Revue Romane, Bind 15 (1980) 2

La fonction de Charles Swann dans la Recherche

par

Kirsten Kielland-Brandt

Swann is thè corner-stone of thè entire structure,
and the central figure of the narrator's
childhood. „ . „,

Beckettl

Avant-propos

A part le je, qui est le personnage principal2 à'A la recherche du temps perdul En 1915, alors qu'il travaillait à La Prisonnière, Proust a lui-même présenté, dans une lettre à Mme Scheikévitch, Albertine comme le personnage «qui joue le plus grand rôle et amène la péripétie»3. Or, on peut aussi souligner l'importance du baron de Charlus, comme le fait par exemple André Maurois:

C'est un fait important, que dans les très grandes œuvres romanesques, il y a presque toujours un ou plusieurs monstres et que ces personnages, à la fois surhumains et inhumains, sont ceux qui dominent l'œuvre et lui donnent une incomparable unité. Tel est le cas de Vautrin dans Balzac; tel est celui de Charlus dans Proust.4

Pour notre part, nous voudrions opter pour Charles Swann, pour les
raisons que voici:

Même après une première lecture superficielle de la Recherche, on ne peut pas ne pas être frappé par le rôle tout spécial de Swann: d'abord, Un Amour de Swann est un roman dans le roman où le je cède la place à un il, Swann. Ce récit présage une histoire d'amour analogue entre \t je et Albertine, histoire dans laquelle le septuor a pris la place de la sonate d'Un Amour de Swann. De plus, malgré sa mort, située au milieu de l'œuvre, Swann apparaît à chaque instant dans la seconde moitié du roman dans les réflexions au je qui ne cesse de se comparer à Swann.

Ces constatations, si faciles à faire et si indiscutables, ne prouvent



1: Samuel Beckett, Proust, London, 1965, p. 34.

2: Voir aussi Sigbrit Swann, «Proust dans la recherche littéraire», Etudes romanes de Lund 27, 1979, pp. 87-89.

3: Choix de lettres, présenté par Philip Kolb, Pion 1965, p. 208. (Voir aussi Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Gallimard 1971, p. 188 et p. 248.)

4: André Maurois, A la recherche de Marcel Proust, Hachette, 1949, pp. 259-260.

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pourtant pas que Swann soit le personnage principal. Pour éclaircir ce
problème, il faut recourir à un examen plus général du sujet et de l'action
du livre.

Sujet et action, car nous avons choisi d'employer ces deux termes dans deux sens différents, à savoir que le sujet constitue la réponse à la question: «de quoi s'agit-il?», tandis que Y actions constitue la réponse à la question: «que se passe-t-il?»

En ce qui concerne le sujet, les critiques proustiens n'en finissent pas de relever les aspects les plus divers. Personne ne peut nier qu'il s'agit du temps destructeur vis-à-vis de l'intemporel, ou de la vie vis-à-vis de l'art, mais on aimerait pouvoir arriver à une identification plus exacte. Les points de vue suivants nous aideront peut-être à formuler nous-mêmes une telle définition:

Selon Bardèche, la Recherche est à peine un roman; c'est plutôt un
exposé d'une certaine «mécanique des passions»:

Le sujet, c'est le jeu dangereux que l'homme joue avec l'imagination [...] Nous ne voyons jamais les gens et les événements tels qu'ils sont, nous les voyons [...] à travers notre état d'âme du moment [...] Ainsi nos concepts sont une source d'erreurs .6

Quelques définitions, données par Rousset, devraient bien, elles aussi, pouvoir s'appliquer à ce que nous avons appelé le sujet: selon lui, la Recherche est «l'histoire d'un esprit et son salut par la création» (salut, parce que le péché mortel de la morale de Proust est ««l'idolâtrie», qui confond le plan de l'art et le plan de la vie»), ou bien: «l'aventure dans le temps d'un homme en quête de ce qui échappe au temps»7.

Dans son article sur Charles Swann, Anne-Lisa Amadou soutient que le vrai drame de la Recherche est la lutte entre le manque de volonté, exemplifié par Swann qui n'avait pas le courage d'interpréter l'appel de la sonate, et le courage de l'esprit, exemplifié par le héros au moment où il devient écrivainB.

Si l'on regarde la Recherche sous un angle génétique, on peut considérerl'ouvrage



5: Voir aussi Swahn, op.cit., pp. 82-87.

6: Maurice Bardèche, Marcel Proust romancier ¡-11, Les Sept Couleurs, 1971, (mention sur la couverture du second tome).

7: Jean Rousset, Forme et signification, J. Corti, 1962, p. 139, p. 169 et p. 144.

8: Anne-Lisa Amadou, «Charles Swann og hans plass i Marcel Prousts forfatterskap«, Edda, Oslo 1962, pp. 311-317.

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dérerl'ouvrageentier comme une seule et longue mise en scène9 de l'essai critique Contre Sainte-Beuvelo: en écrivant un roman, Proust a voulu montrer qu'une vie apparemment gâchée peut fournir, malgré cela, une précieuse matière pour faire une grande œuvre d'art, et que Ton ne peut donc pas juger de la vie et de la personnalité d'un écrivain à la qualité de son œuvre, justement parce que la vie est le contraire de l'art. (Dans le cadre du roman même, Bergotte illustre cette idée.)

