Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

Le Beau Sauvage dans Degrés

par

Niels Iversen

Dans cet article, je me propose d'étudier le rôle mythique de l'Amérique dans le dernier roman de Michel Butor, Degrés. C'est l'lndien, le Beau Sauvage, qui est le porteur du mythe butorien. En quoi consiste ce mythe butorien? Disons brièvement qu'il revient à une totalisation qui consiste par exemple en un dépassement du conflit classique entre nature et civilisation, et posons tout de suite que l'Amérique représente la nature et l'Europe la civilisation dans l'œuvre de Butor.

Dans Rép. 11, on trouve des commentaires sur l'lndien, p. ex. dans
l'essai «Chateaubriand et l'ancienne Amérique»:

Quand il [l'lndien] ~ était nu ou couvert de peaux de bêtes, il avait quelque chose de fier et de grand; aujourd'hui des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent seulement sa misère: c'est un mendiant à la porte d'un comptoir; ce n'est plus un Sauvage dans ses forêts. (Rép. 11, p. 169)

Le rôle de l'Europe, évoqué par le mot haillons, est d'attester la misère;
par contre, l'lndien est en harmonie avec la nature. Butor cite Chateaubriand
et on a l'impression qu'il partage les vues de celui-ci:

[...] l'homme y est en effet plus harmonieux, (...) il y a beaucoup moins de combat
entre ses instincts, sa «nature» et ses mœurs, l'homme y est moins en contradiction
avec lui-même qu'en Europe. (Rép. 11, p. 171)

Dans ces deux commentaires, on voit clairement en quoi consiste la
valeur positive de l'Amérique: l'absence de combat entre la nature et les
mœurs (i. e. la civilisation).

Bison et loup

On sait que le point de départ de Degrés est le désir éprouvé par le
professeur Pierre Vernier de faire la description d'une classe, en l'honneurde

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neurdeson neveu Pierre Eller. Il choisit le 12 octobre pour faire une leçon hors programme. Le sujet en est la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, qui eut lieu le 12 octobre 1492. Ce jour-là Eller fête ses 15 ans.

L'intention de Pierre Vernier est avant tout qu'Eller prenne conscience
de lui-même, «de telle sorte qu'en toi pourra naître une nouvelle conscience
[...]» {Degrés, p. 82). Il s'agit donc d'une initiation.

En se faisant initier à la découverte de l'Amérique, Pierre Eller devient le représentant de ce continent en tant qu'lndien, le Beau Sauvage; par contre, Vernier représente l'Europe. Eller fait, avec quelques camarades, du scoutisme, activité qui connote Y indien, à cause du contact avec la nature. Le thème de la nature est donné discrètement par cette observation entre parenthèses: (M. Bailly; à l'autre extrémité de l'étage, écrivait au tableau devant ses troisième un passage du Livre de la Jungle) (Degrés, p. 17).

La patrouille de Pierre porte le nom révélateur de «Bisons», symbole américain par excellence de la pureté mythique. Il est très attiré par le scoutisme, mais l'abandonne en rompant avec Vernier. On peut avancer que la nature équivaut à la sexualité et que le rôle de Vernier est justement de supprimer cette sexualité. On a l'impression qu'il s'agit d'une colonisation sexuelle d'Eller par Vernier.

Eller n'est pas seul à symboliser la nature refoulée. La même fonction
est assurée par le Nord-Africain dont les garçons prennent peur au courant
du mois de la «leçon pivot». Il est décrit comme voici:

[...] Un Nord-Africain, le visage presque entièrement caché par des bandes de
sparadrap qui formaient comme un masque avec deux oeillères. (Degrés, p. 56)

On le retrouve partout dans le roman, p. ex. pp. 77, 78, 265, 271 et 376.
Il a un «regard de loup affamé» (Degrés, p. 78) et ce regard se retrouve
dans une description de Vernier:

J'ai eu un peu peur, je n'ai pu m'empêcher de t'appliquer cette parole (a lean and
hungry look, observation faite par Jules César sur Cassius chez Shakespearel), en
particulier à cause de ce regard que tu as pris, comme affamé. (Degrés, p. 182)

La citation se trouve dans la partie du roman où Vernier donne la parole à
Eller en se mettant à sa place, mais on retrouve cette description dans la
dernière partie, écrite par Jouret, l'autre oncle de Pierre Eller:



1: Mon commentaire.

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A lean and hungry look, un regard maigre et affamé, de plus en plus un regard de loup, qui brûlait d'une espèce d'inquiétude, quand il se tournait vers toi, de plus en plus enfoncé, comme s'il avait eu un masque, une fausse peau, un autre regard, mais qui faisait penser au regard de ce Nord-Africain qui t'avait appelé dans le crépuscule, «petit, viens petit» [...] et tu avais été étonné de penser alors à ton oncle Pierre et si on lui arrachait ce sparadrap, que trouverait-on? Des poils de loup. {Degrés, p. 379)

II y a donc identification entre Vernier et le Nord-Africain, ce qui correspond à la colonisation de l'Afrique du Nord par la France (le roman fut écrit en pleine guerre d'Algérie, pendant laquelle Butor signa la fameuse «Déclaration des 121»). Tous les deux provoquent chez Eller une angoisse, ce qui est dû probablement aussi au thème homosexuel indiqué.

