Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

L'infinitif et le syntagme infinitif

par

Carl Vikner

1. Introduction

1.1. La structure superficielle

La grammaire structuraliste ne s'occupait que de l'organisation apparente, observable des phrases. La grammaire generative a provoqué un grand bouleversement de la linguistique en postulant, en particulier, que pour expliquer l'organisation apparente des phrases, qu'on baptisait structure superficielle, il fallait accepter l'idée d'une organisation sous-jacente, qu'on appelait structure profonde. Il est incontestable que l'hypothèse d'une structure profonde reliée à une structure superficielle par des règles transformationnelles s'est révélée des plus fécondes: les travaux linguistiques qui en sont résultés ont permis d'améliorer considérablement nos connaissances sur la nature et le fonctionnement du langage.

Cependant on a pu constater que les linguistes générativistes se sont concentrés presque exclusivement sur la structure profonde et les règles transformationnelles. Evidemment, ils ne négligent pas entièrement la structure superficielle, en ce sens que la seule justification possible des structures profondes et des règles transformationnelles proposées est constituée justement par les phrases réalisées en surface. Mais tant que les règles envisagées engendrent les bonnes phrases, les générativistes ne s'intéressent guère à la structure de ces phrases. En fait, l'expression «structure superficielle» s'emploie, suivant les auteurs, d'une manière au moins quadruplement ambiguë. Elle peut désigner: Io le plan de surface,c'est-à-dire tout ce qui relève du niveau qui forme la sortie de la sous-composante transformationnelle; 2° les séquences de surface, c'est-à-dire les suites de symboles engendrées par la sous-composante transformationnelle; 3° les structures dérivées des séquences de surface; 4° les phrases réalisées (ou acceptées) par les sujets parlants,

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c'est-à-dire les données que la théorie (la grammaire) se propose
d'expliquer.

Le sens 3 représente, si j'ose dire, l'aspect structurel de la «structure superficielle». C'est cet aspect que délaissent le plus souvent les linguistes générativistes. Et c'est un concept de cette structure queje vais étudier ici, à savoir le concept de syntagme infinitif.

1.2. Le problème de l'infinitif

La manière dont les grammairiens traditionnels traitent l'infinitif donne souvent lieu à des inconséquences embarrassantes. Ainsi, Sandfeld écrit (1943, 3): «L'infinitif est susceptible de se combiner avec la plupart des déterminations qui se groupent autour des formes finies du verbe. C'est ainsi qu'à la différence des substantifs verbaux, l'infinitif d'un verbe transitif peut prendre, dans presque tous ses emplois, un régime direct ou indirect», puis il cite des exemples comme celui-ci: t'écrire me fait du bien. En disant «dans presque tous ses emplois», il pense à ce qu'il appelle plus loin l'infinitif employé comme sujet, comme attribut, comme régime direct, etc. Dans l'exemple cité, écrire serait donc employé comme sujet, en même temps qu'il prend lui-même un régime indirect. Comparons cette analyse à un cas tout à fait analogue: celui de la proposition subordonnée. A propos d'une phrase comme Que ses amis le méconnussent, le remplissait d'amertume, Sandfeld ne dit pas qu'il s'agit de méconnussent employé comme sujet et prenant, en même temps, un sujet et un régime direct; il parle évidemment d'une proposition complétive employée comme sujet (Sandfeld 1936, 7). C'est-à-dire qu'il distingue ici entre la fonction de méconnussent et la fonction du groupe constitué autour de ce mot.

On pourrait dire que, dans le cas de l'infinitif, les grammairiens traditionnels adoptent une analyse de grammaire de dépendances, tandis que, dans le cas de la subordonnée, ils préfèrent une analyse en constituantsimmédiats. Les grammairiens générativistes ont généralisé cette dernière analyse et on pourrait faire de même dans une analyse de la structure superficielle en employant le terme d'infinitif pour désigner uniquement la forme verbale et celui de syntagme infinitif pour désigner l'infinitif + les constituants qui s'y rattachentl. J'essaierai de montrer



1: Quelques-uns des points essentiels d'une telle analyse ont déjà été présentés, en ce qui concerne l'infinitif en français moderne, dans Pedersen et al. 1970, § 14.1.3, Gettrup et al. 1971, II 24-28 et 111 34-65, cf. aussi Prebensen 1976, 377.

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ici, dans leurs grandes lignes, les conséquences d'une telle analyse pour
le traitement de la syntaxe infinitive du français moderne.

Il est fâcheux, surtout quand il s'agit des constructions infinitives, que la terminologie française utilise le terme de «verbe» pour désigner aussi bien une fonction syntaxique qu'une classe de mots. Cette remarque vaut d'ailleurs également pour la terminologie anglaise et aussi bien pour les traditionnels que pour les générativistes. Je préfère utiliser une terminologie consacrée par la tradition grammaticale danoise et qui distingue nettement entre fonction et constituant. Dans ce qui suit, les termes de verbal, adverbial et prépositional désigneront donc des fonctions syntaxiques, verbe, adverbe ci préposition, des classes de mots.

2. L'infinitif

2.1. Formes de l'infinitif

L'infinitif se présente sous deux formes: l'infinitif simple - offrir, et l'infinitif composé - avoir offert. Les verbes transitifs comportent en outre deux formes passives, qui présentent la même opposition entre un infinitif simple - être offert, et un infinitif composé - avoir été offert.

Les désignations traditionnelles «infinitif présent» et «infinitif passé» semblent suggérer que l'infinitif simple servirait à indiquer des faits présents par opposition à l'infinitif composé, qui désignerait des faits passés. Or il n'en est rien. L'opposition finir / avoir fini n'est pas la même que celle qui existe entre un présent et un temps du passé, au contraire, elle est identique à l'opposition entre un temps simple et le temps composé correspondant, par exemple finit I a fini, finira I aura fini, etc. C'est-à-dire qu'il s'agit de l'opposition accompli/non-accompli2. En comparant les phrases de (1) à celles de (2)3, on verra qu'un infinitif composé peut correspondre selon le cas à un passé composé (a), à un plus-que-parfait (b), à un futur antérieur (c), à un conditionnel passé (d) et à un passé antérieur (e).

(1) a. Elle croit avoir fini

b. Elle croyait avoir fini

c. Elle espère avoir fini demain

d. Elle espérait avoir fini le lendemain

e. Après avoir fini, elle rentra



2: Cf. Korzen et Vikner, à paraître.

3: Cf. Le Bidois et Le Bidois 1968, § 779, pour les trois premiers cas.

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(2) a. Elle croit qu'elle a fini

b. Elle croyait qu'elle avait fini

c. Elle espère qu'elle aura fini demain

d. Elle espérait qu'elle aurait fini le lendemain

e. Après qu'elle eut fini, elle rentra

2.2. Fonctions de l'infinitif

L'infinitif accepte trois fonctions syntaxiques différentes en structure
superficielle: celle de verbal d'un syntagme infinitif, celle d'auxilié par
rapport à un auxiliaire et celle de tête d'un syntagme substantif.

2.2.1. Comme verbal d'un syntagme infinitif

Dans un syntagme infinitif, la fonction de l'infinitif correspond de très
près à celle du verbal d'une phrase à verbe fini.

(3) Corinne préfère [§j emprunter les cent francs à son père]

(4) Corinne emprunte les cent francs à son père

La relation entre emprunter et les cent francs et entre emprunter et à son père dans le syntagme infinitif de (3) est exactement la même que celle entre emprunte et les cent francs et entre emprunte et à son père, respectivement, dans la phrase de (4): on retrouve les mêmes possibilités de substitution, les mêmes restrictions de sélection, etc. dans les deux cas. A chaque syntagme infinitif bien formé correspond une phrase bien formée. La grammaire generative rend compte de ces faits en faisant dériver un syntagme infinitif d'une phrase de la structure profonde; c'est le verbe d'une telle phrase profonde qui deviendra l'infinitif de la structure superficielle.

Dans ce cas-là, il semble donc justifié de dire que l'infinitif, dans la structure superficielle, fait fonction de verbal du syntagme infinitif. L'infinitif de n'importe quel verbe accepte cette fonction. C'est en quelque sorte le rôle attitré de l'infinitif en français moderne.

2.2.2. Comme auxilié d'une forme verbale composée

Cette section ne fera qu'esquisser les grandes lignes du problème du
verbe auxiliaire en montrant de quelle façon le complexe auxiliaire +

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auxilié4 s'oppose au complexe verbe (non-auxiliaire) 4- syntagme infinitif.

Prenons d'abord, pour comprendre ce qui est en jeu dans ce problème, un cas clair d'auxiliarité, celui de avoir + un participe passé. Dans une phrase comme Elle a offert un apéritif ¿i Thomas, il y a bien deux verbes (a et offert), mais ces deux verbes se comportent à plusieurs égards comme une unité, c'est pourquoi on peut les analyser comme un auxiliaire (a) et un auxilié (offert) constituant ensemble une forme verbale composée qui fonctionne comme verbal de la phrase:

(5) Elle [vbal a offert] un apéritif à Thomas

Ensuite un cas clair de syntagme infinitif. Dans Offrir un apéritif ¿i Thomas répugnait ¿i Solange, c'est au contraire offrir un apéritif à Thomas qui se comporte comme une unité, tandis que rien ne justifierait la réunion de répugnait et offrir en une seule forme verbale avec auxiliaire et auxilié. Chacun des deux verbes fait fonction de verbal, offrir du syntagme infinitif et répugnait de la phrase entière:

(6) [§j [vbal Offrir] un apéritif à Thomas] [vbal répugnait] à Solange

Regardons maintenant un cas un peu moins clair, la phrase Elle veut offrir un apéritif à Thomas. Le problème est de savoir si l'infinitif constitue avec veut une forme verbale composée: dans ce cas, nous avons un auxiliaire + un auxilié; ou bien si l'infinitif constitue une unité avec les constituants un apéritif et à Thomas. On peut illustrer l'option auxiliaire par (7.a), et l'option syntagme infinitif par (7.b):

(7) a. Elle [vbal veut offrir] un apéritif à Thomas

b. Elle [vbal veut] [$] [vbal offrir] un apéritif à Thomas]

Comment savoir s'il faut choisir l'une ou l'autre analyse?

Les grammairiens sont loin d'être d'accord sur ce qu'il faut comprendrepar verbe auxiliaire. L'exposé de Halvorsen (1973, 12-24) fait bien ressortir le désaccord qui règne dans ce domaine. Quelques grammairiensparlent de plusieurs types d'auxiliaires, comme les semi-auxiliaires,les auxiliaires de mode, d'aspect, de négation, etc., mais sans expliciter les fondements d'une telle distinctions. Damourette et Pichón



4: Après Tesnière, j'adopte le terme d'auxilié proposé par Damourette et Pichón pour désigner le dernier élément d'une forme verbale composée (cf. Tesnière 1939, 155).