Malgré leurs différences apparentes, il nous paraît que ces définitions pourraient être harmonisées par la formule suivante: le sujet du roman est un pèlerinage du je, dirigé vers le royaume de l'art - et de la liberté - pèlerinage qui est mené à bonne fin par une illumination octroyée au héros.

Revenons à l'action: à la lumière de notre définition du sujet, l'action serait donc les phases de ce pèlerinage, sa cause, les tentations au cours du trajet, et sa fin heureuse qui amène la création de l'œuvre qui traite de ce même pèlerinage. De là, l'importance de Swann. Il nous paraît évident que c'est Swann qui incarne les erreurs que le je doit répéter avec une fatalité rigide avant de trouver sa vocation à la fin du livre; en outre, Swann est une figure presque mythologique qui, à un certain moment, fait prendre à la vie du héros une fausse direction, erreur qui ressemble fort au péché originel et au désespoir des existentialistes.

C'est pourquoi nous considérons Swann comme le personnage principal, non seulement à part le je, mais avec le je, Swann étant son double que le je se doit de dépasser, et nous sommes d'accord avec Bardèche, qui dit:

C'est Swann qui est le personnage secret autour duquel s'organise tout le livre.ll

Nous allons d'abord tenter un examen approfondi et systématique du personnage de Swann dans le cadre du roman. Pour ce faire, nous le suivrons à travers le texte, page par page, qu'il s'agisse de sa présence physique ou morale. Nous espérons ainsi pouvoir dégager la série complètedes Swann, différents selon les rôles successifs qu'il revêt au fil de l'ouvrage. Ayant parcouru ainsi le texte entier, nous essayerons de déduirede



9: Cf. Bulletin d'informations proustiennes, (8.1.P.), publié par l'Ecole normale supérieure et le Centre d'histoire et d'analyse des manuscrits modernes, (C.N.R.S.), numéro 9, printemps 1979, p. 10.

10: Cf. ibid., numéro 3, printemps 1975, pp. 7-39, et numéro 9, printemps 1979.

11: Bardèche, op.cit., 11, p. 322 (note).

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duiredecette série les éléments essentiels de la fonction de Swann
vis-à-vis du je, et, par là, dans le roman.

Les chiffres entre parenthèses renvoient à l'édition de la Pléiade. Le7V vise à la fois le narrateur et le héros; (celui-ci est appelé aussi, selon le contexte, Marcel, l'adolescent, le jeune garçon ou le petit gardon). Les termes écrivain et romancier sont synonymes de la personne de Proust.

Swann à Combray

Dans son article Le statut narratif d'un personnage: Swann, Jean Rousset a montré comment le romancier présente Swann, dans les premières pages du livre, sous la forme d'un portrait doublel2, à savoir celui du fils Swann, tel que le voit la famille du héros et le héros lui-même, et du Swann du Jockey, tel qu'on le connaît dans le faubourg Saint-Germain. Ce dernier rôle est inconnu du petit garçon, mais le narrateur omniscient se charge de nous le présenter. De plus, le narrateur accompagne sa présentation de Swann d'un long commentairel3 qui, dès maintenant, fait la lumière sur les grandes lois de la psychologie proustienne:

On ne le reconnaissait en effet qu'à la voix, on distinguait mal son visage au nez
busqué [...] parce que nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne
pas attirer les moustiques. (I, 14).

C'est un «obscur et incertain personnage qui se détachait [...] sur un
fond de ténèbres»; mais cela n'empêche pas son entourage d'en avoir une
conception déterminée, car

notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres [. ..] Nous remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui [...] chaque fois que nous voyons ce visage [...] ce sont ces notions que nous retrouvons [...] L'enveloppe corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée [.. .] que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant. (I, 19)

A ces deux rôles il faut, selon nous, en ajouter un troisième: pour le petit garçon, Swann est avant tout «l'auteur inconscient de [ses] tristesses» (I, 43), car c'est lui qui, sans le savoir, retient la mère et l'empêche de monter chez son fils. Suit maintenant la description du fameux drame du coucher. Le je souligne ici son complexe d'infériorité vis-à-vis de Swann:



12: Jean Rousset, «Le statut narratif d'un personnage: Swann», Atti e Memorie dell'Accademia toscana di scienze e lettere La Colombaria, voi. 37, (nuova seria 23), Firenze 1972, pp. 94-95.

13: Ibid.

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il était peu probable que [...] Françoise allât déranger maman en présence de M.
Swann pour un aussi petit personnage que moi. (I, 29)

II a peur que sa mère ne se fâche: «(et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann)» (I, 30). Cette soirée devient décisive pour la vie du je, car la mère, au lieu de punir son fili» de son manque d'obéissance, passe la nuit avec lui en le consolant:

C'était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait [...] le déclin de ma
volonté, de ma santé. (111, 1044)

Avant la venue de la mère est inséré un passage où le narrateur omniscient prend encore une fois la parole: le petit garçon croyait que Swann le trouvait ridicule, mais s'il avait su ce que sait maintenant le narrateur, il aurait pu se consoler à la pensée que «personne aussi bien que lui peut-être n'aurait pu [le] comprendre», car «une angoisse semblable fut le tourment de longues années de sa vie», une angoisse provoquée par l'amour et qui consistait «à sentir l'être qu'on aime dans un lieu de plaisir où l'on n'est pas» (I, 30). Cette référence à Un Amour de Swann permet de faire de Swann et de Marcel deux compagnons de souffrance. Swann se trouve en même temps dans la situation diamétralement opposée: c'est lui qui fait souffrir le petit garçon.

