Revue Romane, Bind 15 (1980) 2Théorie du mythe et les romans de Tristan et Iseult Présentation d'un projet de recherchespar Jonna Kjær En hommage à
Claude Lévi-Straussl IntroductionEn partant de la constatation de l'altérité des romans médiévaux, je me suis proposé de cerner la spécificité structurelle et fonctionnelle de ces anciens textes. L'hypothèse de mon travail s'inspire de l'observation de similitudes entre, d'une part, ces textes médiévaux, et, d'autre part, les mythes tels que nous les connaissons grâce aux travaux lucides et pénétrants de Claude Lévi-Strauss. J'ai choisi d'entreprendre des analyses de structure et d'idéologie de différentes versions d'une même tradition littéraire, celle de Tristan et Iseult, afín de caractériser les changements qu'elle subit à travers l'ensemble de ses versions. Je décris ces transformations en me référant à un modèle commun de description, que j'appelle mythique. Mon travail est ainsi à considérer comme un essai de typologie qui définit et démontre le caractère mythique de certains textes médiévaux. Dans l'intention d'élucider la production littéraire médiévale, je commence par une analyse textuelle pour aboutir à une description idéologique. L'analyse immanente fait ressortir la dialectique métalinguistiquedu texte qui consiste en une interaction entre deux niveaux: celui du discours de l'auteur qui traite le texte comme son texte (interprétation)et qui met à la disposition des lecteurs une réponse et un produit, et celui du discours du texte qui parle de lui-même (tradition) et qui ce faisant révèle des questions et une production. La métaphore 1: Cet article est une légère refonte d'une communication faite au VIIe Congrès des romanistes Scandinaves, qui eut lieu à Bergen en août 1978. Claude Lévi-Strauss, à qui j'ai envoyé plus tard le manuscrit de cette conférence, a eu la gentillesse de le commenter; de même quilma offert des écrits qui sont riches de suggestions pertinentes pour la poursuite de mes recherches. Les précisions, apportées surtout au début du présent article, témoignent de l'intérêt, stimulant pour moi, qu'il veut bien porter à mon travail. Side 222
joue ici un rôle important. Pour expliquer le rapport entre la poétique et Kidéologie des textes médiévaux, je modifie l'avis de certains critiques pour considérer le mythe comme une tentative de révolte contre une idéologie. Disons que le mythe pense l'impensable, qu'il travaille à l'intérieur de l'idéologie, mais pour en sortir. Par conséquent, c'est à travers le mythe que les limites et les contradictions inavouées de l'idéologie sont mises en question et, par là, reconnues. Ainsi s'expliqueront le message et la fonction du mythe. Enfin, je présuppose que les processus poétiques, qui se révèlent dans les transformations d'une version à l'autre, se rapportent à des contextes sociaux; le mythe est une mise en forme ou une nouvelle structuration de l'idéologie, et nous livre une interprétation de la société à laquelle appartient ladite idéologie. En principe, le corpus du roman de Tristan devra, dans une étude supplémentaire, être mis en rapport avec les autres romans de la matière de Bretagne, les romans arthuriens de Chrétien de Troyes et le cycle du Graal - et avec les sociétés qui les ont vus naître. Dans ce qui va suivre, je rendrai compte brièvement de mon établissement du modèle commun de description mythique et de son fondement théorique, à partir de la version norroise du roman de Tristan, la Saga, qui date de 1226 et qui en donne le déroulement narratif complet. Bien que j'aie pris mon point de départ méthodologique dans les analyses mythiques de Lévi-Strauss, j'ai dû modifier la méthode conformément à mon matériel littéraire, qui diffère dans son essence de son matériel ethnographique. Les romans de Tristan se placent sur une ligne d'évolution qui va depuis le mythe proprement dit jusqu'au roman au sens moderne du mot, et c'est d'abord une structure mythique littéraire queje cherche. La théorie du mythe de Lévi-StraussCertains concepts
analytiques de Lévi-Strauss peuvent être développés
La prééminence queje donne à la stratégie analytique de Lévi-Strauss est due à l'importance vouée dans sa théorie à la logique mythique. Deux points semblent dès l'abord pertinents. Premièrement, la conception de Lévi-Strauss, selon laquelle «les mythes se pensent dans les hommes, et les mythes se pensent entre eux». Deuxièmement, la conséquence méthodologique qui s'ensuit, à savoir la nécessité de traiter de l'ensemble des versions d'un même mythe. Side 223