5: Voir par exemple Tesnière 1939, 163-167 ou Grevisse 1964, § 655 ou Le Bidois et Le Bidois 1968, § 703.

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(V, §§ 1599-1605) discutent cinq critères de I'auxiliante, mais aucun de
ces critères n'a de pertinence pour le problème auxiliarité/syntagme.

La notion d'auxiliante occupe une place importante dans le monumental ouvrage de Skydsgaard sur l'infinitif espagnol. Dans ce qui suit, je vais me servir de quelques-uns des «facteurs d'auxiliarité forte» qu'il a proposés. Skydsgaard utilise les symboles V et V" pour désigner les deux verbes qui se combinent, que ce soit un auxiliaire (V) et un auxilié (V") ou un verbe supérieur (V) et un verbe subordonné (V"). Il est clair que Skydsgaard considère lui-même ses facteurs comme des critères de cohésion entre V et V". Aucun verbe (en fonction de V) ne remplit tous les critères à la fois, mais Skydsgaard pense que plus un verbe réunit de critères, plus forte est l'auxiliarité créée par ce verbe, c'est-à-dire plus forte est la cohésion entre V et V"; ainsi deber et poder comptent parmi les verbes auxiliaires les plus forts (cf. Skydsgaard 1977, I 257-258).

Voici les plus importants des facteurs d'auxiliarité (ib. 75):

1011) V + V" assume l'impersonnalité de V": ha llovido (cf. // a plu);

2), 3), 4) V + V" peut compenser le mode, l'aspect ou le temps: ha
tomado / tomó (cf. il a pris I il prit);

5) les pronoms et la négation clitiques sont attachés àV':«o lo he visto
(cf. je ne l'ai pas vu);

6) l'objet de V" se trouve dans la zone de V: peseta y media he sacado;

1) V + V" permet l'inversion complète du sujet: se ha levantado un
viento muy fuerte (cf. Quand sont partis les enfants?);

8) il est impossible d'intercaler quoi que ce soit entre V et V": *no
había jamás viajado.

Le facteur 1, qui isole les verbes acceptant un infinitif «impersonnel», se fonde sur le caractère faible de V: si V s'est affaibli au point d'accepter un sujet impersonnel imposé par V", ceci est considéré comme un symptôme d'auxiliarité. L'application de ce critère aux faits français donne des résultats plutôt déroutants. On trouverait ainsi parmi les candidats plausibles au titre d'auxiliaire les verbes aller et devoir:

(8) ( pleuvoir j
a. Il va <y avoir beaucoup de plaintes >
/ être bientôt onze heures )

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pleuvoir 1
b. Il doit y avoir beaucoup de plaintes i
être bientôt onze heures \

Et on exclurait des verbes tels que vouloir, savoir, désirer, préférer. Ce
résultat est corroboré par d'autres faits concernant ces deux groupes de
verbes.

Cependant, la construction faire + infinitif serait également exclue, tandis qu'on trouverait parmi les verbes réagissant positivement au test du facteur 1, en plus de aller et devoir, des verbes tels que commencer, finir et arrêter:

(9) a. Il commence à pleuvoir

b. Il finira par pleuvoir

c. Il n'arrêtera jamais de pleuvoir

En l'absence d'autres arguments, il me semble difficile d'inclure ces
dernières constructions parmi les formes verbales composées.

Les facteurs 2, 3 et 4, compensation par V et V" du mode, de l'aspect ou du temps, sont d'un autre type que le facteur 1. Ici c'est le fait que V + V" se comporte comme une unité dans le système temporel, par exemple, qui sera pris comme garant de I'auxiliante. Ces facteurs pourraient être utilisés pour accorder à aller et venir (de) le statut de verbes auxiliaires, car on a, pour l'un, une équivalence avec le futur et le conditionnel (va prendre /prendra, allait prendre ¡prendrait) et, pour l'autre, avec le passé composé et le plus-que-parfait (vient de prendre / a pris, venait de prendre I avait pris). C'est, en effet, la solution que semble préconiser Gross quand il intègre ces deux verbes, avec avoir et être, dans le système temporel (Gross 1968, 15). Il faut remarquer que si on accepte la fonction auxiliaire pour aller suivi d'un infinitif, il est nécessaire de distinguer deux emplois différents dans (10.a) et (10.b):

(10) a. Elle savait qu'il allait être content (+ Elle savait qu'il serait content)

b. Il alla fermer la fenêtre (+ II fermerait la fenêtre)

Dans (10.a) allait être est une forme verbale composée, allait est donc un auxiliaire et il n'y a pas de syntagme infinitif. Dans (lO.b), au contraire,fermer la fenêtre constitue bien un syntagme infinitif, puisque alla n'y fonctionne pas comme auxiliaire, mais comme verbal de la phrase et aller garde alors son sens plein de verbe de mouvement (on peut, par exemple, lui adjoindre un adverbial comme lentement, ce qui

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est exclu dans (10.a)). Gross (1968, 12-14) montre que la syntaxe de aller varie beaucoup avec ces deux emplois: aller auxiliaire accepte n'importe quel verbe comme auxilié, son sujet n'est pas contraint, mais il ne peut se conjuguer qu'au présent et à l'imparfait; aller verbe de mouvement, par contre, ne peut pas apparaître devant certains verbes, il n'a que des sujets animés, mais il se conjugue à tous les temps.

Les facteurs 5-8, enfin, appartiennent à un troisième type. Ils utilisent directement la cohésion syntaxique de V + V", c'est-à-dire le fait que V + V" se comporte du point de vue positionnel comme une unité non separable.

Le facteur 5, clitiques attachés à V et non à V", est certainement très important pour le problème forme composée/syntagme infinitif. Il est clair que si par exemple l'objet profond de l'infinitif est attaché à V, ceci constitue un indice que V et l'infinitif ont été pour ainsi dire fusionnés de manière à ne plus former qu'un seul verbe. Ce phénomène, assez répandu en espagnol, ne se constate en français qu'avec les constructions du type faire faire qc à qn:

(11) a. Il fait répéter cette réplique à un des acteurs

b. Il la fait répéter à un des acteurs

c. *I1 fait la répéter à un des acteurs

Partout ailleurs, en français moderne, les clitiques s'attachent à l'infinitif:

(12) a. Elle va le lui expliquer

b. Elle vient de le lui expliquer

c. Je dois le payer demain

d. Qu'est-ce que ça peut lui faire?

e. Il veut vous voir

et ne peuvent pas être attachés à V:

(13) a. *Elle le lui va expliquer

b. *Elle le lui vient d'expliquer

c. *Je le dois payer demain

d. *Qu'est-ce que ça lui peut faire?

e. *I1 vous veut voir

cf. Kayne 1975, 269-272. Je reviendrai plus loin aux constructions en
faire + infinitif (§ 3.3).

Le facteur 8, impossibilité d'intercalation entre V et V", est d'une
valeur problématique pour les faits français. En somme, c'est le même

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facteur qu'utilise Kayne pour argumenter contre une analyse en «complexverb»
des constructions fa ire + infinitif (Kayne 1975, 217-220). Il
constate que divers éléments peuvent séparer faire et l'infinitif:

(14) a. Fera-t-il partir Marie?

b. Fais-lui lire ce livre

c. On ne fera pas partir Jean

d. Il fera tout sauter

e. lisle feront sans doute pleurer

et il en conclut que/«/Ve' et l'infinitif «are not united under a single V node» (ib. 220). Mais il faut remarquer qu'en français il est toujours possible d'intercaler des éléments de ce genre entre un V et un V", même avec avoir + participe passé:

(15) a. N'a-t-elle jamais voyagé?

b. Elle avait toujours trop bu

De sorte que l'adoption du facteur 8 aboutirait au résultat - non souhaité - qu'il n'existe pas de formes verbales composées en français. Ce facteur est donc sans intérêt pour le problème de l'auxiliarité en français.

Les facteurs de Skydsgaard sont des indices qui tendent à montrer que V et l'infinitif forment une unité. On peut imaginer aussi des indices qui vont en quelque sorte dans le sens contraire, c'est-à-dire des indices qui montrent que l'infinitif + les constituants qui s'y rattachent se comportent comme un seul constituant: par exemple, la possibilité de substituer un pronom clitique (16.b), démonstratif (16.c) ou interrogatif (16.d) à ce groupe de mots, ou la possibilité de focaliser tout ce groupe dans une phrase clivée ou pseudo-clivée (16.e):

(16) a. Elle veut offrir un apéritif à Thomas

b. Elle le veut

c. Elle veut cela

d. Qu'est-ce qu'elle veut?

e. Ce qu'elle veut, c'est offrir un apéritif à Thomas

De tels indices constituent des arguments pour considérer le groupe de
mots en question (offrir un apéritif à Thomas) comme un syntagme infinitif.

Il n'est pas possible de trancher ici cette question complexe de la
délimitation de la classe des verbes auxiliaires. Il faudrait pousser

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beaucoup plus à fond l'étude du comportement des verbes français vis-à-vis des phénomènes signalés. En ce qui concerne les constructions infînitives, il me semble raisonnable de s'arrêter à une position provisoireque je résumerai ainsi: Io Deux petits groupes de verbes seront considérés comme des verbes auxiliaires, et cela pour des raisons divergentes.D'une part, les deux verbes aller et venir (de), parce qu'avec leur infinitif, ils figurent comme des unités dans le système temporel, bien que positionnellement V + V" ne forment pas ici une unité bien forte, les clitiques restant attachés à l'infinitif. D'autre part, les quelquesverbes qui se rencontrent dans la construction appelée faire + infinitif(cf. § 3.3), parce qu'ici V + V" forment une unité positionnelle relativement stable, les clitiques étant attachés à V, bien que les constructionsfaire + infinitif n'aient pas de place particulière dans le systèmetemporel (ou modal). 2° Pour un groupe restreint de verbes, incluantnotamment devoir, faillir, manquer, paraître, pouvoir, savoir, sembler, la question reste ouverte. 3° Pour le reste des verbes admettant une construction infiniti ve, je crois qu'il faut reconnaître dans cette construction un syntagme infinitif.

2.2.3. Comme tête d'un syntagme substantif

L'infinitif peut également remplir la fonction de tête d'un syntagme
substantif de la même manière qu'un substantif:

(17) a. Le geste de Paule l'étonné

b. Le rire de Paule l'étonné

II s'agit là de la construction appelée traditionnellement «infinitif substantivé».

Il faut distinguer ici deux cas. D'une part, un emploi libre, productif, d'autre part, un emploi lexicalisé, non productif. Paradoxalement, l'emploi productif est extrêmement rare en français moderne, alors que l'emploi lexicalisé est tout à fait courant dans la performance quotidienne.