Le rôle de Swann «auteur inconscient de mes tristesses» n'en exclut pas d'autres: c'est bien Swann qui aura une importance capitale pour l'adolescent, puisqu'il lui servira de pont vers le monde extérieur et de guide spirituel. Swann a notamment initié Marcel à Gioito et au grand écrivain Bergotte, et le fait qu'il mentionne ce dernier voyage avec sa fille donne à l'intérêt du jeune garçon pour lui une nouvelle dimension. Ensuite Swann exprime son regret que les parents de Marcel ne lui permettent pas d'aller au théâtre voir la Berma, la célèbre actrice. Finalement, c'est bien Swann qui, en mentionnant l'église de Balbec (I, 384), met en branle le processus fatal qui mènera à l'amour de Marcel pour Albertine.

En disant au jeune garçon que Bergotte fait des voyages avec sa fille Gilberte, Swann fait acquérir à celle-ci, à qui Marcel a souvent rêvé, une importance nouvelle et jusqu'alors inconnue: l'art est associé à l'amour naissant et le fait grandir prodigieusement. Peu de temps après, Marcel la voit dans le parc de Tansonville, et comme elle fait un «geste indécent», qu'il prend pour un signe de mépris, son adoration ne connaît plus de limites. Swann est entraîné dans cette adoration, et son nom aura désormais une résonance magique.

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Un Amour de Swann

Suit maintenant le récit de l'amour jaloux de Swann, épisode qui a eu lieu
avant la naissance du héros.

Bien qu'exempte d'événements dramatiques, cette histoire d'amour est un thriller psychologique; le lecteur est captivé par la folie progressive de Swann, qui est décrite avec une intensité et une pénétration incomparables; ses souffrances sont tendues jusqu'à l'exaspération, à la fin, quand Odette lui parle de ses expériences lesbiennes, mais il n'y a pas de solutions faciles: ce sont les lois de la psychologie qui déterminent le dénouement, et l'absence d'Odette laisse agir l'oubli. L'histoire se termine sans éclat, rappelant en cela le réveil après un cauchemar (et il y en a d'ailleurs un dans les dernières pages du récit), mais ce decrescendo souligne justement le caractère subjectif de l'expérience de Swann et trouve son expression dans la célèbre réplique finale, où - guéri mais émotionnellement appauvri - il désavoue, sans plus rien y comprendre, sa passion pour une femme «qui n'était pas [son] genre!»

Malgré l'intensité des souffrances de Swann, ce grand amour ne produit aucune évolution chez lui. La petite phrase lui fait entrevoir la possibilité d'un renouveau spirituel, mais il l'associe à son amour pour Odette au lieu d'entendre son appel, car il confond le plan de l'art et le plan de la vie. Quand sa liaison avec Odette a pris fin, il se laisse de nouveau glisser doucement dans les bras du monde, dans son vieux rôle de collectionneur et de dilettante.

Dans tout le récit, il se présente comme une victime: victime de son milieu, de l'amour et de la jalousie, et de la légèreté qui s'empare à nouveau de lui après que l'oubli a vaincu son grand amour, victime, surtout, parce qu'il est absolument inconscient de ce qui lui arrive.

Ce récit est enchâssé comme une pierre précieuse dans le reste du
roman; on peut le détacher et l'admirer sous tous les angles, mais le reste
de l'œuvre deviendrait incompréhensible si on ne le laissait pas à sa place.

D'abord, le récit de la jalousie de Swann peut être considéré comme un long commentaire au drame du coucher de Combray, c'est-à-dire comme une description de l'angoisse de Swann, semblable à celle du petit garçon qui attendait le baiser de sa mère: si Odette s'amuse à une fête à laquelle Swann ne peut participer, il rentre seul, et «il allait se coucher anxieux comme je [le narrateur] devais l'être moi-même quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray» (I, 297, voir aussi I, 30).

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En même temps il nous livre les faits qui sont nécessaires à la compréhension de la destinée du je sur laquelle Swann aura une influence si importante, car il se trouve que cette histoire préfigure toute la destinée du je, non seulement dans ses relations avec Albertine, mais aussi dans ses efforts pour comprendre quel sens il doit donner à sa vie.

Swann à Paris

Le rôle de Swann, père de Gilberte, auprès du jeune garçon, secondaire à
Combray, sera désormais, à Paris, le principal:

depuis que j'avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son père, et non plus
le Swann de Combray. (I, 407)

Dans ce rôle, Swann inspire à Marcel une admiration qui se transforme
en idolâtrie. Le texte montre clairement que le jeune garçon, contrairement
au narrateur omniscient, ne sait encore rien du passé de Swann.

