en être la Méthode pour apprendre à deviner les passions ... de Le Brun (1702), qui comporte une série de portraits d'hommes aux traits animaux. N'oublions pas, du reste, que la physiognomonie continue à occuper vivement Balzac.

Un problème de plus grande portée est celui posé par le choix décisif du point de vue paradigmatique qu'opère AS en présentant ses matériaux. Ce choix est peut-être indispensable, dans un premier temps, mais il aurait été extrêmement utile pour le lecteur de pouvoir par la suite passer à des réflexions sur le poids et la valorisation de chaque exemple selon un point de vue syntagmatique. N'aurait-il pas été possible, tant soit peu, d'aborder des considérations de cet ordre? Je pense à une grille très simple comme la suivante:


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La première et la quatrième colonne concernent ce qu'on pourrait appeler la hiérarchie discursive, les deux colonnes du milieu concernent la portée des exemples, et très précisément dans la perspective adoptée par AS, il me semble indispensable de procéder à une réflexion de ce genre. La valeur de l'inventaire est pour moi en rapport direct avec sa dépendance du contexte romanesque.

Les problèmes, à mon avis non clarifiés, du chapitre qui présente l'inventaire, se retrouvent, sous une forme plus spécifique, au chapitre suivant, qui se propose, toujours dans la même perspective, d'analyser quelques romans de la période. Le but est de montrer la fonction de ces images dans le procédé dit de mystification; or d'une part, la mystification peut bien coïncider avec l'emploi de certaines images sans quii y ait lieu pour autant de parler de fonction; d'autre part, on regrette l'absence de considérations plus générales sur les fonctions possibles de telles images dans l'œuvre considérée dans sa totalité. Peut-être qu'il aurait fallu, plus explicitement, distinguer les différents niveaux (narratologique, stylistique, thématique etc.) et élaborer une systématique pour ces analyses de romans? Que devient, par exemple, la composition, pourtant effleurée à

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propos de Corinne (p. 118), dans l'ensemble du chapitre? Pareillement pour la longue
citation de Chateaubriand (pp. 123-24), où l'on se demande en quel sens l'extrait se situe
«en un endroit important» du récit?

A propos à'Alala et, plus particulièrement, de la fameuse citation qui révèle, au fond du cœur, «un large crocodile», je regrette que l'auteur n'ait pas commencé sa citation un peu plus haut dans le texte de Chateaubriand. Dans son ensemble, le passage traite de «la vanité de nos jours», et c'est ce qui donne leur caractère spécifique aux lignes citées par AS. La critique ici formulée est plus qu'un détail, vu l'importance que l'auteur accorde aux images du volcan (René) et du crocodile IAlala), qui constituent, d'une manière précise, le point de départ du phénomène étudié par AS.

Parmi les romans analysés se trouve aussi la première partie des Mystc'res de Paris, et, à ce sujet, je me demande si la mystification amplement développée dans le roman de Sue n'est pas, pour sa part, étroitement liée au genre de feuilleton, et donc d'un tout autre caractère que celle qu'on trouve au début du siècle?

Il se trouve, dans l'ouvrage d'AS, des perspectives très intéressantes concernant l'histoire littéraire. Je voudrais attirer l'attention sur deux points qui m'intéressent particulièrement, les rapports intertextuels et les rapports entre la pratique littéraire et d'autres pratiques sociales.

Le jeu entre les textes est un domaine qui s'impose quand on juxtapose les exemples comme le fait AS. Il s'approche en effet de cette problématique, notamment au sujet de La Peau de chagrin, où l'auteur relève les rapports avec Byron et avec le thème faustien (p. 143). La perspective qui s'ouvre à ce propos, et à propos des confrontations textuelles qu'opère AS, c'est celle d'un travail plus intense, non pas sur les sources, mais plutôt sur leur sort ultérieur: qu'est-ce qui se maintient et qu'est-ce qu'on rejette dans ce véritable travail intertextuel? Vers la fin de La Peau de chagrin, justement, on lit à propos de Raphaël: «II gravissait les rochers, et allait s'asseoir sur un pic d'où ses yeux embrassaient quelque paysage d'immense étendue. (...) Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie dece rocher, il s'y était implanté.» (Garnier p. 283 s.). Balzac n'a guère pu écrire ce passage sans travailler (consciemment ou non) sa propre lecture de Chateaubriand et, plus particulièrement, de René. On aimerait voir, par la suite, AS profiter de ses vastes lectures de textes de cette époque pour s'orienter dans une direction semblable.

Quant à l'autre perspective mentionnée plus haut, celle de la place et de la fonction de l'institution littéraire dans l'ensemble des activités socio-culturelles, on regrette un peu que l'auteur ait tant insisté sur les ressemblances que reflètent ses matériaux, qu'il finit par quelque peu négliger, par exemple la distance qui sépare un Chateaubriand d'un Eugène Sue. Les différences sont pourtant importantes à qui se propose une réflexion sur les rapports entre les personnages romanesques d'une période littéraire et les idées sur la sexualité dans la société contemporaine, pour ne relever que ce point-là. L'auteur souligne, avec bonheur, la stratification de la conscience humaine qui commence à se dessiner dans les romans de l'époque; mais il aurait été utile, je crois, de montrer, preuve en main, dans quelle mesure cette conscience humaine prend la forme d'une conscience collective à partir d'un certain moment. En partant d'une mystification individuelle, l'auteur arrive, en effet, aux Mystères de Paris sans exploiter pour autant les nombreuses images de ce roman qui décrivent prisons, asiles etc., et qui montrent bien les dangers qui émanent des couches profondes de la société. Pour un peu, on dirait que la ville est ici traitée comme un organisme vivant, d'où le parallélisme avec la stratification de la cons-

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cience individuelle, repérée dès le début du siècle. Voilà des points qu'un travail plus
attentif sur le contexte (dans un sens large) aurait pu mieux éclaircir, à mon avis.

Cependant, et je tiens à terminer là-dessus, l'auteur a fait son choix, et il en a bien le droit. Il en résulte un livre très stimulant qui nous incite à relire des textes bien connus (et d'autres qui le sont beaucoup moins) dans une perspective enrichissante. Ce qui a pu être jusqu'ici une intuition, est désormais une certitude: le crocodile au fond du puits naturel est, dès le début de l'époque romantique, notre emblème romanesque, et la bête humaine et le naturalisme ne constituent que les points culminants de ce phénomène. Dans sa thèse, Arne Schnack nous l'apprend avec quelque humour et, surtout, avec beaucoup de sérieux.

Copenhague