Le loup apparaît dans les rêves de Pierre Eller, et il se reflète également dans deux noms de sa classe, Wolf et Bernard De Loup. Eller rêve d'Ulysse qui arrive au pays des Phéaciens (le chant six). C'est un parallèle avec le sixième livre de YEnéide (la descente aux Enfers) que lit Delmont dans la Modification. Cette descente ou arrivée s'interprète comme une initiation, liée à la réalisation possible de la sexualité. Ulysse est décrit comme voici:

II a peur de s'endormir, il a peur des loups, il n'y avait pas de loups dans cette
chambre; de l'autre côté du mur, il y avait l'oncle Pierre et son regard de loup [...]
{Degrés, p. 322)

Jouret décrit la même nuit mais vue par Vernier:

II avait l'impression d'entendre la voix de Micheline Pavin qui hurlait [...] Il s'est
réveillé une seconde fois; il avait l'impression de t'avoir entendu hurler de l'autre
côté du mur. Il a collé son oreille à la paroi; il n'y avait rien. {Degrés, p. 299)

Dans la dernière description, on voit la première identification de Pierre Eller et de Micheline Pavin (la fiancée de Vernier) qui sont tous les deux porteurs d'une sexualité possible, mais perdue. Cette identification indiqueainsi l'ambiguïté du Beau Sauvage. Butor inscrit explicitement Ulysse dans la sexualité et la connaissance. Eller et Alain Mouron, un copain, discutent de la traduction du vers 129 du chant six. Leur traductionen est fausse et joue sur deux homonymies grecques, fotos, génitif de fos qui veut dire respectivement «homme/héros» et «lumière». Il utilise donc l'homonymie pour mettre ensemble l'homme/le héros et la lumière, métaphore courante de la connaissance (cf. le feu dans l'Emploi du temps). Mais il y a aussi une autre homonymie, medea, «parties génitales

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de l'homme» ou «pensée» («medea» - «pensée» - serait une forme participialeinusitée de «medomai»; pour ce qui est du second sens, la forme la plus courante est «metsea», «medea» étant une forme ionienne, cf. dict. Bailly, p. 1237). Cette homonymie réunit la connaissance et la sexualité:

[. ..] Ulysse, le divin, est sorti du fourré (jeu de mots sur «fourreau»?). Il a cassé un rameau de feuilles dans la broussaille, épaisse, avec sa forte main, pour qu'il voile; et là, je n'y comprends rien, medea photos, tu vois medea, ça peut vouloir dire les pensées, ou les parties de l'homme, photos la lumière ou l'homme; est-ce que c'est pour cacher ses pensées? {Degrés, p. 376)

Dans mon analyse, le loup s'interprète comme expression de la sexualité réprimée, chez Vernier en tant qu'oppresseur et chez le Nord-Africain et Eller en tant qu'opprimés. La répression de la sexualité est justement un des thèmes majeurs de l'Odyssée où le voyage peut s'interpréter comme une compensation de la sexualité (cf. les épreuves de la chasteté d'Ulysse et de Pénélope).

On trouve une symbolisation de la sexualité réprimée dans le fait que plusieurs personnes souffrent d'un mal de dents, p. ex. Pierre, Vernier et Mouron. En plus de cela, Vernier'et Mouron se font couper les cheveux. Les dents et les cheveux sont d'une importance non négligeable; pendant un cours, Pierre tombe malade (il a été tellement colonisé par Vernier), et dans cette scène on retrouve les cheveux et les dents:

Ta respiration était devenue rauque; tes lèvres se retroussèrent, tu avais l'impression
que tes dents s'allongeaient, que tout ton corps trempé de sueur se couvrait de
poils, non point de bison, mais de loup. (Degrés, p. 382)

Les dents et les cheveux symbolisent l'oppression et la colonisation, au
passif et à l'actif, agression et castration (Freud, 1944a, p. 362).

A son tour, Vernier souffre d'un mal de dents juste après qu'il a entrepris le travail sur son projet: «ta dent commençait à te faire mal» (Degrés, p. 221). Et l'on sait que le refus de la sexualité, le sacrifice des désirs, était une condition sine qua non pour la réussite du projet de Vernier, cf. son refus de tutoyer Micheline Pavin et le fait qu'il se sent obligé de mener une existence monacale pour que son projet réussisse. (Degrés, p. 100).

Eller est sur le point de se confondre avec Vernier. Il devient le loup
agressif ce qui correspond à l'européisation de l'Amérique, et maintenant
c'est Vernier la victime de l'agression; en effet, il est tué par son projet.

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II s'agit d'un sacrifice des désirs chez les deux Pierre (qu'on est très tenté de confondre à cause du prénom commun). Eller se retire de la vie de scout parce qu'il est colonisé par son oncle. C'est ainsi qu'il perd le contact avec la nature. Ce contact, Vernier le perd en renonçant à la sexualité, représentée par Micheline Pavin. Cette renonciation à la sexualité entrave sa connaissance:

II la regardait, il ne regardait pas le film; elle, au contraire, était prise par le spectacle et ne faisait pas attention à lui. Il se demandait ce qu'il convenait d'oser, ce qu'elle attendait [...] il commençait à avoir faim [sic]. Il s'est penché vers elle, son genou a touché le sien [...] puis s'est écarté. (Degrés, p. 319)

On voit là clairement le conflit entre les principes masculin et féminin. Ce conflit équivaut à la dichotomie civilisation/nature. La colonisation de Pierre/Amérique par Vernier/Europe se retourne contre lui-même, puisqu'il perd la possibilité d'être rajeuni. Il a perdu le Nouveau Monde. Dans son essai «Chateaubriand et l'ancienne Amérique», Butor écrit:

Peut-être que cette «civilisation d'une nature différente» et ici il faut insister sur le mot «nature», le prendre dans son sens le plus concret, peut-être que grâce aux conditions naturelles particulières du continent américain, cette civilisation aurait réussi ce miracle de s'accroître sans vieillir, sans perdre son harmonie, sans que vienne cette scission fatale entre nous-mêmes et nos instincts, entre nous-mêmes et le reste du monde. [...] En ce sens un Christophe Colomb américain serait venu nous civiliser. Et c'est cette possibilité que l'invasion européenne a étouffée dans l'œuf. C'est donc son propre salut que l'oppresseur s'est interdit. Les conquérants se sont damnés par leur triomphe. (Rép. 11, p. 181)

C'est justement le cas de Vernier, et c'est dû au fait que Pierre se retire/se
fait opprimer.

Oedipe

Le roman se lit facilement comme une variation sur le thème d'Œdipe. D'abord, il s'agit bien sûr de Pierre Eller, mais aussi de Denis Régnier, ce qui se voit déjà dans leurs relations familiales compliquées. On sait que l'institution familiale est la base même du projet de Vernier:

[...] cette abondance de proximités familiales [...] me décidait à entreprendre la
réalisation d'un projet queje caressais depuis longtemps, à savoir la description
d'une classe. (Degrés, pp. 15-16)

Dans Rép. I Butor décrit le rôle de la famille en disant qu'elle est à la fois
informatrice, interprétatrice et structurante du monde qui nous entoure

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{Rép. /, p. 7). L'auteur attache à cette institution une énorme importance,et pourtant la famille explose. On peut combiner la famille et les dichotomies ouvert/clos et centre/non-centre; une «famille nucléaire», comme disent les sociologues, risque facilement de prendre une structure fermée, immobilisante et castratrice, «la famille se clôt, se ferme sur elle-même» (Roudaut, 1964, p. 96). C'est là une indication (chez un critique, il est vrai) de la structure circulaire, le cercle vicieux que combat Butor.

On peut objecter qu'Eller ne peut pas avoir la position d'Œdipe par rapport à Vernier, puisque celui-ci n'est pas son père, mais son oncle. Cependant, leurs relations semblent normales. C'est Vernier qui invite Eller à son anniversaire et il joue ainsi un rôle paternel; il habite chez les Eller, et de plus, on n'entend pas parler du père biologique de Pierre Eller. Cet effacement du père biologique se retrouve d'ailleurs dans les autres romans de Butor, ce qui permet des «malentendus» quant au père de Louis Lécuyer dans Passage de Milan, et à celui de Jacques Revel dans VEmploi du temps. Le jour de son anniversaire Eller se fait initier par Vernier en assistant au fameux cours sur la découverte de l'Amérique. Le soir, ils sortent ensemble, et dans la description de cette soirée, on trouve des expressions telles que cérémonies, franchir un seuil, et regard nouveau {Degrés, pp. 150-151). Vernier lui offre de la bière et une cigarette «sans se douter de ce que cela signifiait pour [lui]» (ibid.). La scène se passe rue des Saints-Pères, indication évidente de la tradition selon laquelle c'est aux vieux de la tribu de faire comprendre aux néophytes les mystères lors de leur initiation.

La thématique de Degrés est presque toujours mise en évidence à l'aide de citations (on en a totalisé 135), et cela est vrai aussi pour l'initiation. Les élèves lisent un texte de Rabelais sur l'éducation des enfants: «car, dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra issir de cette tranquilité et repos d'étude». {Degrés, p. 66).

Le thème père-fils se trouve indiqué dans un petit dialogue entre deux camarades de Pierre; Vernier se sert de Pierre comme indicateur pour se procurer des renseignements supplémentaires sur la classe. Cela rend les rapports de Pierre avec ses camarades un peu problématiques: «Ce que tu es méfiant. - Je viens d'un collège de pères». {Degrés, p. 333). Le jeu de mots établit une liaison entre le Père et les jésuites/le catholicisme, qui subit chez Butor une critique mortelle en tant que représentant d'un eurocentrisme faussant la réalité.

Le fait qu'Eller renonce à aider Vernier provoque l'échec du projet de

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ce dernier et partant sa mort. C'est l'histoire de l'échec de la totalité qu'a voulue Vernier. Sa mort n'est pas un parricide explicite; cependant, il ne faut pas analyser, je crois, les mythes chez Butor à la lettre. Il s'en sert justement pour en donner une autre lecture.

Le Père qui dans une pensée psychanalytique équivaut au Surmoi,
exprime le caractère de totalité ou de globalité du projet. Et c'est cette
prétention à la globalité ou à la catholicité qui le met à mort.

En revanche, on trouve le parricide dans quelques citations de Shakespeare (Jules César). Pierre demande à son frère de bien vouloir l'aider à traduire: «- Si tu pouvais me raconter. - César se fait tuer par son fils adoptif, Brutus, ces Romains...» (Degrés, p. 343). Les citations tirées de Jules César reflètent la mort de Vernier; on peut avancer que Pierre Eller est le fils adoptif de Vernier (cf. la description de l'anniversaire).