Pour rendre justice aux travaux de Lévi-Strauss, il importe de noter que ses analyses sont principalement paradigmatiques: il s'intéresse aux lois structurales, qu'il peut déduire de l'ensemble des transformations, par une comparaison des variantes. Quelques critiques, qui se sont inspirés de sa méthode, ont cependant trouvé fructueux, comme moi-même, de l'utiliser aussi pour des études syntagmatiques. Ainsi, j'analyse d'abord le déroulement narratif de chaque version, afin de fixer les contraintes syntagmatiques. Dans une deuxième phase, je me concentrerai sur les différences qui s'articulent par rapport au modèle commun que j'aurai construit. Chaque version est à ce niveau d'analyse une transformation intéressante en elle-même, surtout en ce qui la fait différer des autres versions du même groupe; ce seront les différences découvertes que je considérerai comme étant idéologiquement significatives. Dans une analyse syntagmatique, accessoire à l'interprétation paradigmatique chez Lévi-Strauss, le concept de médiation doit être évoqué. Selon Lévi-Strauss, le mythe prend son point de départ dans la constatation de contradictions désagréables, que c'est précisément la fonction du mythe de voiler dans une médiation progressive. Quand Lévi-Strauss compare les propositions extrêmes du mythe, il relève entre les deux l'activité médiatrice mythique. Si l'on applique cette conception, non pas au groupe complet des transformations, mais au récit d'une seule version, on voit dans celui-là une série de médiations entre des contraires2, et on peut soutenir qu'un tel récit serait (comme le groupe complet de Lévi-Strauss) au service de l'idéologie. A.J. Greimas a discuté (Du sens, p. 185-230) les analyses de Lévi-Strauss, et il a proposé d'ajouter - à des fins syntagmatiques - un concept de séquences périphériques, une initiale et une finale, qui se trouvent, pour ainsi dire, sur un autre plan de «réalité» mythique que le corps du récit lui-même. Cette idée s'est montrée justifiable et même nécessaire, dans mon analyse. Je pense comme Lévi-Strauss que le mythe expose et traite de contradictions ou de contraires, mais ce queje tiens à définir comme mythique dans nos romans, c'est le déroulement entre les séquences initiale et finale, que - à mon avis - ces séquences périphériques reflètent de façon «réaliste». Et le récit proprement mythique n'est pas une dissimulation médiatrice, mais par contre une 2: C'est d'ailleurs le cas, je pense, pour une certaine catégorie du soi-disant roman populaire. Side 224
reconnaissance
de contraires inconciliables. Selon moi, c'est ainsi que
Ensuite, le concept lévi-straussien de l'activité métalinguistique ou de la «super-signification» du mythe est pertinent. Selon Lévi-Strauss, la production mythique est une sorte de «bricolage» intellectuel, où le sens reçoit un nouveau sens. Ce phénomène s'explique par l'emploi que fait le mythe d'un matériel préexistant et précontraint, à savoir des expériences, des événements, des récits, etc. Le mythe dispose et redispose ce matériel, et il est en même temps prisonnier des virtualités structurales du dit matériel, et libérateur par la nouvelle disposition qu'il entreprend afin de lui découvrir un sens. - Le système de signification mythique consiste en séquences qui, bien qu'elles diffèrent entre elles lexicalement, parlent de la même relation conflictuelle entre des contraires. Le mythe gravite ainsi inlassablement autour d'un même problème, et on peut dire qu'il révèle par là une activité métalinguistique: il parle par sa forme de son propre essai d'exposer son problème. Si l'on interprète les conceptions lévi-straussiennes, on peut prétendre que le mythe se crée à rebours, ou de façon téléologique. Lévi-Strauss lui-même parle de la signification rétrospective, qui se produit parce que les séquences du récit se constituent à partir d'un schéma commun, par corrélation et opposition. Ainsi les séquences s'explicitent rétrospectivement. - J'intercale ici le concept de la mise en abyme et la question de la métaphore active. A mes yeux, la mise en abyme est une grande métaphore, et la métaphore est un miroir actif et par là métalinguistique. Enfin, la mort du