Il est possible de substantiver un infinitif pour exprimer dans son acception
la plus générale l'action désignée par le verbe, comme Annie
Ledere le fait dans le passage suivant:

L'acte sexuel a pourtant (comment l'oublier?) ce privilège extraordinaire (...)
d'accomplir en son lieu propre comme la totalité des jouissances possibles de la

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vie, le toucher, le voir, l'entendre, le parler, le sentir, mais encore le boire, le

manger, le déféquer, le connaître, le danser... (Ledere, Parole 141).

Cette substantivation est productive en ce sens qu'on peut choisir n'importe quel infinitif, et que le sens du syntagme substantif qui en résulte est déterminé de manière systématique par le sens du verbe. C'est pourquoi ces emplois ne sont pas enregistrés par les dictionnaires. Il y a d'ailleurs de sévères restrictions sur l'ameublement intérieur de ces syntagmes substantifs: il semble que le soit le seul déterminant possible (*un sentir, *son voir) et que les épithètes soient exclues (*un danser lent, *son voir distrait). De même, le pluriel est impossible (*les entendres, *des entendres).

Tandis que ce type de substantivation, relevant aujourd'hui d'un style plutôt recherché, se rencontre rarement, l'autre type, la substantivation lexicalisée, est beaucoup plus fréquent. Pourtant seuls quelques verbes peu nombreux sont susceptibles de cet emploi: en compulsant quelques dictionnaires français du XIXe et du XXe siècle, K.E.M. George n'a trouvé que 51 infinitifs substantives, même en comptant des cas plutôt rares comme débouquer, débucher, dégainer (George 1976, 205, 209). Les plus fréquents de ces infinitifs substantives sont, par ordre de fréquence (selon les indications de Juilland, Brodin, Davidovitch 1970): un être, le souvenir, le pouvoir, le devoir, le dîner, le rire, le déjeuner, le sourire, le baiser. Ceux-là font partie du vocabulaire courant, mais il y en a qui n'apparaissent que dans les vocabulaires spécialisés, par exemple celui de la philosophie (le devenir, le paraître) ou celui des sports (le débouler, le lancer, le tomber) (George 1976, 209). Quelques-uns n'apparaissent que dans des locutions toutes faites telles que en perdre le boire et le manger, il y a loin du dire au faire (ib. 208).

Ces infinitifs substantives lexicalisés sont devenus pour ainsi dire de vrais substantifs. Us ont un ou plusieurs sens particuliers qui ne peuvent pas se déduire systématiquement du sens du verbe, d'où l'utilité de les faire figurer dans les dictionnaires. Ils ont les mêmes propriétés morphologiques que d'autres substantifs: un genre fixe, qui est d'ailleurs toujours le masculin, et une flexion de nombre: un être I des êtres.

De même, les syntagmes constitués autour des infinitifs substantives ont la même structure interne que les autres syntagmes substantifs. Us contiennent un déterminant: son pouvoir, ce sourire, des vivres; et ils peuvent contenir différents types d'épithètes: un beau sourire, les devoirs conjugaux, le pouvoir des sens, le souvenir de cet incendie, le souvenir qu'il m'a laissé.

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Les infinitifs substantives ne sont pas nécessairement des substantifs verbaux. Un substantif verbal comme traduction, par exemple, peut être accompagné de son sujet ou son objet logique sous forme d'un génitif subjectif ou objectif: la traduction de cet élève, la traduction de ce roman, la traduction de ce roman par Robert Merle. Cela est impossible avec des infinitifs substantives comme avoir, être, dîner, vivres, etc. Correspondant à. Isabelle a traduit ces textes, on a la traduction de ces textes par Isabelle, mais à Isabelle a ces textes ne correspond pas *Vavoir de ces textes par Isabelle. D'autres infinitifs substantives sont bien des substantifs verbaux, tels souvenir, pouvoir, rire, sourire, etc., qui peuvent se faire accompagner d'un génitif subjectif ou objectif: le souvenir d'lsabelle (ambigu), le pouvoir de contrôle. Par ailleurs, il existe quelques expressions plus ou moins lexicalisées comme le lever du soleil, le lever du jour, le lever du roi avec un génitif subjectif, et le lever du rideau, le lancer du disque, le lancer du javelot avec un génitif objectif. Dans ces cas, il s'agit d'emplois spécialisés de lever et de lancer: on ne peut pas remplacer soleil ou disque par n'importe quel substantif susceptible d'être sujet de se lever ou objet de lancer:

(18) *I1 se protégea le visage avec un lever du coude

(19) * Après le lancer du grand vase de Sèvres par sa grand-mère, il se tut

II convient en outre de souligner que même dans les cas où ces infinitifssubstantives se font accompagner d'un sujet ou d'un objet logique, celui-ci doit se présenter sous la forme d'un génitif (subjectif ou objectif), c'est-à-dire qu'il doit se plier aux exigences structurelles du syntagme substantif. Ceci vaut aussi dans les cas où l'objet logique est un syntagme infinitif: le pouvoir de parler, le pouvoir de donner la vie. En ancien français, par contre, on avait des constructions telles que al deffandre la cité ('à la défense de la ville'), fors dou prendre vos armes ('excepté de prendre vos armes'), au mètre le en terre ('en le mettant en terre') (Togeby 1974, § 238). Dans ces exemples, l'infinitif est construit avec un objet, un vrai, et dans le dernier exemple il y a de plus un adverbial. C'est-à-dire que ce ne sont pas à proprement parler des infinitifssubstantives, ce sont des syntagmes infinitifs entiers qui ont été substantives. La substantivation d'un syntagme infinitif se rencontre également en espagnol moderne: Al vagabundo, el [verlo tan abatido], lo llenó de aprensión - El ¡poner un pie en falso] puede sernos de unas consecuencias funestas (v. Skydsgaard 1977, II 1027-1028). De telles

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constructions ne sont plus possibles en français. Ce qui s'en rapproche le plus, ce sont les deux substantivations le savoir-faire et le savoir-vivre, dans lesquels on pourrait discerner des syntagmes infinitifs lexicalisés.

2.2.4. Autres emplois

Pour être complet, il faut mentionner aussi quelques cas où un infinitif
fait partie d'autres expressions lexicalisées comme ¿i partir de, au sortir
de, c) savoir.

3. Le syntagme infinitif

3.1. Structure du syntagme infinitif

3.1.1. Syntagmes continus

Un syntagme infinitif comporte toujours un verbal, l'infinitif lui-même,
et souvent il n'y a que ce seul élément dans le syntagme:

(20) Elle préférait [§¡ partir]

Ce sont évidemment les cas simples de ce type qui ont amené les grammairiens à parler des fonctions «nominales» de l'infinitif. Dans (20) on reconnaîtrait ainsi un infinitif en fonction d'objet. Cette analyse est pourtant moins cohérente que celle qui considère l'infinitif partir, dans (20), comme verbal d'un syntagme infinitif remplissant, lui, la fonction d'objet de la phrase. Selon cette dernière analyse, (20) apparaît clairement comme un cas limite, exactement comme les phrases qui ne contiennent qu'un seul élément, le verbal justement (par exemple, Partez.'), mais qui ne cessent pas pour autant d'être considérées comme des phrases.

Si on excepte le sujet, le syntagme infinitif français peut contenir avec le verbal des constituants remplissant les mêmes fonctions que celles qui se déterminent par rapport à un verbal de forme finie, à savoir un objet direct (cf. (21)), un objet indirect (cf. (22)), un datif (cf. (23)), un attribut du sujet (cf. (24)), un attribut de l'objet (cf. (25)), un attribut libre (cf. (26)), un complément d'agent (cf. (27)) et divers types d'adverbiaux (cf. (28)).

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(21) a. Elle préférait [§i déchirer sa lettre]

b. Elle préférait [si la déchirer]

(22) a. Elle préférait [§t parler des erreurs de sa jeunesse]

b. Elle préférait [§j en parler]

(23) a. Elle préférait [51 écrire a sa belle-mère]

b. Elle préférait [51 lui écrirej

(24) Elle préférait [3j être seule]

(25) Elle préférait [§i rendre sa fille malheureuse]

(26) Elle préférait [si sortir seule]

(27) Elle préférait [si être soignée par sa fille]

(28) a. Elle préférait [§t dîner à huit heures dans un restaurant chic]

b. Elle préférait [51 descendre lentement]

c. Elle préférait [$t ne pas répondre]

L'ambiguïté de (29.a) peut être expliquée à l'aide de deux analyses différentes: une qui interprète comme son frère comme membre du syntagme infinitif, c'est-à-dire modifiant peindre (cf. (29.b)), une autre qui y voit un membre de la phrase, c'est-à-dire modifiant voulait (cf. (29.c)):

(29) a. Elle voulait peindre comme son frère

b. Elle voulait [si peindre comme son frère] (= 'de la même manière que son
frère', 'comme son frère peignait')

c. Elle voulait [si peindre] comme son frère (= 'elle voulait faire comme son
frère, qui peignait')

En plus de ces éléments que le syntagme infinitif a en commun avec la phrase à verbal fini, il peut contenir un élément remplissant une fonction qui est propre au syntagme infinitif: celle d'indice6. L'indice est constitué, dans les cas typiques, par une des prépositions de ou à et se place toujours en tête du syntagme. Etant un terme spécifique du syntagme infinitif, l'indice se différencie du prépositional par son comportement

(30) a. Il lui a promis [si de l'aider]

b. Il lui a promis son aide

c. Il lui a promis cela

(31) a. Il a parlé de [si l'aider]

b. Il a parlé de son aide

c. Il a parlé de cela



6: J'emprunte le terme d'indice à Sandfeld 1943, 26

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Dans (30.a), de fait fonction d'indice: il disparaît avec le syntagme infinitif quand celui-ci est remplacé par un constituant d'un autre type. Dans (31.a), de fait fonction de prépositional: il subsiste quand on remplace le syntagme infinitif par un autre constituant. Dans (30.a, bet c), nous avons respectivement un syntagme infinitif, un syntagme substantif et un pronom, tous trois en fonction d'objet de la phrase. Dans (31), nous avons un syntagme prépositionnel en fonction d'objet indirect dans les trois phrases. Ce qui distingue les phrases de (31) entre elles, c'est le constituant du régime du syntagme prépositionnel.