Examinons d'un peu plus près la signification de l'initiation que j'ai mentionnée plusieurs fois. C'est un stade de transition dans le processus de la connaissance, où le néophyte se fait mettre au courant des questions fondamentales de l'existence. Il s'agit d'une connaissance qui est totalisante en ce sens qu'elle englobe une mise en évidence de certains aspects de l'inconscient, une «montée» de cette partie du Moi. Et cette connaissance est très liée àla sexualité. Cela se voit p.ex. dans la mise en parallèle jungienne de l'initiation et du processus de l'individualisation, car dans celui-ci se réalise l'intégration de l'inconscient, qui contient des composantes sexuelles très fortes.

Deux Oedipe

Comme figures œdipiennes il n'y a pas que Pierre Eller et Denis Régnier (voir plus bas), il y a aussi Vernier qui a, lui, une double position. Il symbolise le Père/I'Europe, mais en voulant la totalité il est lui-même une figure œdipienne comme Eller (cf. leur prénom commun qui cause un malentendu, «Je crains quelque chose pour Pierre. - II prend ses risques. Nous verrons. - Je pensais à ton neveu.» (Degrés, p. 386)).

Il y a dans le mythe d'Œdipe une discrimination intéressante entre les dieux pour qui l'inceste était un privilège, et le simple profane pour qui l'inceste était tabou. (Freud, 1944b, p. 347) Les composantes les plus importantes de l'inceste sont deux choses qui caractérisent les dieux: V existence éternelle et la connaissance totale ¡suprême. Pour les êtres humains, le simple profane, c'est le contraire; on pourrait dire que la condition humaine est exprimée par le tabou de l'inceste.

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L'effort humain pour obtenir la totalité (i.e. le dépassement du conflit corps/âme ou nature/civilisation) et par là l'harmonie a trouvé une expression symbolique dans la Tour de Babel, à laquelle Jouret compare le projet de Vernier. On peut donc avancer que Vernier a essayé de ravir les privilèges aux dieux, à savoir la connaissance totale/suprême et la jeunesse éternelle, «le bain de Jouvence». Le continent américain représente en effet ce rajeunissement mythique (voir plus haut la citation de Rép. 11, p. 181).

Il n'y réussit pas, il est puni, car il vole aux dieux leur discours, exprimé par le cercle et le globe dont il se sert comme moyen d'orientation. Son discours se veut global, et c'est là une attaque contre les dieux. On trouve une scène tout à fait parallèle dans le vitrail de l'ancienne cathédrale de Bleston (YEmploi du temps, p. 78).

Le projet de Vernier échoue parce que le cercle, symbole céleste et spirituel, donc masculin, exclut la matérialité, qui est plutôt féminine. Sa faute consiste donc en une application d'un discours global (i.e. désir d'une description totale de la terre) qui tend à déformer la réalité humaine et matérielle.

Un discours a priori global, ce que Raillard appelle «une composition toute faite», ne peut en effet nullement faire partie d'un processus dialectique et mobile. Un discours qui se veut global, et donc fermé, correspond au point métaphysique d'Archimède hors du monde. Et le point où Butor veut faire sortir le monde de ses gonds se trouve dans «ce divin monde» (Génie du lieu, p. 132).

Le résultat du projet de Vernier est décrit comme la Tour de Babel (dont l'inachèvement était une punition des hommes par Dieu) en spirale, une ouverture du «cercle de mon discours», dont il n'a compris que trop tard ce qu'il a de clos.

On peut objecter que c'est étrange qu'il y ait deux Œdipe dans un même livre, Eller et Vernier. Il y a pourtant une réponse possible, une réponse qui se base sur le fait qu'il existe deux versions du mythe dans deux civilisations différentes, l'Egypte et la Grèce. Scriabine distingue les deux versions en combinant la version égyptienne et le mythe solaire.

Le sphinx représente ainsi le roi, le pharaon, qui est à la fois homme et dieu (Scriabine, 1977, p. 20). C'était le droit et le devoir de cette personne royale de commettre l'inceste. Ainsi, il se recréait et devenait du même coup son propre père; il obtenait donc une existence éternelle et une connaissance totale/suprême, exactement comme les dieux. Scriabine avance que l'union d'Œdipe avec sa mère est «significative en Egypte de

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sa nature divine, mais [elle est] racontée par les Grecs comme un crime
odieux» (Scriabine, 1977, p. 32) et elle continue:

Mais si on devine à l'arrière-fond le mythe égyptien de l'auto-genèse des dieux, la quête douloureuse du roi infortuné aboutit à la découverte de sa nature transcendante, autrement dit a la suprême connaissance et à l'immortalité. (Scriabine, 1977, p. 32)

Elle justifie son interprétation en disant qu'on ne pouvait pas «soupçonner la nature solaire de l'énigme et le sens de l'expression «taureau de sa mère» qui accompagna le nom du dieu Re» (ibid. p. 34), avant de comprendre les hiéroglyphes, dont le déchiffrement est mentionné plusieurs fois dans Degrés, p.ex.:

[. ..] j'expliquais à tes camarades [que] Champollion avait réussi à déchiffrer les
hiéroglyphes [. ..] faisant d'un coup reculer notre histoire de plusieurs milliers
d'années. (Degrés, pp. 11-12)

Butor pose explicitement le déchiffrement et la connaissance des hiéroglyphes. Il n'y a donc plus d'énigme! C'est une invitation directe à placer l'Œdipe égyptien dans Degrés. En expliquant la découverte de Champollion à ses élèves, Vernier voit «leurs yeux s'ouvrir, l'envie de voyage se propager d'une tête à l'autre comme un incendie d'arbre en arbre dans une forêt sèche». (Degrés, p. 87). Ici s'inscrit le voyage, thème majeur dans les quatre romans, et aussi le feu, image de la connaissance et de la révolte, souvent répétée dans l'œuvre butorienne.