Ce n'est qu'après avoir été abondamment mis au fait de l'idolâtrie de l'adolescent pour Swann que le lecteur fait la connaissance d'un tout autre Swann, à savoir de celui que voit non plus le jeune garçon, mais son entourage:

il était arrivé qu'au «fils Swann» et aussi au Swann du Jockey, l'ancien ami de mes
parents avait ajouté une personnalité nouvelle (et qui ne devait pas être la dernière),
celle de mari d'Odette, il. 431.)

Ce

changement [...] était accompli et non soupçonné de moi quand je voyais le père de
Gilberte aux Champs-Elysées. (I, 433)

Dans ce nouveau rôle, Swann se présente comme un être tout différent: vulgaire, snob, se poussant pour grimper les échelons de la société, mais avec ses anciens amis de l'aristocratie, il conserve la même personnalité qu'auparavant, exquise, discrète et pleine de tact.

Dans ses relations avec Gilberte, Marcel commence à connaître les mêmes chagrins d'amour que Swann, mais il se retire du jeu: «j'étais encore assez jeune, assez courageux pour entreprendre de le faire» (I, 632), au contraire de Swann, et de lui-même quelques années plus tard.

Dans le passage qui suit, l'influence que Swann exercera plus tard est
annoncée: il fait une remarque prophétique sur Albertine, remarque qui,

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dans le contexte, a presque le caractère d'un acte de vengeance: il dit à Marcel que les hommes nerveux doivent toujours aimer des femmes «au-dessous d'eux», de manière que la femme devienne économiquementdépendante de l'homme. Il se rend compte aussitôt que Marcel peut appliquer cette remarque à Odette et à lui-même, et «il fut pris d'une grande mauvaise humeur contre [lui]. Mais cela ne se manifesta que par l'inquiétude de son regard.» (Le narrateur compare cette situation à celle de Racine tombant un jour en disgrâce auprès de Louis XIV, mais ne subissant les effets de cette disgrâce que le lendemain.) Après avoir essuyé son monocle, Swann complète sa pensée «en ces mots qui devaientplus tard prendre dans [son] souvenir la valeur d'un avertissement prophétique et duquel [le narrateur] ne su[t] pas tenir compte.»

Cependant le danger de ce genre d'amours est que la sujétion de la femme calme un moment la jalousie de l'homme mais la rend aussi plus exigeante. Il arrive à faire vivre sa maîtresse comme ces prisonniers qui sont jour et nuit éclairés pour être mieux gardés. Et cela finit généralement par des drames. (I, 563)

Comme nous l'avons dit plus haut, c'est Swann qui inspire à Marcel l'idée d'aller à Balbec, où il rencontre Albertine. A Balbec, il fait aussi la connaissance du peintre Elstir, qui, comme Bergotte et Vinteuil, est lié avec Swann. (Le narrateur omniscient interrompt la description d'Elstir par quelques remarques sur son évolution artistique, le comparant à Swann:

Et ainsi la beauté de la vie, mot en quelque sorte dépourvu de signification, stade situé en deçà de l'art et auquel j'avais vu s'arrêter Swann, était celui où, par ralentissement du génie créateur, idolâtrie des formes qui l'avaient favorisé, désir du moindre effort, devait un jour rétrograder peu à peu un Elstir. (I, 852.))

C'est également à Balbec que Marcel fait la connaissance de Robert de Saint-Loup, par qui il fait son entrée dans le milieu des Guermantes. Il devient amoureux de la duchesse de Guermantes, qui considère Swann comme un de ses meilleurs amis. Malgré l'absence presque totale de Swann dans Le Côté de Guermantes, le texte contient un grand nombre de références à Swann: Marcel le considère comme un représentant du «Côté de Guermantes», bien qu'il soit juif et du côté opposé, le «côté de chez Swann». C'est pourquoi il devient un exemple à suivre.

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Swann, moribond et dreyfusard

Si l'on divisait la Recherche en deux, la première moitié se terminerait par la réplique de la duchesse de Guermantes à Swann moribond à la fin du Côté de Guermantes: «Vous nous enterrerez tous!» (11, 597.) En effet, la mort de Swann est placée au milieu de l'œuvre, car on assiste au processus de désintégration physique de Swann au cours de la journée qui commence bien avant la fin du Côté de Guermantes et s'achève bien après le début de Sodome et Gomorrhe.

Pour rendre particulièrement sensible le processus de la mort de Swann, le romancier montre celui-ci à deux moments d'une même journée, d'abord, l'après-midi, chez le duc et la duchesse de Guermantes, et ensuite, le soir, à la grande fête chez la princesse de Guermantes. Dans le récit de la visite de l'après-midi est insérée une description très détaillée, la plus minutieuse de toute h Recherche, consacrée à la grande élégance de Swannl4. Cette élégance «associait àce qu'il était ce qu'il avait été» (11, 579), car il a encore une fois changé: il est devenu dreyfusard:

Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une naïveté extraordinaire et donné à sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que n'avait fait autrefois son mariage avec Odette; ce nouveau déclassement eût été mieux appelé reclassement et n'était qu'honorable pour lui, puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les siens et d'où l'avaient dévié ses fréquentations aristocratiques. Mais Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné, grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement comique. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l'épreuve d'un critérium nouveau, le dreyfusisme. (11, 582)

Swann, marqué par la mort, est, plus que jamais, victime de sa situation: il est la proie d'une maladie héréditaire et mortelle; juif, il est victime d'une conjoncture qui fait que, malgré sa richesse, il est considéré comme un paria, et, enfin, il est victime de ses propres passions qui l'empêchent de voir clair dans les problèmes raciaux et politiques contemporains.