Dans (32) et (33), on retrouve la même opposition entre à en fonction
d'indice et en fonction de prépositional:

(32) a. Elle lui apprend [§i à danser]

b. Elle lui apprend la danse

(33) a. Elle a renonce à [$] danser]

b. Elle a renoncé à la danse

Dans une perspective pédagogique, le problème essentiel en ce qui concerne la syntaxe de l'infinitif est de formuler les règles qui déterminent le comportement du syntagme infinitif quant à l'indice: dans quels cas faut-il mettre l'indice de, dans quels cas ci, et dans quels cas faut-il employer le syntagme infinitif sans indice? Par contre, l'emploi des prépositions de et à introduisant un objet indirect, comme dans (31) et (33), n'est pas un problème qui concerne spécifiquement l'infinitif, c'est un problème qui relève uniquement de la construction des verbes en question, qu'ils se combinent avec un syntagme infinitif ou non.

On peut donc considérer l'indice de l'infinitif comme un introducteur du syntagme infinitif, tout comme on peut voir dans le déterminant un introducteur du syntagme substantif, dans la préposition en un introducteurdu syntagme gérondif, ou dans une conjonction (que, si, comme, etc.) l'introducteur d'une proposition subordonnée. Cette analyse «indicielle» simplifie la description de la syntaxe superficielle de l'infinitif, car elle facilite la comparaison entre le comportement du syntagme infinitif et celui d'autres types de constituants, surtout le syntagme substantif. Ainsi elle amène à reconnaître une transitivité directedans tous les exemples de (30) et de (32), et à voir une transitivité indirecte dans les exemples de (31) et de (33). L'alternative consiste à voir toujours dans de et à des prépositionaux, ce qui aura pour conséquencequ'on doit admettre des syntagmes prépositionnels qui sont bizarres: d'abord parce qu'ils se trouvent dans des positions syntaxiquesinsolites,

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taxiquesinsolites,des positions d'où les syntagmes prépositionnels sont
normalement exclus (comme dans (30.a) et (32.a)), ensuite parce qu'ils
ne veulent comme régime que des syntagmes infinitifs.

Blinkenberg pense que, dans les constructions du type (30) et (32), de et à sont arrivés «dans leur évolution sémantique à la valeur zéro», et il ajoute: «La même valeur zéro de la préposition pour d'autres fonctions de l'infinitif dans la phrase, induit à reconnaître dans la préposition un «indice d'infinitif»» (Blinkenberg 1960, 230). Et pourtant il parle de transitivité indirecte dans le cas de l'indice, ainsi les constructions (30) et (32) sont traitées sous la rubrique «La forme de la transitivité, directe pour les substantifs et les pronoms, est indirecte pour les infinitifs objets» (ib., 223). C'est-à-dire qu'en fin de compte, un de ou un à entraînent nécessairement la transitivité indirecte, qu'il s'agisse ou non d'un indice. On voit mal, dès lors, l'intérêt du terme d'indice.

Grevisse, quant à lui, ne distingue pas entre un de indice et un de prépositional, mais parle tout simplement d'un «infinitif précédé de la préposition de» (Grevisse 1964, § 758), et quand il donne la liste des verbes qui «construisent l'infinitif complément avec de», celle-ci commence par les verbes s'abstenir et accepter (ib.), c'est présenter les faits d'une façon qui risque d'entraîner des erreurs: s'abstenir de faire qc correspond en effet à s'abstenir de qc (et le de n'est donc pas un phénomène relevant de la syntaxe de l'infinitif), alors que accepter de faire qc correspond à accepter qc. Il en va de même avec «l'infinitif précédé de à» (ib. § 759). Beaucoup de grammairiens français adoptent la même analyse que Grevisse et ne font pas de différence entre promettre de + infinitif et parler de + infinitif; pour eux un de est un de (cf. par exemple, Mauger 1968, § 636; Gross 1968, 62-63). Quant à Martinon, il faut lui rendre cette justice que, sans avoir à sa disposition la distinction indice/prépositional, il distingue très bien les deux cas, traitant // apprend à lire comme un «infinitif complément direct» et // pense à partir comme un «infinitif complément indirect» (Martinon 1927, 436-444). Par contre, Lexis semble tout confondre: à propos du verbe tenter, il est signalé un emploi «transitif indirect» avec cet exemple à l'appui: // tentait en vain de déchiffrer l'inscription (même chose sous des verbes comme commencer et risquer), tandis que pour le verbe essayer des exemples tels que J'essaierai de vous satisfaire ne donnent pas prétexte à parler d'un emploi transitif indirect (même chose pour accepter, oublier, etc.).

Suzanne Allaire a montré que l'expression le fait de s'emploie de plus

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en plus d'une manière qui semble être le résultat d'une grammaticalisationde
ce tour. En voici des exemples typiques:

(34) a. Les effets que peut avoir sur la famille le fait de quitter le bidonville justifient
pleinement cette démarche

b. La béatification du héros effacerait le fait de l'avoir sans cesse combattu

c. La faute du service réside dans le fait de n'avoir pas administré l'injection
à petites doses

Dans le cadre de l'analyse du syntagme infinitif proposée ici, il semble logique de considérer le fait de comme remplissant la fonction d'indice. Il y a des situations où le syntagme infinitif exige un indice de cette forme, par exemple quand le syntagme infinitif fonctionnant comme sujet est en position d'inversion, (34.a); quand il fonctionne comme objet direct auprès de certains verbes, qui, comme effacer, n'acceptent pas dans cette fonction un syntagme infinitif introduit «normalement», (34.b); quand il fonctionne comme régime après certaines prépositions comme dans, sur, contre, (34.c) (cf. Allaire 1975, 326, 321, 329).

Quand le syntagme infinitif fait fonction de sujet réel après c'est, il est normalement introduit par l'indice de: C'était un plaisir de les regarder, mais dans certains cas on fait souvent précéder le de d'un que: C'était un plaisir que de les regarder. Le statut de ce que n'est pas clair. La langue classique se servait d'un troisième type de construction avec que seulement; une construction qui se rencontre encore chez des écrivains du XXe siècle: il le faisait avec entrain, comme si c'était lui rendre service que prendre son argent (Rolland, Antoinette 47), mais qui semble aujourd'hui entièrement sortie de l'usage. Sandfeld pense que la construction en que de est une «combinaison des deux constructions par de + inf. et que + inf.» (1943, § 34), mais cela ne dit rien sur le statut du que. Ce que fait-il partie du syntagme infinitif, c'est-à-dire est-ce que que de doit être considéré comme une des formes de l'indice? Il vaut sans doute mieux, avec les grammairiens cités par Grevisse (1964, §§ 522, 547) et avec Togeby (1965, § 289.3), y voir la conjonction que, c'est-à-dire faire commencer le syntagme infinitif par de: C'est un plaisir que [si de les regarder]. Cela n'explique pas la construction, bien sûr, mais cela permet le rapprochement avec d'autres emplois de que plus ou moins bien compris, comme par exemple: C'est une belle fleur que la rose / C'est une belle fleur, la rose ou Heureusement qu'elle a menti I Heureusement, elle a menti, ce qui pourrait peut-être un jour contribuer à les expliquer.

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En résumé, le syntagme infinitif peut donc apparaître ou bien sans
indice ou bien introduit par un indice pouvant prendre une des trois
formes suivantes: de, à, le fait de.

Dans tous les cas dont il a été question dans cette section, les éléments qui constituent le syntagme infinitif sont contigus dans les phrases superficielles. C'est d'ailleurs pourquoi cette section est intitulée «syntagmes continus», dénomination qui, à vrai dire, peut paraître bizarre, une des justifications du concept de syntagme étant précisément qu'il s'agit de groupes de mots continus. Or, dans un cas bien précis, dont il sera question dans la section suivante, le principe de continuité est enfreint d'une manière systématique. C'est ce qui semble justifier la distinction entre syntagmes continus et syntagmes discontinus.

3.1.2. Syntagmes discontinus

Dans les exemples ci-dessous, les mots en italiques sont des éléments qui se rapportent à l'infinitif suivant, mais qui ont été séparés du reste du syntagme infinitif. Ce phénomène se rencontre dans les propositions relatives (cf. (35)), dans les phrases interrogatives (cf. (36)) et dans les propositions interrogatives (cf. (37)).

(35) a. Les enfants, à qui il avait oublié [de le dire], n'étaient pas rentrés

b. Elle pensait aux petites filles avec lesquelles elle aimait tant [jouer]

c. C'était une personne (/«'elle ne s'attendait pas à [rencontrer chez Marcel]

d. Il m'a indiqué les sujets dont il était défendu [de parler]

(36) a. A qui avait-il oublié [de le dire]?

b. Avec qui aime-t-elle [jouer]?

c. Qui s'attendait-elle à [rencontrer chez Marcel]?

d. De quels sujets était-il défendu [de parler]?

(37) a. Je ne sais pas à qui il avait oublié [de le dire]

b. Je ne sais pas avec qui elle aime [jouer]

c. Je ne sais pas qui elle s'attendait à [rencontrer chez Marcel]

d. Je ne sais pas de quels sujets il était défendu [de parler]

Dans les exemples (a), à qui est un datif qui dépend du verbe dire du syntagme infinitif; il ne peut pas dépendre du verbe principal oublier, qui n'admet pas de complément au datif: *// l'avait oublié à Cécile - *Il lui avait oublié de le dire. Dans les exemples (c), le relatif que et l'interrogatifqui font fonction d'objet direct de rencontrer, verbal du syntagmeinfinitif, s'attendre ne se construisant pas avec un objet direct:

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*Elle se l'atte fidait - *Elle se l'attendait ¿i rencontrer - *Qui s'attendait-elle?Les
autres exemples de (35)—(37) peuvent être analysés de
manière analogue.

D'un point de vue transformationnel, la structure sous-jacente à (37.a) pourrait être représentée schématiquement comme suit: Je ne sais pas [g, // avait oublié [^ M ¡e dire ci qui]]. La forme superficielle est le résultat d'une dérivation où la transformation WH-MOVEMENT a extrait de S2 le constituant ¿¡ qui pour le placer en position d'introducteur du S supérieur. Il s'agit donc d'un phénomène tout à fait analogue à celui qu'on trouve dans les constructions du type Je ne sais pas ci qui il veut que tu le dises, la seule différence étant que le S2 se réalise dans ce dernier type sous la forme d'une proposition complétive, tandis que, dans les phrases de (35H37), il prend la forme d'un syntagme infinitif7.

De toute évidence, ces constructions mettent l'analyse syntagmatique superficielle en mauvaise posture. Comment analyser par exemple la relative de (35.a)? On ne peut pas dire que l'objet direct de oublier soit de le dire, car si on remplace ce groupe de mots par un syntagme substantif, la phrase se désagrégera irrémédiablement: *Les enfants, à qui il avait oublié la clef, n'étaient pas rentrés, ce qui est encore un symptôme du lien qui unit à qui et de le dire. La seule solution possible semble être de dire que l'objet direct de oublier est à qui + de le dire, mais alors on se retrouve avec un objet dont le constituant est d'un type singulier qui ne s'observe que dans ces constructions précisément. Si j'ai choisi, pour désigner ce type de constituant, le terme de «syntagme infinitif discontinu», c'est simplement pour pouvoir y renvoyer plus commodément.