mythe, ou le passage au roman, est une explosion C'est la grammaire (ou la structure) qui définit le mythe. Par exemple - dans ma théorie - le roman en prose de Tristan et les versions qui en dérivent sont des mythes morts - ou des romans qui ne sont pas mythiques. Le critère décisif est le traitement manichéen de la matière, en noir et en blanc: Marc est ici un traître odieux qui assassine finalementTristan. Side 225
mentTristan.Les
deux mondes sont nettement distincts: celui de Marc
Dans des versions plus tardives, Tristan et Iseult sont mariés et ont des enfants. Voilà un autre type d'explosion de la structure, à savoir une médiation du conflit mythique non mèdie, ou faussement médié, entre Amour et Société. La production textuelle médiévaleLes raisons qui justifient l'emploi des concepts cités relèvent en premier lieu de la sociologie des textes. On sait bien que la production textuelle médiévale se caractérise comme la transmission d'une tradition, à travers les siècles, et de pays en pays, par exemple les romans arthuriens et les romans de Tristan. On peut soutenir que «les versions se pensent dans les hommes et entre elles» et prendre en considération la manière dont les auteurs utilisent la tradition. Dans nos textes, les commentaires d'auteurs abondent; ils témoignent de la conscience qu'ont les auteurs de transmettre une matière connue, mais de façon personnelle. En ce qui
concerne la fonction des textes en question, je
proposerai a) Tradition et interprétationUne fois reconnue l'interdépendance des textes et de la tradition, il arrive que l'on se refuse à les évaluer par les concepts de l'art autonome, pour adopter plutôt la proposition de Lévi-Strauss qui veut que l'on traite le corpus complet des variantes. Deux problèmes
d'ordre méthodologique s'imposent alors. D'abord le
3: Les articles que Claude Lévi-Strauss m'a envoyés après la lecture du manuscrit comprennent des analyses du mythe percevalien, mythe de la communication interrompue, par opposition au mythe œdipien de la communication excessive, et touchent ainsi au problème essentiel des deux mondes. L'avis extrêmement pertinent de Lévi-Strauss se résume ainsi: «... il se pourrait que toute mythologie se ramène, en fin de compte, à poser et à résoudre un problème de communication; et que les mécanismes de la pensée mythique, confrontée à des circuits logiques trop complexes pour les faire fonctionner tous ensemble, consistent à brancher et à débrancher des relais.» Side 226
XVe, qui ont pour personnages principaux Tristan et Iseult. Ensuite, il faut se demander dans quelle mesure les rapports généalogiques entre les versions doivent décider des analyses à entreprendre: doit-on discuterune version donnée par rapport à celle, ou à celles, dont on pense communément qu'elle dérive? Ou bien, est-il préférable de discuter toute version par rapport à toutes les autres, même aux versions ultérieures? Sans négliger ni la critique textuelle, ni le travail philologique sur les manuscrits, je crois pouvoir justifier mon choix d'une approche d'abord achronique des trois manières suivantes: primo, le travail sur les romans de Tristan s'inscrit dans la recherche plus générale d'une poétique médiévale; secundo, l'observation des virtualités réalisées dans le corpus entier nous aide à mieux percevoir les traits distinctifs d'une version donnée; et tertio, en tant qu'interprète moderne, on s'assure un fondement médiéval, puisque les réalisations du corpus ont du moins été imaginées et exprimées par des auteurs médiévaux. Considérons comme établi que l'auteur travaille sur modèle. Il en résulte un discours métalinguistique, où l'auteur s'approprie pour ainsi dire le texte en parlant de son propre travail. Mais il y entre l'interférence de la tradition, qui parle à rencontre de l'auteur. Le code est donc double, et le discours métalinguistique de même. J'essaie de distinguer les deux métalangages, celui de l'interprétation de l'auteur et celui de la tradition du texte, de la manière suivante: Je crois qu'il
est utile de considérer le travail de Fauteur médiéval,
sinoncomme Side 227
il connaît la
matière transmise, avant qu'il commence sa version, et