Durant la visite de l'après-midi, l'insensibilité du milieu des Guermantesse
révèle à Marcel dans toute son évidence, d'abord à travers



14: C'est un fait que l'aspect physique, le caractère et la vie de Charles Swann offrent des ressemblances frappantes avec ceux de Charles Haas, modèle que Proust mentionne lui-même, indirectement, en parlant du tableau de Tissot (111, 200), tableau qui existe réellement et où se trouve représenté Charles Haas précisément à l'endroit que Proust indique pour Swann. Voir aussi la mention directe de Charles Haas, 11, 579.

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l'épisode des souliers rouges, et de nouveau, le soir, chez la princesse de Guermantes, quand la duchesse confie à Marcel que, bien qu'elle soit très émue de savoir Swann si malade, elle ne veut pas satisfaire le grand désir qu'il a qu'elle fasse la connaissance de sa femme et de sa fille avant sa mort.

A la fête, \eje constate:

Et, de plus, combien il était changé depuis cet après-midi même. (11, 691)

La maladie a fait ressortir ce qu'il y a de juif dans ses traits

Le nez de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable,
semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d'un vieil Hébreu que
d'un curieux Valois. (11, 690)

C'est comme si sa solidarité sur le qui-vive avec sa race se manifestait
physiquement par l'intermédiaire de sa maladie. Même certains aspects
de sa personnalité sont mis en relation avec son ascendance:

II y a certains Israélites, très fins pourtant et mondains délicats, chez lesquels restent en réserve et dans la coulisse, afin de faire leur entrée à une heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé à l'âge du prophète. (11, 690)

Swann a changé de plusieurs façons:

Certes [...] il avait bien «changé». Mais je ne pouvais m'empêcher d'être frappé combien davantage il avait changé par rapport à moi. Cet homme, excellent, cultivé, que j'étais bien loin d'être ennuyé de rencontrer, je ne pouvais arriver à comprendre comment j'avais pu l'ensemencer autrefois d'un mystère. (11, 690-91)

Quelques pages plus loin, il est

arrivé à ce degré de fatigue où le corps d'un malade n'est plus qu'une cornue où s'observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait de petits points bleu de Prusse, qui avaient l'air de ne pas appartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d'odeur qui, au lycée, après les «expériences», rend si désagréable de rester dans une classe de «Sciences». (11, 699)

C'est dans cet état que Swann confie à Marcel un «héritage spirituel». Apparemment, il semble que «l'héritage» soit ce qu'il rapporte de sa conversation avec le prince Guermantes et que nul autre ne saura. La raison pour laquelle Swann choisit Marcel comme confident, il l'enferme dans ces paroles énigmatiques:

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si vous vous rappelez ce que je vous ai dit tantôt, vous verrez pourquoi je vous
choisis pour confident. Et puis aussi, pour une autre raison que vous saurez un jour.
(11, 705)

Ni le je, ni le lecteur ne connaîtront jamais cette autre raison; le/> dit plus
tard:

II faut ajouter [...] qu'il ne m'avait pas appris cette «autre raison», à laquelle il avait
fait allusion ce soir-là, pour laquelle il m'avait choisi comme confident de son entretien
avec le prince. (111, 201)

De toute façon, ce sont des remarques bien différentes qui font allusion
au lourd héritage dont Marcel assumera la charge:

«Moi, je n'ai jamais été curieux, sauf quand j'ai été amoureux et quand j'ai été
jaloux. Et pour ce que cela m'a appris! Etes-vous jaloux?» Je dis à Swann que je
n'avais jamais éprouvé de jalousie, queje ne savais même pas ce que c'était.

Swann poursuit en parlant de la jalousie comme «le plus affreux des
supplices.» (11, 702-03.)

Avant de partir, Swann invite Marcel à aller voir Gilberte. Marcel ne
s'intéresse plus à elle, mais promet à Swann de lui écrire et d'aller la voir
dans un avenir prochain.

A peine Marcel est-il rentré de la fête que la jalousie dont a tant parlé le
prophète juif commence à se manifester: Albertine, qui a annoncé sa
visite, n'est pas encore arrivée, et

sa présence en ce moment dans un «ailleurs» qu'elle avait évidemment trouvé plus agréable, et que je ne connaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui, malgré ce que j'avais dit, il y avait à peine une heure, à Swann, sur mon incapacité d'être jaloux, aurait pu, si j'avais vu mon amie à des intervalles moins éloignés, se changer en un besoin anxieux de savoir où, avec qui, elle passait son temps. (11, 730)

Marcel a parcouru son étape mondaine; à présent il doit subir tous les
tourments de l'amour, dans une stricte concordance avec ceux que
Swann a connus.