Il existe des phrases qui, à première vue, ressemblent à celles de (35)
- (37), mais où l'introducteur de Sj n'a pas été extrait de S2:

(38) a. Les enfants, à qui il avait promis [de rentrer à six heures], l'attendaient
avec impatience

b. C'est une jeune fille qu 'elle a priée de [l'aider]

(39) a. A qui avait-il promis [de rentrer à six heures]?

b. Qui a-t-elle prié de [l'aider]?

(40) a. Je ne sais pas ci qui il avait promis [de rentrer à six heures]

b. Je ne sais pas qui elle a prié de [l'aider]

Dans les exemples (a) de (38) - (40), le datif ci qui ne dépend plus du
verbal du syntagme infinitif, car rentrer n'admet pas un objet au datif:



7: Cf. Moureau 1971, Kayne 1975, 283-286, Korzen 1977b, 4-42.

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*Je lui suis rentré à six heures; par contre, à qui dépend du verbe promettre,c'est-à-dire du verbal de la proposition qu'il introduit. Dans les exemples (b), que et qui font fonction d'objet direct de prier et non du verbal du syntagme infinitif. Dans (38.a), on peut substituer un syntagmesubstantif à de rentrer à six heures, sans que la phrase se corrompe:Les enfants, à qui il avait promis ¡a clef, l'attendaient avec impatience.C'est-à-dire que, dans ces exemples, les syntagmes infinitifs se composent uniquement des groupes de mots placés entre les crochets. Il n'y a pas ici de syntagmes discontinus.

On trouve également des phrases qui sont ambiguës sur ce point:

(41) a. A qui a-t-il promis [de le dire]?

b. Quand avez-vous convenu de [vous rencontrer à la cantine]?

c. Quand nous a-t-elle défendu [de venir]?

d. Où t'a-t-il dit [de cacher l'argent]?

Dans la première interprétation des exemples de (41), le mot interrogatif dépend du verbal du syntagme infinitif: A qui le dira-t-il?; c'est le cas du syntagme discontinu. Dans l'autre interprétation, le mot interrogatif dépend du verbal supérieur: A qui a-t-il fait la promesse?; dans ce cas, la séquence de mots délimitée par les crochets forme un syntagme infinitif continu.

Il est intéressant de noter que si on remplace les mots interrogatifs
des phrases de (41) par pourquoi, il n'y a plus d'ambiguïté de ce genre:

(42) a. Pourquoi a-t-il promis [de le dire]?

b. Pourquoi avez-vous convenu de [vous rencontrer à la cantine]?

c. Pourquoi nous a-t-elle défendu [de venir]?

d. Pourquoi t'a-t-il dit [de cacher l'argent]?

Dans ces phrases, il est impossible de percevoir deux sens nettement distincts comme ceux que nous venons de trouver dans les phrases de (41). Dans (41.c), par exemple, la question peut porter sur le moment de notre venue ou sur le moment où est intervenue l'interdiction de cette venue. Dans (42.c), il ne peut pas s'agir de la raison de notre venue, mais uniquement de la raison de son interdiction. C'est-à-dire que pourquoi dépend dans les exemples de (42) du verbal supérieur et ne peut pas porter sur le contenu du syntagme infinitif. On peut en conclure que, pour une raison ou pour une autre, pourquoi n'est pas susceptible de faire partie d'un syntagme infinitif discontinu.

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3.2. Fonctions syntaxiques du syntagme infinitif

Dans cette section, je vais donner un aperçu sommaire des fonctions syntaxiques les plus importantes que peut remplir le syntagme infinitif. Je n'entrerai pas dans le détail des problèmes concernant l'emploi ou le non-emploi de l'indice dans les différentes fonctions.

3.2.1. Comme membre de phrase ou de syntagme

Un syntagme infinitif peut faire fonction de sujet:

(43) a. [Penser] était pour lui une corvée effroyable

b. [Continuer ce jeu enfantin] ne lui paraissait plus possible

c. [De s'être levé trop tôt] l'avait brisé pour toute la journée

de sujet détaché:

(44) a. [Tout comprendre], c'est tout pardonner

b. Il avait décidé que [faire des études] c'était débile

de sujet réel (sujet en extraposition):

(45) a. C'est lui rendre un mauvais service que [de publier cet article]

b. C'est un plaisir [de le regarder travailler]

c. Il est inutile [d'insister]

d. Il ne lui paraissait plus possible [de continuer ce jeu enfantin]

e. Il lui arrivait souvent [de le voir en rêve]

f. Il vaut mieux [partir tout de suite]

d'attribut du sujet:

(46) a. Tout comprendre, c'est [tout pardonner]

b. C'est [lui rendre un mauvais service] que de publier cet article

c. Le plus sage est [de fermer les yeux]

d'objet direct:

(47) a. Il a oublié [d'éteindre ses phares]

b. Je lui avais demandé [de venir à Copenhague]

c. Elle commence [à en avoir marre]

d. J'apprends [à conduire]

e. Il avait [à préparer le dîner]

f. Elle ne voulait pas [répondre à ma question]

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d'adverbial:

(48) a. Elle vient souvent [nous voir]

b. Elle était sortie [acheter des journaux]

d'apposition:

(49) II n'avait plus qu'une seule idée, [retrouver Marie-Cécile]

Dans ses grands ouvrages (Gross 1968, 1975) sur les constructions infínitives et complétives, Gross se refuse à analyser les constructions infinitives de cette manière. Il voit par exemple dans les types illustrés dans (47) et (48) - avec celui de (52) - des «V-compléments» et distingue une quinzaine de «cadres» ou structures différentes comme par exemple NoVqVioQi (commune à (47.£) et (48)) ou N()VoàVioQi (commune à (47.c, d,e) et (52.c)), cf. Gross 1968, 62-63. Un des arguments qu'on peut utiliser pour distinguer les fonctions du syntagme infinitif dans (47) et (48) est que les verbes relevant de (47) prennent d'autres types de constituants comme objet, alors que cela n'est pas le cas pour les verbes de mouvement relevant de (48). Gross signale une autre différence intéressante entre les deux types:

«A partir de la phrase

// court voir Marie,

il est possible de construire le dialogue cohérent

j Question: Où court-il?
Ì Réponse: Voir Marie.

Il n'en serait pas de même pour les phrases

// (croit + peut + veut + etc.) voir Marie

qui possèdent pourtant la même structure superficielle.»
(Gross 1975, 165).

Ce genre de questions-réponses se trouve d'ailleurs confirmé par la performance littéraire: - Tu vas où? - Prendre un café (Etcherelli, Elise 123). Gross a apparemment une conception plus restrictive de la structuresuperficielle que celle proposée ici, puisque, malgré la différence constatée, il affirme que les deux types de constructions ont la même structure superficielle. Sandfeld (1943, § 102), par contre, y voit un «terme tertiaire», c'est-à-dire un adverbial, et il mentionne aussi bien l'emploi «comme réponse à la question où?» que la possibilité de coordinationavec un autre adverbial, cf.: - Oui, on est allés au musée ensembleet puis voir les Pyramides (Philipe, Rendez-vous 148). Ces deux

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propriétés me semblent constituer des arguments assez convaincants
pour reconnaître au syntagme infinitif dans ces cas-là la fonction d'adverbial.

Dans le cas du syntagme infinitif en fonction d'objet direct, la possibilité d'une pronominalisation en le peut être considérée comme un indice de sa fonction: si le syntagme infinitif se pronominalise de la même manière qu'un syntagme substantif objet, cela s'explique par le fait qu'il fonctionne lui-même comme objet, cf. (50) et (51):

(50) a. Je lui avais demandé [de venir à Copenhague]
-* Je le lui avais demandé

b. Je lui avais demandé son billet
—> Je le lui avais demandé

(51) a. Elle désirait [tout oublier]
—* Elle le désirait

b. Elle désirait le divorce
—» Elle le désirait

Cependant, sur ce point, Gross a eu le grand mérite d'avoir montré que cette pronominalisation fait défaut pour les constructions infinitives (et complétives) suivant certains verbes. Ainsi il n'est pas possible de pronominaliser// aime [faire du ski] en// l'aime (cf. Gross 1968, 87 et 1975, 77). Le pronom objet de // l'aime représente nécessairement un syntagme substantif: // aime son frère ou // aime ce poème, et ne peut représenter ni un syntagme infinitif ni une proposition complétive. Selon les indications des tables de Gross 1975, c'est aussi le cas pour les autres verbes du même type qu'aimer, comme par exemple: aimer mieux, dédaigner, détester, exécrer, haïr, préférer. La pronominalisation en le est encore exclue pour les syntagmes infinitifs introduits par de après les verbes essayer, négliger, omettre, oublier, risquer, tenter et pour les syntagmes infinitifs introduits par ci ou de après commencer et continuer, pour ne mentionner que quelques exemples. Ces faits sont très importants, surtout dans l'enseignement du français destiné aux étudiants dont la langue maternelle dispose de pronoms neutres marqués morphologiquement (cf. angl. it, ail. das, dan. det). Mais ils ne constituent pas un argument sérieux pour rejeter l'analyse proposée pour les phrases de (47); il vaut probablement mieux les considérer comme un phénomène spécifique aux syntagmes infinitifs (et aux complétives) en fonction d'objet et essayer de trouver des traits communs aux verbes dont il s'agit, pour expliquer ces exceptions à la règle de pronominalisation.

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En plus des fonctions membres de phrase illustrées par les exemples (43)-(49), le syntagme infinitif peut remplir la fonction de régime d'un syntagme prépositionnel. Un tel syntagme prépositionnel peut à son tour fonctionner comme objet indirect, comme adverbial ou comme épithète d'un syntagme substantif.