Dans la mesure où il essaie d'obtenir la connaissance totale et la jeunesse éternelle, ce qui équivaut à l'auto-genèse des dieux, Vernier est une figure œdipienne, mais c'est l'incarnation de l'Œdipe européen qui vient de Grèce, dont la civilisation était dominée par «l'inéluctabilité du destin, la lutte inutile de l'homme contre les dieux». (Scriabine, 1977, p. 31).

Vernier part justement pour la Grèce, pour Delphes (Degrés, p. 136 ss) pendant les vacances précédant le projet; on ne peut pas se libérer de l'impression que pour lui, c'est un adieu avec ce monde clos, mais comme pour Œdipe, c'est trop tard. La vision du monde, représentée par l'oracle, est périmée, car le monde n'est plus clos. (Raillard, 1968, p. 140). Il prévient ses élèves (et donc aussi lui-même) contre le discours global (qui correspond à un monde clos), mais ne réussit pas à y échapper.

Par contre, Pierre Eller incarne l'Œdipe égyptiens américain. Dans la
version égyptienne du mythe, le dieu portait le surnom «taureau de sa

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mère», et Pierre est bison, indication évidente qu'il est taureau. Pour lui, l'inceste et la sexualité sont permis et possibles. Ainsi, il est susceptible d'être identifié au continent américain, qui représente pour Butor un rajeunissement virtuel. L'Egypte et l'Amérique forment ensemble un pôle positif dans un système binaire, dont l'autre pôle (négatif) est l'Europe. Ce qui unit l'Amérique et l'Egypte est, sur un plan mythique, l'inceste.

Une analyse littérale de l'inceste n'est pas pertinente; il doit être compris
comme sexualité et nature (cf. mes remarques plus haut sur l'interprétation
du parricide).

C'est justement l'Amérique des Indiens qui représente pour Butor un paradis où le conflit masculin/féminin ou civilisation/nature est dépassé. Il ne s'agit donc plus d'un refoulement de la matérialité, mais au contraire de sa reconnaissance et de son intégration.

Ce caractère matériel se reflète dans la structure géométrique des deux pays. L'Egypte est rectangulaire comme l'Amérique et n'oublions pas que le rectangle est un symbole matériel, tandis que le cercle est un symbole céleste et spirituel.

En ce qui concerne l'Amérique, la structure géométrique saute aux yeux si l'on jette un coup d'œil sur la carte que Butor a insérée dans Mobile. La structure est évidente au Far West, la vraie Amérique où vivaient les héros des chansons de geste américaines, les cow-boys des westerns.

On peut dire qu'Œdipe symbolise en quelque sorte la totalité. Et c'est précisément cette totalité qu'a voulu capter Vernier en concevant son projet comme une tour d'où l'on devait voir l'Amérique qui «est donc bien cette troisième région du monde, inconnue jusqu'alors, qui permet, comme disait Voltaire, de réunir l'Orient à l'Occident» (Rép. 11, p. 180). Mais ce véhicule dont la capacité totalisante se base sur l'intégration de la matérialité ou de la sexualité, disparaît avec le retrait d'EUer, ce qui équivaut à la colonisation et à l'européisation de l'Amérique.

Parallèlement au double statut œdipien de Vernier, qui est père en tant
que représentant de l'Europe et fils en voulant ravir et appliquer le discours
global des dieux, Pierre Eller a, lui aussi, un double statut.

Par rapport à Vernier il est fils, mais c'est aussi un père, car lui aussi joue le rôle d'initiateur dans la patrouille de scout (jeu de kim etc.). Cette dualité parallèle de leur statut œdipien se reflète également dans la peur qu'Eller éprouve de la nature/sexualité, représentée p.ex. par le Nord- Africain.

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Si la nature, évoquée par Le Livre de la Jungle, constitue l'objet le plus important de l'intérêt des boy-scouts, elle est «fausse» et par là déjà perdue, avant que Vernier commence de réaliser son projet (conquête de la totalité, basée sur l'intégration de la nature), car l'auteur du Livre de la Jungle fut un bâtisseur d'empire, Kipling, précisément comme le scoutisme fut fondé par Baden-Powell, autre bâtisseur d'empire.

Dans l'univers butorien, le mot empire évoque les notions de colonisation, répression, refoulement, donc une agressivité qui, dans Degrés, est symbolisée par le loup. Une preuve évidente de la justesse de mon analyse du scoutisme comme expression d'une nature «fausse» est le fait que les garçons scouts s'appellent «louveteaux».

Tout cela veut dire que l'Amérique représentée par Eller est déjà détruite, mais sur le plan symbolique, il est porteur de possibilités virtuelles, c'est un Œdipe virtuel, ce qui correspond au fait qu'il n'est pas écrivain. On le croit l'auteur de la deuxième partie du roman, comme on le croit Indien, ce qu'il n'est pas non plus (cf. la «fausseté» de la nature des scouts).

But: or

On connaît la prédilection butorienne pour l'alchimie (voir p.ex. Portrait de l'artiste en jeune singe). Dans l'alchimie, l'inceste est symbolisé par l'or dont rêvaient les alchimistes. Leur but était la coincidentia oppositorium ou l&coniunctio, donc un dépassement de conflits. L'or symbolisait le dernier stade de ce processus.