il Mais il faut aussi comprendre les métaphores de la «super-signification», et surtout leur fonction dans la production du texte. On peut estimer qu'une métonymie, dans le sens de relations causales, est ici en jeu. Ainsi, ce serait le caractère fini du modèle qui se révèle dans la métaphore: l'auteur-adaptateur ne peut pas changer la grammaire de la métaphore (ou sa structure logique) sans que s'éparpille le texte. D'une comparaison entre différentes versions, il ressort qu'une métaphore qui semble superflue ou incompréhensible dans une version, reçoit dans une autre sa pleine signification, parce qu'elle y est nécessaire. Un exemple peut éclairer cette thèse: l'auteur de la Saga n'a pas compris la signification de la clochette du Chien Magique. En écoutant la musique de la clochette, on devient si joyeux que l'on oublie son chagrin, et même sa propre identité. Dans la Saga, Iseult n'arrache pas la clochette, ce qui devrait signifier qu'elle oublie Tristan. Mais dans d'autres versions, elle l'enlève, parce qu'elle - et le texte! - ne veulent pas oublier Tristan, qui pour cette raison revient vers elle. b) Une littérature parallèleJ'estime que les romans de Tristan font partie d'une littérature parallèle à celle de l'Eglise; c'est une littérature propre à l'élite temporelle, qui exprime les besoins de ce groupe social, dont elle émane et auquel elle s'adresse. Enfin, elle n'est pas idéologique (médiatrice) dans l'acception lévi-straussienne du terme. Regardons de plus près la formule des contraires afin d'éclaircir cette hypothèse. Comme l'on sait, Tristan et Iseult ne sont unis définitivementque dans la mort, ce qui peut paraître comme une médiation du conflit. - Cependant, on voit bien que la problématique a été transférée dans un autre univers, ici la mort. Certains diront que le roman veut que l'amour extra-conjugal soit impossible dans ce monde. Ainsi, le roman confirmerait l'idéologie chrétienne ou féodale (mariage et procréation, droits du mari et héritiers légitimes). Le déroulement se caractérise cependant par des choix variés, et contredit ainsi l'union extra-sociale de la fin. Je postule que la répétition variée des choix montre que les choix, en tant que tels, ne sont pas satisfaisants (c'est ainsi que s'explique le fait que les amants quittent la forêt, par exemple). A mon Side 228
avis, le récit
mythique explicite que les contraires sont égaux et
inconciliables,mais Je suis convaincue que le «mythique» se définit le mieux comme une transgression qui parle de tabous. Il me semble que Ton aurait du mal à expliquer autrement l'impact du mythe et surtout la longueur du récit; I'«idéologique» est présenté dans les séquences périphériques et se trouve contredit par le corps du récit. C'est ainsi queje vois la tradition du Tristan, ou la structure immanente du matériel. - Au moment de comparer les versions, l'intention de l'auteur, qui ressort de son interprétation, devient intéressante. Par exemple, on admet depuis Bédier (Le roman de Tristan par Thomas, 1902-1905) que la Saga est une version fidèle de la version de Thomas. Mais Frère Robert, l'auteur de la Saga, qui ne mentionne nulle part le nom de Thomas (il ne dit même pas que son modèle est en français, serait-il en allemand?), essaie visiblement d'introduire de force dans la matière une vision du monde chrétienne. La conception finale, à partir de laquelle il travaille, est certainement quTseult est une pécheresse de la chair, et cela est valable aussi pour la mère de Tristan, qui est comparée dans la séquence initiale à la pauvre Didon. Dans la séquence finale, Frère Robert oblige son Iseult à se comparer à Marie-Madeleine dans une longue prière, où elle demande que Dieu lui accorde son pardon. Dans les séquences périphériques, l'auteur parle pour ainsi dire sans se laisser déranger par la tradition. Naturellement, il cherche aussi à s'imposer au cours du récit (cf. la Figure 2,A.), mais cela avec un succès beaucoup moindre (Figure 2,8.). Un modèle mythiqueA partir de la
Saga, j'ai établi le modèle de description structurale,
que La répétition et
la variation de la structure du roman de Tristan se
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Je divise le récit en dix épisodes à l'aide d'un modèle actantiel avec double destinataire, et je comprends par le terme destinataire celui qui reçoit effectivement. Les épisodes s'achèvent quand le destinataire double initial est devenu simple, c'est-à-dire quand un seul acteur remplit l'actant. La répétition de ce modèle avec actant dédoublé, qui devient simple de façons variées - c'est ce que je considère comme les choix que je viens de mentionner -, fait apparaître le problème fondamental du roman, à savoir le conflit entre deux systèmes de valeurs inconciliables et entre lesquels on ne peut pas choisir non plus. a) Construction en épisodesPour illustrer