Voici des exemples où le syntagme prépositionnel se trouve en fonction
d'objet indirect:

(52) a. Elle avait peur [$p de [§j le blesser]]

b. Il a chargé un détective de [filer sa femme]

c. Il consent à [lui laisser les enfants]

d. Elle l'a invité à [se taire]

e. Elle était contente de [savoir que sa fille avait réussi]

f. Il a fini par [ne rien comprendre du tout]

Dans ces cas, le syntagme infinitif ne peut pas être remplacé par un pronom clitique, alors que le syntagme prépositionnel se pronominalise en en ou y selon les cas: Elle en avait peur — II y consent - Elle en était contente. La pronominalisation en y se retrouve avec compter (cf. Gross 1968, 84):

(53) II compte [être de retour mardi]
—>¦ II y compte

II faut noter cependant que dans (53) il n'y a pas de syntagme prépositionnel, c'est donc le syntagme infinitif lui-même qui fonctionne comme objet indirect. Cela est un cas tout à fait isolé: à ma connaissance, il n'y a que compter qui accepte un syntagme infinitif comme objet indirect. Par contre, avec les propositions complétives, cette situation n'est pas exceptionnelle, cf. (54):

(54) a. Il compte que tu viendras ce soir
—»¦ II y compte

b. Elle avait peur queje les aie blessés
—> Elle en avait peur

c. Il consent qu'elle garde les enfants
—* II y consent

Avec un syntagme substantif de telles constructions sont impossibles:
dans ce cas, l'objet indirect revêt sa forme «normale» de syntagme prépositionnel:

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(55) a. Il compte sur ton aide

b. Elle avait peur des enfants

c. Il consent à cet arrangement

(56) présente des exemples typiques avec des syntagmes prépositionnels
(à régime de syntagme infinitif) fonctionnant comme adverbial:

(56) a. [sp D' [51 être admirée]], elle se sentait plus belle

b. Il éprouvait une grande joie à [la voir si heureuse]

c. Après [s'être habillée], elle est descendue dans le salon

d. Avant de s'habiller, elle s'est lavé les dents

e. Elle est sortie sur la pointe des pieds pour [ne pas le réveiller]

f. Il s'éloignait sans [se retourner]

Les exemples de (52) et de (56) représentent les sept prépositions de, à, après, avant, par, pour et sans qui acceptent comme régime un syntagme infinitif non introduit par le fait de (cf. § 3.1.1). Si les frontières du syntagme infinitif ne sont pas indiquées dans (56.d), c'est qu'on peut hésiter pour savoir s'il faut considérer avant de comme une préposition composée, ce qui donnerait la structure indiquée dans (57.a) ou s'il faut considérer de comme un indice, cf. (57.b):

(57) a. Avant de [s'habiller]

b. Avant [de s'habiller]

La première analyse aurait l'avantage de rendre homogène la syntaxe des prépositions mentionnées: elles seraient toutes suivies d'un syntagme infinitif sans indice; mais en même temps cette analyse nous laisserait avec une nouvelle préposition composée avant de, qui présente cette particularité qu'elle ne s'emploie que devant un syntagme infinitif, cf. avant le déjeuner, avant moi, avant tout, etc. La deuxième analyse aurait l'avantage de normaliser la forme avant, mais elle compliquerait la syntaxe des prépositions puisqu'il faudrait distinguer d'un côté de, à, après, par, pour et sans, qui acceptent un syntagme infinitif non introduit, et d'un autre côté avant, qui alors exigerait un syntagme infinitif introduit par l'indice de.

A part ces sept prépositions simples, un certain nombre de prépositions composées prennent un syntagme infinitif comme régime, par exemple afin de, à force de, de crainte de, en vue de, faute de, loin de; ainsi/flw/e de introduit un adverbial causal de valeur négative (= 'parce que .. ne .. pas'):

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(58) Faute de [pouvoir dormir], elle s'est levée et s'est mise à travailler

Un syntagme prépositionnel à régime de syntagme infinitif peut faire
fonction d'épithète à l'intérieur d'un syntagme substantif:

(59) [ss a nécessite [§p de [<§t prendre une décision]]] l'effrayait

Enfin il existe quelques constructions infinitives introduites par à qui ont ceci de particulier qu'elles n'ont pas de constructions correspondantes avec à suivi d'un constituant d'un autre type, par exemple Je n'ai rien à lui dire. Dans ces cas, ni la construction entière (à lui dire) ni la construction sans à (lui dire) ne peuvent être pronominalisées ou remplacées par un autre constituant, et il est donc difficile de décider si à est un prépositional ou un indice. Pourtant, étant donné que ces constructions se rencontrent dans la fonction d'épithète, où les syntagmes prépositionnels sont fréquents et où les syntagmes infinitifs sont sans doute impossibles, il semble plus plausible de supposer qu'il s'agit ici de syntagmes prépositionnels, donc d'un à prépositional suivi d'un syntagme infinitif (à + SI).

Ces constructions sont traitées amplement par Sandfeld (1943, 215-349), qui les groupe selon leurs significations. Togeby, s'appuyant sur l'étude de Sandfeld, emploie une division qui a pour critère primaire la fonction syntaxique superficielle des constructions, ce qui donne un exposé assez enchevêtré (Togeby 1965, 609-615). Ici je suivrai grosso modo la façon de grouper de Sandfeld, en distinguant quatre types qui peuvent être réalisés en surface de plusieurs manières. Pour rendre pleinement compte de ces constructions, il faudra assigner à chaque type une structure profonde différente telle que les règles transformationnelles pourront engendrer, en partant d'elle, les différentes manifestations superficielles possibles.

Les deux premiers types ont en commun le fait que l'objet logique de
l'infinitif joue un rôle essentiel. Le type 1 est illustré par les exemples
de (60):

(60) a. Deux pages étaient à refaire entièrement

b. Elle avait oublié le numéro des pages à refaire entièrement

c. Elle avait deux pages à refaire entièrement

II s'agit du type qu'on décrit souvent par référence au gerundivum latin;
à -f SI marque ici la nécessité ou la possibilité d'accomplir une certaine
action, à + SI apparaît en surface surtout dans les fonctions d'attribut

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du sujet ((60.a)), d'épithète ((60.b)) et d'attribut de l'objet ((60.c)). Qu'il ne s'agisse pas, dans (60.c), c'est-à-dire quand on ala construction avoir + X + ¿i + SI, de à + SI comme épithète, ressort du fait qu'on peut avoir des phrases avec cette construction où l'entité à laquelle se rattache ci + SI apparaît sous forme d'un pronom objet séparé de ¿i + SI (cf. (61.a et b)), et qu'on trouve des exemples où cette entité est un constituant qui n'accepte pas une épithète (cf. (61.c)):

(61) a. Qu'est-ce qu'elle avait à lui reprocher?

b. Les deux pages qu'elle avait à refaire entièrement étaient illisibles

c. J'ai exactement tout à apprendre (Romains, cit. Sandfeld 1943, 274)

(62) montre quelques exemples du type 2:

(62) a. Ce service était amusant à rendre

b. Un service amusant à rendre ne saurait être ennuyeux à demander (Gide,
cit. Pedersenet al. 1970, § 151)

c. Les services de ce genre, il les avait toujours trouvés amusants à rendre

d. Amusant à rendre, ce service ne saurait être ennuyeux à demander

Sandfeld décrit le sémantisme de ce type en disant que «dans tous les cas pareils à + inf. a une seule et même fonction, à savoir celle de marquer la portée de la valeur de l'adjectif» (Sandfeld 1943, 289). Du point de vue syntaxique, à + SI apparaît ici toujours comme membre subordonné d'un syntagme adjectif. Ce syntagme adjectif peut remplir des fonctions comme celle d'attribut du sujet ((62.a)), d'épithète ((62.b)), d'attribut de l'objet ((62.c)), d'attribut libre ((62.d)).

Les types 1 et 2 sont des constructions à objet logique essentiel: l'infinitif est toujours un verbe transitif dont l'objet logique (deux pages, ce service, etc.) se trouve quelque part dans la phrase en dehors du syntagme infinitif, et le lien entre l'objet logique et l'infinitif constitue le noyau sémantique et syntaxique indispensable à ces constructions. Sur ce point, les autres constructions à + SI sont tout à fait différentes.

Dans le troisième type de constructions, à + SI marque le degré ou la
conséquence:

(63) a. Il toussait à faire peur

b. Sa toux était à faire peur

c. Il raconte des histoires à dormir debout

d. Je les trouvais ennuyeuses à mourir, ses histoires

à + SI se manifeste en surface dans la fonction d'adverbial ((63.a)),
d'attribut du sujet ((63.b)), d'épithète ((63.c)), de membre subordonné
d'un syntagme adjectif ((63.d)).

Side 279

Le type 4 est le plus difficile à expliquer. En voici quelques exemples:

(64) a. Elle était à les caresser

b. Elle était toujours à les caresser

c. Elle était là à les caresser

d. Elle était étendue à les caresser

e. Elles étaient cinq à les caresser

f. Elles étaient quelques-unes à les caresser

g. Elle était la dernière à les caresser

h. Elle était une des rares à les caresser

i. Elle était la seule à les caresser

j. Elle était seule à les caresser

Sandfeld traite ce type sous la dénomination «à + inf. au sens local» et en décrit brièvement l'aspect sémantique ainsi: «Au sens local, à + inf. s'emploie après être pour marquer l'endroit ou la situation où se trouve le sujet» (Sandfeld 1943, 302). Je trouve très difficile d'admettre que ce type ait un «sens local» et qu'il marque un endroit. Peut-être, la caractéristique de Sandfeld est-elle due au fait que dans certains de ses exemples, le syntagme infinitif contient un complément adverbial de lieu: «Comme je le connais, il est à rôder quelque part ou à pleurer dans un coin» (ib.). Togeby (1965, § 684.3) dit que ces constructions expriment ce qui est en train de se passer. Bien qu'assez vague, cette caractéristique ne semble pas pouvoir s'appliquer à tous les exemples de (64). Peut-être ne s'agit-il pas d'un même type dans tous ces exemples. Du moins, il est possible de discerner deux sous-types: Io les exemples a-f, où à + SI remplit une fonction predicative et signifie 'être en train de', 2° les exemples g-j, où à + SI remplit une fonction subordonnée non predicative et ne signifie pas 'être en train de', à + SI semble être attribut du sujet dans (64.a et b) et attribut libre dans (64.c-f); dans ces derniers cas, à + SI correspond à une relative attributive: Elle était là qui les caressait. Dans (64.g-i), à + SI correspond à une relative restrictive, est-ce à dire que la construction fait ici fonction d'épithète d'un syntagme substantif? Dans le dernier exemple, (64.j), à + SI semble faire partie du syntagme adjectif dont seule forme la tête. - Dans tous les exemples de (64), il s'agit de constructions constituées autour du verbe être, et on retrouve la plupart de ces constructions avec deux autres verbes attributifs: rester et demeurer. Pourtant il existe aussi des cas où le type 4 se réalise autrement, par exemple:

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(65) a. Je la croyais sous la treille à les caresser

b. Il la surprend à les caresser

c. Ils détestaient la tante Elise, toujours à les caresser

On remarque qu'il s'agit des fonctions d'attribut de l'objet, (65.a et b), et d'apposition, (65.c), donc de constructions qui seront dérivées de structures profondes identiques, ou du moins semblables, à celles des constructions en être.