L'alchimie était «traversée» par des rêveries sexuelles, rêves de richesse et de rajeunissement (Bachelard, 1949, p. 106). Ce sont précisément les thèmes majeurs de Degrés, où l'or est mis en rapport avec Denis Régnier, qu'on a déjà nommé Œdipe (Van Rossum Guyon, 1974, p. 31).

Denis méprise son père et le condamne:

[...] son père qu'il avait décidé de ne plus voir, qu'il avait fait passer en jugement
devant lui-même et qu'il avait déclaré coupable [...] (Degrés, p. 105)

Dans son manuel de classe, il regarde les images qui représentent des esclaves au Mexique travaillant dans une mine. Van Rossum interprète ses pensées comme «la projection de ses propres fantasmes de revanche et de destruction» (Van Rossum Guyon, 1974, p. 31). Comme les esclaves ont le même statut que l'lndien en tant qu'opprimés, Denis prend, par projection, le statut de Beau Sauvage. La chasse aux métaux,

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à l'or, s'inscrit donc dans la révolte et l'inceste, car il rêve que les
esclaves, armés de couteaux, font irruption chez son père. (Degrés, p.
261).

N'oublions pas que le caractère d'Œdipe virtuel d'Eller se reflète aussi dans le fait que lui, contrairement à Denis Régnier, ne se révolte pas explicitement contre Vernier, son «père». Ce n'est pas un révolté, mais plutôt une victime.

Les mines que regarde Denis sont décrites comme «semblables à la contrepartie infernale de celle du songe de Jacob» {Degrés, p. 112). Elles sont donc en contraste avec «la mise en ordre du monde» que symbolise l'échelle de Jacob. (Raillard, 1968, p. 141).

Dans les mines, on assiste à la fois à l'exploitation et à la chasse à
Vaurum vulgi. La scène est d'une valeur exemplaire parce que les opprimés
se font interpréter comme des révoltés.

La liaison entre l'échelle de Jacob (expression symbolique du projet de Vernier) et la contrepartie infernale est assurée par la pierre, sur laquelle l'échelle devait être bâtie, comme la pierre sur laquelle devait être bâtie l'église.

Que le nom Pierre reçoive facilement une lecture symbolique me semble tout à fait évident, vu la manie butorienne des jeux de mots et de noms. Si l'on accepte une telle lecture symbolique, on peut avancer que Pierre occupe la place centrale qui est celle de la pierre de l'échelle de Jacob et de l'église.

Cependant, il se dérobe et il y a donc échec. La position centrale de Pierre correspond au rôle de l'Amérique qui devait permettre «de réunir l'Orient à l'Occident.» Mais cette Amérique, le centre, n'existe plus, elle est écrasée. Ici on peut se rappeler la critique par Delmont dans La Modification de l'église centrale par excellence, Saint-Pierre de Rome, qu'il appelle «un échec architectural gigantesque.»

En analysant les trois noms, Pierre Eller, Pierre Vernier et Denis Régnier, on retrouve la même partition. La liaison, c'est toujours Pierre Eller. Le caractère œdipien de Pierre et de son oncle se reflète dans leur prénom commun. Vernier se lit «verre nié», la négation de la connaissance totale. (Raillard, 1972, p. 276). Denis Régnier contient deux négations, «dénier» et «renier». Il nie le règne de son père (le règne nié) en rêvant d'une révolte dans les mines, il mine le royaume de son père. De ce fait, son nom est une négation de la négation; il marque ainsi la révolte dialectique, comme, d'ailleurs, il est seul à symboliser une révolte dans le roman.

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L'or dans le giron

L'alchimie était «une science d'hommes, de célibataires» (Bachelard,
1949, p. 109). La production de l'or qui était son but, peut être interprétée
comme un effort symbolisant l'intégration de la sexualité.

En ce qui concerne les héros butoriens, la plupart sont précisément célibataires, p.ex. Revel dans l'Emploi du temps et Vernier. On trouve également l'or alchimiste dans ces deux romans, mis en rapport avec le soleil, symbole de la connaissance suprême. Parallèlement au changement de la signification et du statut symbolique du soleil dans l'œuvre butorienne, l'or s'inscrit dans un contexte matériel, un giron.

Dans le livre de classe de Régnier, on lit «tous les métaux cachés dans le ventre des abîmes» {Degrés, p. 33). Van Rossum met cette citation dans une liste d'associations qui se réfèrent toutes au giron (Van Rossum, 1974, p. 31), surtout par le truchement du jeu de mots «ventre, antre, centre». Le centre, symbole masculin par excellence, s'inscrit dans le giron qui, à son tour, se trouve dans une structure matérielle, le corps. N'oublions pas la liaison symbolique très étroite entre la femme et la terre qui contient «le ventre des abîmes».

Bachelard décrit les principes masculin et féminin en posant que le
principe féminin est

un principe de surface et d'enveloppe, un giron, un refuge, une tiédeur. Le masculin
est un principe de centre, un centre de puissance, actif et soudain comme l'étincelle
et la volonté. (Bachelard, 1949, p. 109).

On peut donc avancer que le principe féminin est plus total que le masculin, qui se base uniquement sur l'idée de centre, tandis que le féminin est à la fois «surface» et «enveloppe»; c'est plat comme une carte géographique ou un livre, et en même temps quelque chose de tridimensionnel comme le corps.