Quand il comprend, après lui avoir téléphoné, qu'Albertine n'a guère
envie de venir, il sent

qu'au désir de revoir la figure veloutée [...] tentait douloureusement de s'unir un
élément bien différent. Ce terrible besoin d'un être, à Combray j'avais appris à le
connaître au sujet de ma mère. (11, 733)

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Ce passage renvoie directement non seulement au drame du coucher,
mais aussi à Swann:

lui, cette angoisse qu'il y a à sentir l'être qu'on aime dans un lieu de plaisir où l'on
n'est pas, où l'on ne peut pas le rejoindre, c'est l'amour qui la lui a fait connaître. (I,
30)

Le processus est en marche, mais évolue lentement: «Ce soir-là, du moins, et pour longtemps encore, les deux éléments restèrent dissociés.» (11, 733.) Pourtant Marcel pressent déjà qu'il ne parviendra jamais à contrôler la vie d'Albertine:

Et que ce serait toujours ainsi, à moins que de la mettre en prison (mais on s'évade) jusqu'à la fin. Ce soir-là, cette conviction ne fit passer à travers moi qu'une inquiétude, mais où je sentais frémir comme une anticipation de longues souffrances. (11, 734)

Albertine partie, il écrit à Gilberte, comme il l'a promis à Swann. Il a la possibilité de renouer des relations avec elle, mais il a choisi Albertine, ou plutôt le choix a été fait pour lui par le «sentiment douloureux» que son absence a fait naître en lui.

L'épisode d'Albertine, parallèle d' Un Amour de Swann

On n'en finit pas de trouver des exemples de parallélisme entre les deux récits, que ce soit des événements ou que ce soit des commentaires faits par hje se comparant à Swann, mais la longueur de celui sur Albertine efface un peu l'impression d'une répétition factice.

Selon le je, en plus du souvenir de la scène à Montjouvain (11, 1115), c'est le fait d'avoir écouté un récit sur l'amour de Swann pour Odette (11, 804, 834, 1115), récit qu'il a ensuite noté (111, 366)15, qui lui fait revivre l'amour jaloux de Swann. Les mots, écoutés ou écrits, ont le pouvoir d'éveiller l'imagination de celui qui subit leur influence (voir aussi 111, 719). (Cette idée, un des thèmes de la Recherche, est reprise quand le. je parle de la mort de Swann, passage inséré avant la seconde visite án je



15: Peut-on croire que le fait de s'être servi de son chauffeur Agostinelli comme dactylographe, pendant la rédaction en 1913 du premier tome primitif de son roman, ait en partie déclenché les sentiments amoureux de Proust pour ce jeune homme, et qu'il y fasse lui-même allusion par cette remarqueo

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chez les Verdurin: Swann n'a été sauvé de l'oubli total que par le fait que celui qu'il avait considéré comme «un petit imbécile» a fait de lui «le héros d'un de ses romans» (111, 200). De même, l'annonce de sa mort, en réduisant Swann à un nom, possède en même temps la force magique propre à toute littérature, celle d'éveiller la curiosité du lecteur (111, 201), raison pour laquelle Marcel se réjouit à l'idée de voir le salon des Verdurinoù Swann a rencontré Odette.)

Car, comme dans Un Amour de Swann, les Verdurin jouent un rôle décisif, cette fois-ci, il est vrai, pour deux couples, celui de Sodome (Charlus et Morel) et celui de Gomorrhe (Albertine et l'amie de Mlle Vinteuil, le je gardant son rôle de spectateur). Deux soirées sont mises en relief, la première à la Raspelière, près de Balbec, et la seconde à Paris. A cette dernière, Marcel écoute le septuor, et il comprend que «quelque chose de plus mystérieux que l'amour d'Albertine semblait promis au début de cette œuvre» (111, 253).

La différence décisive entre Swann et Marcel est que celui-ci est parfaitement conscient de ce qui se passe en lui: il se rend compte de l'impossibilité d'obtenir la fidélité de l'être aimé, et il comprend qu'il doit interpréter l'appel du septuor au lieu de l'associer à Albertine; mais cette conscience n'empêche pas son malheur extrême, d'abord après la révélation d'Albertine de sa liaison avec l'amie de Mlle Vinteuil, puis après la fuite d'Albertine. Elle n'empêche pas non plus la survivance de sa jalousie après la mort de l'être aimé. En se comparant à Swann, il ajoute:

Car jamais rien ne se répète exactement, et les existences les plus analogues, et que grâce à la parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut choisir pour les présenter comme symétriques Tune à l'autre, restent en bien des points opposées. Et certes la principale opposition (l'art) n'était pas manifestée encore. (111, 499)

La dernière phrase indique, de façon plus explicite que toute autre, le véritable objet de la comparaison entre Swann et Marcel. Mais en même temps qu'ils sont rapprochés en tant que compagnons de souffrance, Swann est maintenu dans son rôle de guide:

Or cette Albertine [...] si Swann ne m'avait pas parlé de Balbec je ne l'aurais jamais
connue. (111, 501)

C'est l'absence d'Odette pendant près d'un an qui a fait agir l'oubli chez
Swann. Chez Marcel, également, l'oubli fait son œuvre, car rien ne dure,
même pas la douleur la plus profonde.