Puisqu'un syntagme infinitif peut lui-même contenir plusieurs des types de fonctions mentionnés dans cette section, il est possible d'avoir plusieurs syntagmes infinitifs enchâssés directement les uns dans les autres:

(66) a. Elle voulait [commencer [à apprendre [à conduire]]]

b. Il espère [pouvoir [permettre à Elise [de venir [le voir]]]]

c. Elle prétend [avoir demandé à sa sœur [de continuer [à refuser [de simuler
[ d'être amoureuse d'Antoine]]]]]

3.2.2. Comme proposition elliptique

Un syntagme infinitif peut remplacer une proposition complète, soit qu'il fonctionne à lui seul comme une phrase entière, cf. (67), soit qu'il apparaisse comme une subordonnée réduite, ce qu'on trouve dans les constructions comparatives, cf. (68):

(67) a. [Ne délivrer que sur ordonnance]

b. [Rayer la mention inutile]

c. [Venir sonner à sept heures du matin]!

(68) a. Rien n'est plus dangereux que [d'accepter une telle décision sans protester]

b. Rien n'est dangereux comme [d'accepter une telle décision sans protester]

Korzen (1977a, 33-36) examine un autre type de propositions elliptiques comportant un infinitif, celui qu'on trouve dans les phrases Où aller? - II ne sait pas où aller - Pourquoi partir? Je me servirai de l'étude de Korzen pour proposer ici une reformulation de ce problème, qui utilise la notion de syntagme infinitif discontinu.

Korzen signale une curieuse asymétrie dans ces constructions en ce qui concerne la distribution de pourquoi (et de quelques autres expressionsinterrogatives ayant un statut syntaxique similaire, comme par exemple à quoi bon). Il est possible d'avoir aussi bien pourquoi que n'importe quel autre pronom interrogatif dans des constructions infinitivesfaisant fonction de phrases interrogatives (cf. (69)); mais enchâssé

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en position de subordonnée interrogative, pourquoi est exclu (de même
que à quoi bon), tandis que les autres pronoms interrogatifs sont tout à
fait acceptables, (cf. (70)):

(69) a. Pourquoi y répondre?

b. Comment l'avertir?

c. A qui s'adresser?

(70) a. *I1 ne sait pas pourquoi y répondre

b. Il ne sait pas comment l'avertir

c. Il ne sait pas à qui s'adresser

Korzen explique ingénieusement l'apparente exception que forment les exemples du type La plupart se demandaient pourquoi ne pas l'imiter (Zola, cit. Sandfeld 1943, 195) comme étant en fait un cas de discours direct: La plupart se demandaient: Pourquoi ne pas l'imiter?

(69.a) doit être analysé comme pourquoi +un syntagme infinitif (continu). Alors que dans les exemples b et c de (69) et (70) il s'agit de syntagmes infinitifs discontinus, c'est-à-dire que comment + l'avertir forment ensemble un syntagme infinitif discontinu; il en va de même pour à qui + s'adresser.

Il est vrai que la désignation «discontinu» semble bizarre ici, puisque, à la différence des exemples cités au § 3.1.2, les constituants introducteurs (comment et à qui) ne se trouvent plus séparés du reste du syntagme infinitif. Ces constructions peuvent cependant être expliquées à partir des constructions à syntagmes infinitifs discontinus de (35)-(37) avec comme verbal supérieur les verbes devoir ou pouvoir. Ainsi les phrases a de (71) et de (72) pourraient être dérivées de la même structure profonde que celle qui est sous-jacente aux phrases b correspondantes:

(71) a. Comment s'y prendre?

b. Comment doit-on s'y prendre?

(72) a. Elle ne savait pas à qui faire confiance

b. Elle ne savait pas à qui elle pouvait faire confiance

Une telle dérivation peut être justifiée de plusieurs manières. Premièrement, elle explicite le sens de ces constructions, puisqu'elles indiquent toujours la nécessité ou la possibilité, «ce qui doit ou peut être fait» (Sandfeld 1943, 194).

Deuxièmement, ces constructions apparaissent exactement dans les

Side 282

mêmes cas que ceux où on trouve les constructions à syntagmes infinitifsdiscontinus, à savoir dans les propositions relatives (cf. (73)), dans les phrases interrogatives (cf. (74)) et dans les propositions interrogatives(cf.

(73) a. Elle n'avait personne à qui en parler

b. Il cherche un endroit sûr où se cacher de jour

(74) a. Lequel choisir?

b. A qui en parler?

c. Où déposer les paquets?

(75) a. Elle se demande lequel choisir

b. Elle ne savait pas à qui en parler

c. Il demande où déposer les paquets

Troisièmement, ces constructions présentent les mêmes restrictions syntaxiques que les syntagmes infinitifs fonctionnant comme objet des verbes devoir et pouvoir. Par exemple, ils n'ont pas d'indice, et l'infinitif composé est exclu dans les deux cas:

(76) a. ""Lequel avoir choisi?

b. *A qui en avoir parlé?

c. *Où avoir déposé les paquets?

On peut certainement avoir l'infinitif composé après devoir et pouvoir, mais seulement dans les emplois dits épistémiques: si on dit Elle doit avoir choisi une autre route, le sens en est 'il est probable que', et Elle peut avoir choisi une autre route signifie 'il est possible que'. Or, dans les phrases (71.b) et (72.b) utilisées pour expliquer les constructions infinitives, devoir et pouvoir sont employés avec des valeurs déontiques: respectivement 'être obligé de' et 'avoir la possibilité de'; dans ces cas-là, l'infinitif composé est excluB.

En ce qui concerne les constructions avec pourquoi, j'ai déjà dit qu'il faut les analyser différemment. Pourquoi peut se combiner avec des constituants de types divers pour former une proposition elliptique, et parmi ces types de constituants se trouve le syntagme infinitif:



8: Pour une discussion des notions de modalités épistémiques et déontiques, voir par exemple Parrei 1976. L'affirmation que l'infinitif composé est exclu après devoir et pouvoir déontiques demande quelques précisions (cf. Huot 1974, 52-55), lesquelles n'affectent pourtant pas le raisonnement avancé ici.

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moi
trois
les plus petits
(77) Pourquoi dans la grange ?
demain
si vite
s'arrêter là

En fait les constructions infinitives avec pourquoi diffèrent des constructions précédentes sur plusieurs points. Leur sens ne correspond pas nécessairement à une phrase avec devoir ou pouvoir. Elles sont impossibles comme propositions interrogatives, cf. (70.a), et évidemment aussi comme propositions relatives. L'infinitif composé y apparaît couramment:

(78) Pourquoi ne pas me l'avoir dit tout de suite?

Enfin tout ceci s'accorde bien avec le fait que pourquoi ne peut pas faire
partie d'un syntagme infinitif discontinu de type normal (cf. § 3.1.2).

Ainsi (70.a) ne constitue pas simplement un trou accidentel dans un système comprenant pourquoi, comment, à qui .. . + une construction infinitive, car un tel système ne se justifie guère. Il s'agit plutôt de deux systèmes de nature différente: le système de pourquoi (dont l'emploi est limité aux phrases interrogatives) et le système de comment, à qui, etc.

3.2.3. Comme prédicat d'une construction absolue

Un syntagme infinitif peut enfin faire fonction de membre prédicatif
d'une construction absolue. La construction absolue peut constituer
toute une phrase à valeur exclamative:

(78) a. On aura tout vu. Un chimpanzé [apprendre à parler]!

b. Un Grammont [épouser une fille pauvre]!

c. Jeannine [flirter avec son chef]!

d. Toi, [te lever à six heures du matin]?

Ou bien on peut avoir l'emploi dit «infinitif de narration»:

(79) a. Martine refusa, et Jacques [de pleurer]

b. Martine le lui dit, et lui [de répondre: «Va-t'en!»]

où la construction absolue correspond à une proposition au passé simple
('et Jacques pleura') et où elle se trouve typiquement coordonnée à une
proposition principale (cf. Sandfeld 1943, 159-163).

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3.3. Les constructions en faire + infinitif

Le titre de cette section vise les constructions du type Elle fait venir le médecin ou Elle le voit venir, c'est-à-dire les constructions qui comportent un infinitif dépendant défaire, de laisser ou de l'un des verbes de perception voir, entendre, regarder et écouter (et marginalement sentir et envoyer). Ces constructions sont examinées de manière détaillée dans Kayne 1975 (notamment dans les chapitres 3 et 4). Bien que Kayne ne se serve pas du concept de syntagme infinitif et qu'il semble rejeter une analyse qui ferait de fait venir une forme verbale composée (cf. ib. 217-220 et ici § 2.2.2), il me paraît possible d'effectuer, en se basant sur ses résultats, une analyse superficielle de ces constructions du type suivant.

Il faut distinguer une construction auxiliaire et une construction à
syntagme infinitif.

Le verbe faire forme toujours une construction auxiliaire, c'est-à-dire qu'il constitue avec l'infinitif qui le suit une forme verbale composée. Entre faire et l'infinitif, on ne peut intercaler que quelques types d'entités (clitiques en position d'inversion, tout, rien et certains adverbiaux - cf. (14)), qui s'intercalent aussi entre avoir (ou être) auxiliaire et un participe passé auxilié. Il n'est possible d'intercaler ni un objet direct ni un datif, qu'il s'agisse ou non du sujet logique de l'infinitif:

(80) a. *Des groupes armés font l'insécurité régner dans les campagnes

b. *I1 fait la nécessité d'une action comprendre aux paysans

c. *I1 fait aux paysans comprendre la nécessité d'une action

Le sujet logique de l'infinitif se présente sous la forme d'un objet direct du verbal composé (cf. (8La)). L'objet logique de l'infinitif prend aussi la forme d'un objet direct (cf. 81.b)). Si le sujet logique et l'objet logique de l'infinitif sont présents en même temps, le sujet logique prend la forme d'un datif (cf. (8Le)) ou celle d'un complément d'agent (cf. (81.d)):

(81) a. Il fait tomber son couteau

b. Elle fait peindre la maison en rouge

c. Il fait croire cette histoire invraisemblable à ses beaux-parents

d. Elle fait peindre la maison en rouge par son beau-fils

son couteau est donc l'objet défait tomber; la maison est l'objet défait
peindre, etc. Quand on pronominalise l'objet, le datif, etc., les clitiques

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sont attachés à faire (cf. (82)) et ne peuvent pas être intercalés entre
faire et l'infinitif (cf. (83))9:

(82) a. I! le fait tomber

b. Elle la fait peindre en rouge

t. Il la leur fait croire

(83) a. *I1 fait le tomber

b. *Elle fait la peindre en rouge

c. *I1 fait la leur croire

*I1 la fait leur croire

*U leur fait la croire

Le complexe faire + infinitif ressemble à des verbes simples: faire
tomber qc ressemble à perdre qc; faire comprendre qc à qn se construit
comme expliquer qc à qn, etc.