Je trouve une raison supplémentaire à la dévalorisation du principe masculin dans les mots de Bachelard «actif et soudain». Cela correspond exactement à ce que j'appelle «discours global», discours qui empêche l'approche critique et dialectique, qui est une approche lente du dehors, une lecture possible, parmi bien d'autres, du titre Degrés.

A la recherche du sexe fendu

J'ai avancé au début de cet article que l'lndien est porteur de la sexualité
et donc du mythe de Butor ou plutôt de son utopie. Comment cela se

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fait-il? En faisant de son corps une œuvre d'art potentielle par le truchementdu

Dans Degrés, Pierre Eller pratique une sorte de tatouage en dessinant «de grossiers corps féminins» sur son manuel en pensant à Micheline Pavin (Degrés, p. 363). Dans l'Emploi du temps, on trouve un cas analogue: le livre se fait tatouer d'une tortue, symbole matériel de la coniunctio. (Cirlot, 1962, p. 334). C'est Revel qui fait le dessin {Emploi, p. 152).

On connaît le statut sacral du Livre et de l'Œuvre d'art dans la pensée
butorienne, et ce n'est pas un hasard s'il a choisi précisément cet animal.

La tortue est sacrée chez les Indiens Zuni, à qui Butor a dédié OU, la suite du Génie du lieu. La tortue est donc un autre exemple de l'identification de l'lndien et de la sexualité/matérialité. Pour Butor, la nudité indienne s'inscrit dans un contexte qui englobe les instincts, «sa nature intérieure» (Rép. 11, p. 172) qui est en harmonie avec la nature extérieure; il y a donc harmonie entre l'espace mental et l'espace physique.

La nudité est une «proclamation de son propre corps qui trouvera sa pleine expression dans la parure» (ibidem). L'lndien est «superbement orné» (ibidem) et la vie dans les forêts est comme une vie dans un temple. Ici se pratique l'identification entre le temple et la nature, ou entre le livre (qui a chez Butor le statut d'un temple - cf. la description du projet de Vernier comme la Tour de Babel -) et la nature. L'ornement du corps correspond à la construction d'une nature temple. Le corps devient ainsi temple et le temple devient corps.

Dans L'ARC, no. 39, Butor décrit le corps comme une œuvre d'art
véritable, exactement comme une toile à peindre:

Le corps humain peut devenir une œuvre d'art, par les gestes du danseur ou les
intonations de Facteur, mais aussi par le maquillage. Le corps humain devient le
support d'une peinture sur toile. (L'ARC, no. 39, p. 66)

Ainsi le corps devient porteur de texte comme le livre ou la page. Dans Rép. IV on trouve une identification totale entre le corps et le temple. Il est à remarquer que si Butor parle de corps, il s'agit d'un corps de femme ou d'lndien. Les deux sont mis en relation par la peinture, l'inscription, et c'est là qu'on trouve la valorisation du féminin au détriment du masculin.

Dans Rép. IV il y a une description architecturale du corps, description
qui contient beaucoup de thèmes bien butoriens:

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Cette belle, cette aimable, cette ouvreuse de sentiers, elle entraîne à sa suite toute une foule d'autres belles, elle fait signe à celle-ci qui était dans une autre toile et lui demande de l'accompagner: notre société serait incomplète sans l'assistance de ta jambe, sans ta façon de raccouder; elle suscite autour d'elle toute une architecture à son image: cette aisselle n'est-elle point comme une porte, cette jambe comme un pilier? Et les seins deviendront volutes sur les tympans, les genoux anneaux où s'amarrer. Source, porte, foule, maison, rue, ruelle, avec ses degrés, porche et dans l'ombre l'escalier, tout un parcours à son image: les places rondes, les enceintes, les tours. Celte région entre ses jambes, si patiemment recherchée voici qu'elle devient un gouffre où les villes et non-villes futures attendent que nous venions les accoucher. (Rép. IV, p. 369) (C'est moi qui souligne.)

C'est là vraiment la recherche du sexe fendu, mais la description ne contient-elle pas une trace du corps de l'lndien dans l'expression «ouvreuse de sentiers»? Un des sentiers peut être précisément «cette région entre ses jambes», c'est là que nous accoucherons les villes (= la «civilisation», grosso modo) et les non-villes (= la «nature», grosso modo).

C'est une forte valorisation de la matérialité corporelle. Reste à résoudre
le problème de savoir de quel sexe il s'agit en ce qui concerne le
Beau Sauvage. Est-ce que cela sera une Belle Sauvage?

L'Hermaphrodite

Voici le dernier degré de l'analyse. Nous sommes arrivés au livre/texte
corporalisé et corps îextualisé, mais il est de quel sexe?

On peut considérer le livre comme le Père en tant qu'expression de formes déjà existantes qui doivent être mises à mort pour permettre la création de quelque chose de nouveau, mais on peut également le considérer comme une compensation de l'inceste (Jung, 1950, p. 258). Il y a donc ambiguïté comme dans le cas des deux Pierre dans Degrés.

Butor est alchimiste, et pour ces faiseurs d'or «l'accomplissement [était] un hermaphrodite» (Pouchelle, 1973, p. 56). Cet hermaphrodite se trouve dans son livre sur Fourier, La Rose des Vents. Le soleil porte le nom de «Soleil hermaphrodite». Il ne s'agit donc plus du soleil du rêve de Wowoka dans Mobile. Le soleil, symbole du Père, a changé.

Dans Illustrations 11, le dimorphisme sexuel s'efface, «Quoi? Suis-je
devenu femme? N'ai-je point une longue barbe?» {Illustrations 11, p.
194).