l'emploi de ce modèle pour la coupure du récit en
Tristan est envoyé quérir la fille du roi d'lrlande, Iseult, pour en faire la femme future du roi Marc. Mais il ne l'obtient que parce qu'il tue incognito un dragon effrayant. Cependant, il ne garde pas Iseult pour lui, mais la livre dûment à son oncle et suzerain, Marc. Ainsi un double destinataire, Tristan et Marc, est devenu simple, provisoirement. On obtient dix
épisodes en comptant trois moments: désir, réception
4: Mettons que l'objet contesté soit Iseult; pourtant Tristan est objet dans les épisodes 2 et 9 (et entre Marc et Iseult dans 7). Il est évident qu'une analyse plus fine ferait découvrir une dynamique de structures plus complexes. Side 230
Après avoir trouvé ces épisodes à structure identique, il faut examiner comment se réalisent les transitions d'un épisode à l'autre, ou comment se créent les épisodes. Dans les «trous» entre les épisodes, on voit des éléments de «deus ex machina», dont j'appelle le trait commun magico-métaphorique, car ils sont magiques parce que fonctionnels - ils font progresser le récit - et ils sont métaphoriques parce qu'ils contiennent de façon condensée-focalisante l'essence du roman mythique, ou sa duplicité conceptuelle. Les éléments en question sont les suivants: Tournoi (1), Jeu d'échecs (2), Dragon (3), Harpeur (5), Chien (7), Cerf (8), Nom de personne (l'autre Iseult) (9) et Eau (10). - L'épisode 4 partage son «deus» avec l'épisode 5; pour l'épisode 6, le «deus» est Dieu. Les éléments nommés font partie d'un réseau de beaucoup de «petites» métaphores, qui toutes se renvoient les unes aux autres dans le système logique qu'est le texte. Prélevons à titre d'exemple les descriptions des trois animaux, du dragon, du chien et du cerf (ép. 2), qui mettent en relief la frontière trompeuse entre ce qui est extérieur et ce qui est intérieur; en fait, l'intérieur devient extérieur (langue du dragon coupée, peau du chien avec chair et poil inversés, écorchement et dépècement du cerf). Simultanément, chacun des trois animaux est porteur d'une essence supplémentaire: le poison, la musique ou la chasse, qui se matérialisent ailleurs dans le texte comme différentes sortes de poison (du vrai poison, mais aussi le philtre d'amour), de musique ou de chasse (ou de combat), ou bien comme autant de métaphores pour dire l'amour des héros. b) Bipartition du déroulement narratifPour établir mon
modèle du déroulement narratif, je me suis inspirée de
5: x= valeur négative, y= valeur positive, a= amour (terme). b= société (terme), a-l=mort d'amour, a—>a-l (terme remplacé par son contraire), yï=?a (valeur de fonction et valeur de terme inversées). Side 231
Mon modèle est
biparti, et j'ajoute à la formule lévi-straussienne les
II y a symétrie et intensification de la tension entre les contraires dans la deuxième partie (le triangle D est plus grand que C); l'épisode 2 correspond à 9, 3 à 8, et 4+5 à 7. L'épisode 6 (le Jugement d'lseult) est le tournant ou un degré zéro: c'est ici que le récit pourrait le plus facilement se terminer, grâce à l'intervention divine qui a lieu dans un décor bien ecclésiastique (dans d'autres versions, ie jugement est rendu près d'un gué, devant le roi Arthur et ses chevaliers). Dieu pardonne à Iseult, et la laisse porter le fer rouge sans que sa culpabilité ne paraisse; elle est rendue à Marc, et Tristan doit s'en aller. Le mouvement indiqué par les flèches et la lettre A montre comment l'épisode 1 (l'Amour des parents de Tristan) produit et reflète le triangle D et l'épisode 10 (la Mort); le mouvement B montre que l'épisode 10 produit et reflète le triangle C et l'épisode 1. On voit que d'après ce modèle, le texte pourrait se lire à rebours. L'épisode du Harpeur irlandais (Saga)L'épisode du
Harpeur (5) peut servir à démontrer comment les
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tituentàpartir
d'un schéma structural commun, et il faut ajouter que le