Seul le clitique réfléchi ne respecte pas toujours l'unité formée par
faire et l'infinitif. Si le réfléchi est coréférentiel avec le sujet affaire,
tout va normalement, et le clitique réfléchi est attaché à faire:

(84) a. Mme de Rambouillet s'est fait connaître à la société élégante

b. Les colons se faisaient tuer par les indigènes

Si, par contre, le réfléchi est coréférentiel avec le sujet logique de l'infinitif,
il est attaché à l'infinitif:

(85) a. Mme de Rambouillet a fait se connaître les deux poètes

b. Les colons faisaient se tuer les indigènes entre eux

La théorie transformationnelle de Kayne explique les faits concernant le
comportement des réfléchis dans ces constructions d'une manière très
élégante (Kayne 1975, chapitre 6). Si on s'en tient à la syntaxe superficielle,on



9: II existe quelques exceptions à cette règle. Ainsi Sandfeld (1943, § 120) note que l'intercalation est nécessaire si on a deux pronoms et: Io «s'il s'agit de pronoms quine se combinent pas devant le verbe: Un signe de toi m'aurait fait te suivre» ou 2° «si la suite des deux pronoms devant/a/Ve pouvait donner un sens autre que celui qu'on veut exprimer: Cette souffrance la fera m aimer davantage». Ces deux cas s'expliquent donc un peu comme les datifs irréguliers du type: Elle m'a présenté à toi - Elle m'a présenté à lui. Il reste pourtant quelques cas d'intercalation quine s'expliquent pas ainsi, des cas comme c'est toujours à la Bretagne que je pense quand je dis: chez moi. Je lui suis reconnaissante de tout: de l'enfance qu'elle m'a donnée, de son odeur qui me ferait la reconnaître les veux fermés (Groult, Ainsi 7); Sandfeld (1943, § 120) cite cinq exemples analogues. Ici me la ferait reconnaître donnerait le sens souhaité et cette combinaison n'est pas exclue devant faire, cf.: c'est précisément son aspect de forteresse qui me l'a fait choisir comme maison de week-end (Merle, Animal 168).

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ficielle,onpeut simplement constater que les clitiques réfléchis s'attachentaux verbes d'une manière plus étroite que les autres clitiques. Dans les phrases de (85), se est attaché à connaître et à tuer de manière si serrée que se connaître et se tuer forment pour ainsi dire de nouveaux verbes; se connaître se comporte ici comme un verbe intransitif (par exemple venir): on a fait se connaître comme on a fait venir, et le sujet logique de l'infinitif ne prend pas la forme d'un datif: on dit Elle fait se connaître les deux poètes comme on dit Elle fait venir les deux poètes.

Comme dans les constructions passives, le complément d'agent peut
être omis, de sorte que, à côté de (81.d), on aura aussi: Elle fait peindre
la maison en rouge.

Les autres verbes (laisser, voir, entendre, regarder et écouter) peuvent
former une construction auxiliaire exactement comme celle constituée

(86) a. Il laisse pousser sa moustache

b. Il la laisse pousser

(87) a. Elle laissait sentir sa supériorité à ses élèves

b. Elle la leur laissait sentir

(88) a. Il voyait sortir des centaines d'ouvriers

b. Il les voyait sortir

(89) a. Elle avait vu supporter des peines cruelles à sa mère

b. Elle lui en avait vu supporter

(90) a. Elle a entendu louer cet élève par tous les professeurs du lycée

b. Elle l'a entendu louer par tousles professeurs du lycée

Cependant, avec ces verbes, une autre construction, à syntagme infinitif, est beaucoup plus courante, à savoir celle que nous avons dans Elle laisse les enfants dormir. Kayne est le premier à avoir établi une distinction nette entre cette phrase et Elle laisse dormir les enfants (cf. ib. 220-228); avant lui, les grammairiens avaient considéré les deux phrases comme de simples variantes positionnelles, à peu près du même type que Elle donne des bonbons fourrés aux enfants / Elle donne aux enfants des bonbons fourrés (cf. Martinon 1927, 453-454; Blinkenberg 1928, 193-194; Sandfeld 1943, 167; Gross 1968, 43). Selon Kayne, il faut voir dans les enfants de Elle laisse les enfants dormir un objet direct de laisse, c'est-à-dire qu'on peut appliquer aux phrases de (91) une analyse proche de celle qui vaut pour les phrases de (92):

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(91) a. Elle laisse les enfants [§¡ dormir]

b. Elle laisse les enfants [51 lire ce livre]

c. Elle laisse les enfants [$i montrer leurs timbres au bouquiniste]

(92) a. Elle empêche les enfants de [51 dormir]

b. Elle empêche les enfants de [$\ lire ce livre]

c. Elle empêche les enfants de [51 montrer leurs timbres au bouquiniste]

Dans ces six phrases, nous avons un objet direct de laisser ou de empêcher, à savoir les enfants, et cet objet est en même temps le sujet logique de l'infinitif suivant. La seule différence entre ces deux groupes de phrases est que, dans le premier, (91), le syntagme infinitif apparaît comme un attribut de l'objet, tandis que, dans le deuxième, (92), il fonctionne comme régime d'un syntagme prépositionnel, qui, lui, fait fonction d'objet indirect de empêcher.

Si on pronominalise l'objet direct de laisser, celui-ci est attaché à
laisser:

(93) a. Elle les laisse [dormir]

b. Elle les laisse [lire ce livre]

c. Elle les laisse [montrer leurs timbres au bouquiniste]

Dans (91.b) et (93.b), ce livre est l'objet direct de lire et se trouve à
l'intérieur du syntagme infinitif. Si on le pronominalise, il reste dans le
syntagme infinitif et est attaché à l'infinitif:

(94) a. Eue iaisse ies enfants [ie iire]

b. Elle les laisse [le lire]

Et il en va évidemment de même pour l'objet direct et pour le datif du
syntagme infinitif de (91.c) et (93.c):

(95) a. Elle laisse les enfants [les lui montrer]

b. Elle les laisse [les lui montrer]

Tout ceci correspond exactement aux constructions avec empêcher:
Elle les empêche de [dormir] - Elle les empêche de [les lire], etc.

Telle qu'elle a été esquissée ci-dessus, cette analyse permet d'expliquer un certain nombre des particularités de ces constructions souvent notées par les grammairiens comme des faits isolés. Prenons trois exemples:

Io II est impossible d'avoir un clitique datif attaché à laisser (ou voir,
etc.) combiné avec un clitique attaché à l'infinitif, comme dans (96):

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(%) a. *Elle lui laisse le faire

b. *Elle leur avait vu la voler

Cela est dû au fait que le clitique datif attaché à laisser n'est possible que dans la construction auxiliaire, et dans cette construction on ne peut pas intercaler les clitiques entre laisser et l'infinitif. Au lieu de (96.a), on peut avoir Elle le laisse le faire, c'est-à-dire la construction à syntagme infinitif.

2° Pour illustrer l'emploi de mes enfants, à mes enfants et par mes
enfants ici, Martinon dit ceci:

«Dans d'autres cas on hésite: j'ai laissé mes enfants en boire ou en mander, ou
j'en ai laissé manger ou boire ¿i mes enfants ou par mes enfants» (Martinon 1927,
458).

Ce qui est intéressant ici, c'est que le en change furtivement de place.
Martinon n'en souffle mot, mais la modification n'est nullement due au
hasard comme le montrent les exemples de (97):

(97) a. *J'en ai laissé mes enfants boire

b. *J'ai laissé en boire à mes enfants

c. *J'ai laissé en boire par mes enfants

Ceci s'explique ainsi: Dans le premier cas, la place de mes enfants entre laissé et boire indique que mes enfants est l'objet direct de laisser et il s'agit, par conséquent, de la construction à syntagme infinitif, où en doit rester dans le syntagme de boire. Dans les deux autres cas, le datif (à mes enfants) et le complément d'agent (par mes enfants) indiquent qu'il s'agit de la construction auxiliaire, où les clitiques sont nécessairement attachés à laisser.

3° Martinon établit la règle suivante:

«Quand l'infinitif est accompagné seulement d'un pronom, que ce pronom soit
sujet ou complément direct, il est accaparé d'autorité par le premier verbe: je l'ai
vu venir; je me sens mourir; (.. .) ne le laissez pas emmener» (ib. 455).

Cette règle découle automatiquement de l'analyse proposée. Si le pronom
représente le sujet logique de l'infinitif (cas deje l'ai vu venir), il
peut résulter de deux pronominalisations différentes:

(98) a. J'ai vu venir Pierre

b. J'ai vu Pierre venir

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Dans (98.a), nous avons la construction auxiliaire, Pierre est objet direct de ai vu venir et le clitique doit être attaché à voir. Dans (98. b), Pierre est objet direct de ai vu et le clitique doit être, de nouveau, attaché à voir. Si, d'autre part, le pronom représente l'objet logique de l'infinitif (cas de ne le laissez pas emmener), cela veut dire que le sujet logique a été effacé, ce qui ne peut être obtenu que par l'omission du complément d'agent: Ne laissez pas emmener Pierre (par quelqu'un). Dans ce cas, on a affaire à la construction auxiliaire, où Pierre est objet direct de laissez emmener et où le clitique doit nécessairement être attaché à laisser.

II existe d'autres syntagmes verbaux que le syntagme infinitif, par exemple, le syntagme à participe présent: [Ayant emprunté les cent francs à son père], Corinne a pu enfin acheter le sac à dos qu'elle désirait, et le syntagme à participe passé: Les cent francs [empruntés à son père par Corinne] nous permettront d'aller dîner au restaurant.

L'intérêt essentiel que présente la notion de syntagme infinitif réside dans le fait qu'elle permet de mieux saisir les traits généraux de la structure superficielle en facilitant la comparaison avec des syntagmes analogues, tels que les syntagmes participiaux et surtout, comme nous l'avons vu, avec ce syntagme verbal par excellence qu'est la phraselo.

Cari Vikner

Copenhague

Résumé

L'article étudie la structure du constituant qui s'établit, en surface, autour de l'infinitif en
français moderne et présente des arguments en faveur d'une distinction entre infinitif
(forme verbale) et syntagme infinitif (infinitif + les constituants qui s'y rattachent).



10: Je tiens à remercier ici Mireille Daugaard, Eric Eggli, Anne-Marie Kahn, Maryse Laffîtte et Marie-Alice Séférian, qui ont bien voulu mettre à ma disposition leur compétence de francophones, ainsi que Henning Nolke, quima communiqué des commentaires utiles après lecture d'une première version de mon manuscrit.

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Textes cités

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