En décrivant l'utopie de Fourier, qu'on peut interpréter comme une
image poétique de la vague utopie butorienne, Butor écrit qu'il y a «un

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instant d'équilibre entre les dominances masculine et féminine». (Rose des Vents, p. 92). Un peu plus loin, nous lisons des indications du modèle jungien animus¡anima qui se résume de la manière suivante: le caractère sexuel de tout être humain est dominé par un caractère inné, tandis que le caractère opposé baigne dans l'ombre. Au contraire du caractère sexuel dominant, l'inconscient est dominé par le sexe opposé, et ce «caché», Jung Tappelle chez l'homme anima et chez la femme animas.

II est très remarquable que Jung décrive cette «ombre» comme un Noir ou un Indien, donc comme de «Beaux Sauvages» dans la terminologie butorienne. Jung dit que, pendant des analyses d'Américains, il a souvent remarqué que la partie inférieure de la personnalité («l'ombre») était représentée par un Noir ou un Indien (Jung, 1950, p. 230).

Voilà le Beau Sauvage ambigu dont on trouve une indication dans le nom Pierre Eller. Le nom de famille ne contient-il pas une trace du pronom personnel «elle»? C'est lui, le Beau Sauvage hermaphrodite potentiel.

Cette analyse me semble d'autant plus convaincante qu'on trouve en
effet le modèle jungien explicitement chez Butor:

Les Terriens ne peuvent qu'imiter, à l'apogée de leur carrière planétaire, la bisexualité transmondaine et l'hypersexualité des astres supérieurs, imitation qui se traduit, au milieu d'une création où se multiplient les ambigus, par l'apparition dans un premier temps, de caractères féminins secondaires chez certains hommes, de masculins, dans un second, chez certaines femmes. (Rose des Vents, p. 92)

Et il continue

On verra l'omniarque hermaphrodite, après avoir rendu l'hommage traditionnel à
l'inventeur [adieu], fermer la dominance masculine de l'histoire et transmettre sa
souveraineté à l'omniarque femme à barbe. (Rose des Vents pp. 92-93)

Les frontières s'effacent et la bisexualité, qui est un nouveau dépassement de conflits, s'instaure. Ainsi on peut expliquer le thème homosexuel dans Passage de Milan, Y Emploi du temps et Degrés. On ne sait pas s'il s'agit ou non d'une homosexualité, mais on a le droit de prétendre qu'il s'agit plutôt d'une sexualité beaucoup plus totalisante chez des androgynes, ce qui revient à valoriser la «corporalité» ou la «nature» dans un effort pour dépasser le déchirant conflit entre la civilisation et la nature ou entre le masculin et le féminin. C'est donc en quelque sorte un féminisme avant le terme.

Niels Iversen

Copenhague

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Résumé

Dans mon analyse de Degrés, le roman se lit comme une expression du conflit nature civilisation
comme un roman d'initiation. J'ai essayé de montrer que le Beau Sauvage est
porteur du mythe butorien en tant que représentant du continent américain.

En me basant sur une double lecture du mythe d'Œdipe, j'ai essayé de montrer que
l'initié incarne l'Œdipe égyptien pour qui l'inceste était permis, tandis que l'initiateur,
représentant de l'Europe, incarne l'Œdipe grec.

En utilisant le modèle jungien animus¡anima, j'ai montré que le Beau Sauvage (i. e.
l'initié) exprime Yanima, le principe féminin. Il s'agit donc d'un Beau Sauvage hermaphrodite.

Bibliographie

Textes de Butor

L'Emploi du Temps (Emploi), éd. Minuit, 1969, Paris.

Répertoire 1 (Rép. I), Coll. Critique, Minuit, 1968, Paris.

Illustrations 11, Le Chemin, Gallimard, 1969, Paris.

Ouvrages et articles sur Butor

Raillard, Georges (1968) Butor. La Bibliothèque idéale, Gallimard, Paris.

Raillard, Georges (1972) «Référence plastique et discours littéraire chez Butor», pp.
243-279 in Nouveau Roman, hier, aujourd'hui, 1. Ed. 10/18, Paris.

Roudaut, Jean (1964) Butor ou le livre futur. Le Chemin, Gallimard, Paris.

Van Rossum-Guyon, Françoise (1974) «Aventures de la citation chez Butor» pp. 17-39 in
Colloque de Cérisy, 10/18, Paris.

L'ARC, 39, Butor. 1969, Paris.

Varia

Bachelard, Gaston (1949) La psychanalyse du feu. Coll. Psychologie 7, N.R.F., Gallimard,
Paris.

Cirlot, J. E. (1962) A Dictionary ofSymbols. Philosophical Library, New York.

Freud, Sigmund (1944 a) Die Traumdeutung. Gesammelte Werke, Band 11/111, Fischer
Verlag, Frankfurt am Main.

Freud, Sigmund (1944 b) Vorlesungen zur Einfù'hrung in die Psychoanalyse. Gesammelte
Werke, Band XI, Fischer Verlag, Frankfurt am Main.

Jung, C. G. (1950) Symbole der Wandlu>ii>. Gesammelte Werke. Band V. Walter Verlag. A.
G. Olten.

Pouchelle, M. C. (1973) «L'hybride», pp. 49-61 in Bisexualité et différence des sexes,
Nouvelle revue de psychanalyse, Gallimard, Paris.

Scriabine, Marina (1977M// carrefour de Thèhes. Les Essais, CXCVI, Gallimard, Paris.