Je choisis l'épisode du Harpeur pour sa valeur métalinguistique qui ressort du fait que son actant destinataire double est dédoublé: Tristan reconquiert Iseult du Harpeur qui l'avait prise à Marc. De plus, la présence de deux éléments, du don contraignant et de la musique, nous incite à comparer l'épisode du Harpeur et celui du Chien Magique (7). Sans motivation apparente, le Harpeur irlandais arrive soudainement à la cour de Marc et, par son jeu, contraint celui-là à lui livrer Iseult, en récompense. Dans l'autre épisode, c'est Tristan qui obtient comme don contraignant le chien, qui vient du Pays des Fées (localisation importante, on s'en doute, dans tous les romans de la matière celtique). Dans le premier épisode, Tristan joue un lai d'amour tragique, qui rend Iseult joyeuse; dans le deuxième, la clochette du chien rend joyeux, mais fait oublier.. Avec l'épisode qui précède, la lutte musicale du Harpeur et de Tristan a pour résultat qu'lseult est rendue à Marc, ce que confirme le Jugement d'lseult, qui suit (6). La musique de la clochette du Chien Magique réunit de nouveau les amants, et aboutit à leur banissement de la cour. - Le Jugement d'lseult (6) et la vie dans la Forêt (8) sont donc symétriques et inversés: le premier confirme le système de Marc, l'autre celui de l'amour des amants. Mais les deux choix sont insatisfaisants, puisque l'histoire ne s'arrête pas là. Après que Tristan
a libéré Iseult du Harpeur et avant que Tristan ne
Le géant que combat Tristan afin d'obtenir le Chien se rapproche du Morold (2) par le tribut qu'il exige, et du Harpeur par le don contraignant. En ce qui concerne la musique, elle caractérise partout Tristan: elle le fait se déplacer dans l'espace, ou bien l'accompagne quand il change de lieu. A l'arrivée de Tristan à la cour de Marc (2), et à la cour du roi irlandais (2), il joue de la harpe (et il apprend à en jouer à Iseult). Dans l'épisode du Harpeur, Tristan joue du violon, et plus tard, c'est à un joueur de violon qu'il confie la remise du Chien Magique à Iseult. - La musique est magique; dans l'épisode du Harpeur, elle influe sur la marée qui monte pour permettre à Tristan de sauver Iseult. La métaphore de l'eau est d'ailleurs fréquente dans le texte. Side 233
Pour terminer cette trop brève énumération d'exemples qui montrent le jeu des métaphores, il convient de mentionner l'importante Salle aux Images que construit Tristan (9). On dirait que cette salle, que Tristan meuble de statues représentant tout ce qui lui a été important, est un «temple du souvenir», et il est tentant de citer par exemple Lévi-Strauss, qui dit: «On sait bien que tout mythe est une recherche du temps perdu», car la Salle aux Images est une vaste synthèse de l'histoire de Tristan, et elle termine le récit proprement mythique du roman. Mais la construction de la Salle met à nu les prémisses magico-métaphoriques du roman, et elle révèle l'échec ou la Perte d'ldentité de Tristan - et du roman lui-même: il est significatif que Tristan évite de placer Marc dans son temple et qu'il ne consomme pas le mariage avec l'autre Iseult. Les contraires constituant le récit sont abandonnés et les métaphores sont devenues des réalités pour Tristan, qui renonce à choisir entre les valeurs sociales et la réalisation de l'amour. Les métaphores magiques sont maintenant des fins et non plus des moyens. On voit que le temps que Tristan a retrouvé dans son temple, est un temps fictif. L'épisode réaliste périphérique suit. Ici, la servante Bringvet et le beau-frère Kardin sont les personnages principaux d'une imitation qui semble parodier l'amour de Tristan et Iseult, et qui ainsi le résume de façon critique. Et l'union finale des amants dans la mort ne résoud aucun problème. Mais - à travers la répétition variée du modèle actantiel avec double destinataire, et grâce aux choix impossibles et bon nombre de métaphores - le roman mythique a démontré que le problème existe. Jonna Kjœr
Copenhague
RésuméCet article présente les idées directrices d'un projet de recherches en cours, dans lequel je me propose d'élucider la spécificité des romans médiévaux. La méthode, qui s'élabore à travers des analyses poétique et idéologique de la tradition du roman de Tristan, est appelée «mythique», parce qu'elle s'inspire d'abord des travaux d'analyse mythique de l'anthropologue, Claude Lévi-Strauss, et ensuite de la narratologie littéraire. Je me réfère autant que possible au ccnditionnement historique de la transmission matérielle des textes et de leur réception, afin de cerner une certaine catégorie de la production littéraire médiévale, le roman mythique. |