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Swann profané

Après sa mort, Swann est remplacé par son ancien rival, Forcheville, qui épouse Odette; mais cela ne suffit pas. Même son nom, la seule chose qui restait de lui, en sa fille qu'il aimait tant, disparaît, car l'antisémitisme, qui s'est développé à la suite de l'affaire Dreyfus, a dévalué Swann au point que Forcheville, pour aider Gilberte à faire un bon mariage, l'a adoptée pour la débarrasser de «cet absurde nom de Swann» (111, 575).

Peu après, Marcel reçoit une lettre de Gilberte par laquelle elle lui annonce son prochain mariage avec Robert de Saint-Loup. En apprenant cette nouvelle, la mère de Marcel lui dit que Swann aurait été heureux de voir sa fille devenir «une Guermantes», mais Marcel lui répond: «Sous un autre nom que le sien, conduite à l'autel comme Mlle de Forcheville? crois-tu qu'il en serait si heureux?» (111, 674.) Les deux côtés se rencontrent, mais le «côté de chez Swann» est complètement absorbé par le «côté de Guermantes».

Swann dépassé et ressuscité

Après l'illumination du je dans la cour de l'hôtel de Guermantes suit le long exposé sur la vie et l'art, le temps et l'intemporel, la mémoire de l'intelligence et la mémoire involontaire. Ltje donne comme exemple de mise en œuvre de la mémoire volontaire une évocation de la place de l'église à Combray et de la plage de Balbec, qu'il avait savourée en se disant «avec un plaisir égoïste de collectionneur [...]: «J'ai tout de même vu de belles choses dans ma vie.»» (111, 873.)

Ce «plaisir égoïste de collectionneur» est une référence directe à Swann. Nous n'avons qu'à comparer les lignes précédentes avec la caractéristique, donnée par Swann lui-même, de sa conception de l'amour:

[...] ces anciens sentiments si personnels à moi, que j'ai eus, me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m'ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d'amours que les autres n'auront pas connus. (11, 703)

Quelques pages plus loin, il se compare de nouveau à Swann:

Et, repensant à cette joie extratemporelle causée, soit par le bruit de la cuiller, soit par le goût de la madeleine, je me disais: «Etait-ce cela, ce bonheur proposé par la petite phrase de la sonate à Swann qui s'était trompé en l'assimilant au plaisir de l'amour et n'avait pas su le trouver dans la création artistique». (111, 877)

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Swann, père spirituel, frère aîné, compagnon de souffrance, finit par représenter tout ce que le/> doit renier. A un moment très tardif de sa vie, le héros ose enfin s'opposer à son père raté en trouvant sa propre voie, celle de la création. Il souligne pourtant que, comme à un père, c'est à Swann qu'il doit la vie: «En somme, si j'y réfléchissais, la matière de mon expérience, laquelle serait la matière de mon livre, me venait de Swann» (111, 915), non seulement par une intervention directe, mais aussi parce que c'est lui qui a donné à Marcel l'idée d'aller à Balbec, où il a connu Albertine et, plus tard, Robert, qui à son tour l'a introduit dans le milieu des Guermantes; bref, indirectement, c'est Swann qui l'a introduit à l'hôtel de Guermantes où a eu lieu l'incident des pavés inégaux qui lui a fait prendre la décision d'écrire son œuvre.

Pédoncule un peu mince peut-être pour supporter ainsi l'étendue de toute ma vie (le
«côté de Guermantes» s'étant trouvé en ce sens ainsi procéder du «côté de chez
Swann»). (111, 915.)

Suit le «bal de têtes»l6: le temps a fait son œuvre destructrice, et ceux qui ne l'ont pas connu de son vivant, n'ont aucune idée de la situation mondaine que Swann occupait autrefois. Le je, par contre, apprend par Odette les secrets que Swann souffrait de ne pas connaître, et se voit même confier la petite-fille de Swann, que celui-ci n'a jamais vue: Gilberte lui donne une nouvelle amie, sa fille, Mlle de Saint-Loup, une ravissante jeune fille de 16 ans. Elle est le point où convergent le «côté de chez Swann» et le «côté de Guermantes»; elle représente le temps éphémère, et elle représente son grand-père, qui, par ses différents rôles, par sa mort et par l'absence de son souvenir, est lui-même une illustration du pouvoir qu'exerce le temps sur l'homme.

Le je a dépassé le Temps et, par là, Swann. Le seuil qu'il a franchi s'appelle la «mémoire involontaire», et la porte qui s'est ouverte lui donne accès à une nouvelle existence, où son moi véritable doit retrouver le temps perdu et créer à partir de là une œuvre d'art grâce à laquelle Swann peut accéder à une vie éternelle.

Le cercle se referme: à la fin, le je se rappelle la soirée qui a déterminé son existence; la soirée la plus triste de sa vie, celle où sa mère a cédé à son besoin d'amour au lieu de l'encourager à l'indépendance. Cette soirée a pour contrepoids le jour le plus heureux de sa vie, celui où il a compris le sens de toute son existence apparemment gâchée. Ces deux



16: Métaphore de Proust, employée dans le cahier 51, sur l'impression reçue par le narrateur quand il revoit ses anciennes relations.

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moments sont reliés par François le Champí que sa mère lui avait lu jadis et qu'il vient de revoir dans la bibliothèque du prince de Guermantes. Mais ils sont liés aussi par le fait que Swann était présent à Combray, où il avait provoqué les événements de la soirée, de même que sa petite-fille est présente à l'hôtel de Guermantes, une jeune fille riche de promesses, dont l'amitié est reçue comme un cadeau par \eje, comme une compensationpour l'amour dont Swann l'avait privé à Combray.

Conclusion

Le lecteur a donc eu une série d'impressions différentes d'un seul et
même personnage, impressions que l'on pourrait appeler tableaux, car
elles ne présentent ni évolution ni continuité.

Ce résultat est voulu par l'écrivain, qui ne cache pas qu'il s'est servi
précisément de la figure de Swann pour illustrer une des idées essentielles
de l'œuvre:

Je m'étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l'objet, quand tout est dans l'esprit [...] j'avais vu les personnes varier d'aspect selon l'idée que moi ou d'autres s'en faisaient, une seule être plusieurs selon les personnes qui la voyaient (les divers Swann du début par exemple [...]), même pour une seule au cours des années ([...] divers Swann pour moi). (111, 912)

L'écrivain conçoit donc les hommes et leurs relations comme un système de planètes. Au lieu de suivre, d'un point fixe, la courbe que trace Swann, il décrit ce dernier par une série d'instantanés; la différence que l'on constate entre ceux-ci est due à la diversité des spectateurs et à l'influence du Temps, qui se fait sentir tant sur eux-mêmes que sur l'objet considéré, c'est-à-dire Swann.

Comme \e je le dit lui-même, lui aussi voit en Swann une série de Swann différents, mais malgré leur diversité apparente, on peut constater que ces «divers Swann pour moi» forment une chaîne ininterrompue et exercent sur \eje une influence constante et invariable jusqu'au jour où celui-ci est en état de s'en libérer.

Cette influence se manifeste à plusieurs niveaux psychologiques:

Le rôle qui paraît être le plus important est celui qu'on pourrait appeler
le rôle de compagnon de souffrance, tel qu'il ressort du récit Un amour
de Swann: il mène directement aux relations entre \eje et Albertine.

Ce rôle est essentiel à cause du parallélisme établi entre Swann et \tje,

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car c'est justement en mettant les deux hommes en parallèle qu'on voit le
plus clairement la différence entre leurs personnalités.

Le rôle de compagnon de souffrance est étroitement lié à un autre rôle
de Swann, apparemment opposé, celui de guide spirituel.

Ces deux rôles sont liés, car bien que Swann ait subi les mêmes chagrins
d'amour que \eje, c'est tout de même \eje qui doit imiter, presque
mécaniquement, l'expérience de Swann.

Cependant, quand le je parle de ce qui a déterminé sa vie, il ne parle pas seulement de Swann, mais aussi, et surtout, d'un certain événement: le drame du coucher. Cette soirée est un point de repère dans toute sa vie, car dès lors leje se trouve engagé sur une voie dont l'inclinaison est fatale, mais qui est en même temps la seule par laquelle il peut arriver à la connaissance de la vérité.

Swann était présent à cette occasion. C'est lui qui a retenu la mère du je, et de plus, il a vu Françoise remettre la fameuse lettre du petit garçon à sa mère, ce qui, selon celui-ci, a dû le rendre ridicule aux yeux de Swann, le marquer pour toujours de l'estampille «petit imbécile».

Il est vrai que Swann lui a fourni la matière de sa vie, qu'il a été son guide et son compagnon de souffrance, mais l'essentiel, c'est que, dans son inconscient, il a personnifié le pouvoir qui a retenu sa mèrel7, par un acte de défi qu'il se devait de relever tôt ou tard.

Sa victoire sur Swann, ce substitut de pèrelB, dans tous les sens du mot, consiste en deux choses: d'abord à le renier comme exemple, en trouvant sa propre voie à la fin du roman; ensuite - ce qui n'est peut-être pas moins important - à le réduire à un personnage dans son livre. Si l'on partage cette manière de voir, les lignes suivantes acquièrent une importance

Et pourtant, cher Charles Swann, que j'ai si peu connu quand j'étais encore si jeune et vous près du tombeau, c'est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d'un de ses romans, qu'on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. (111, 200)

Kirsten Kielland-Brandt

Copenhague

Résumé

L'importance évidente de Charles Swann dans A la recherche du temps perdu nous a
incitée à tenter un examen de ce personnage pour dégager, si possible, sa fonction dans le



17: Cf. Gérard Genette, Figures 111, Seuil 1972, p. 88 (note).

18: Cf. Rousset, art.cit., p. 104.

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roman. En le suivant à travers le texte, il apparaît composé d'une série de tableaux, illustration de la loi proustienne sur les relations humaines, mais exerçant en même temps une influence constante sur le je jusqu'au jour où celui-ci est capable de s'en libérer en trouvant son salut par la création, supposant finalement à ce substitut de père qui a fait prendre à la vie du je une fausse direction. Ce rôle de père provient, selon nous, surtout de la présence de Swann au drame du coucher, point de repère qui marque l'origine du pèlerinage duj'i\