Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Balzac et La Peau de chagrin. Etudes réunies par Claude Duchet. Paris, SEDES, 1979. 189 p.

Hans Peter Lund

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Adorno disait du roman balzacien qu'il «vivait de la tension entre les passions des hommes et l'organisation d'un monde qui déjà tendait à ne plus tolérer la passion comme détraquementde la machine sociale» (Noten zurLiteratur 11, éd. Suhrkamp, 1961, p. 27). S'il est vrai que la peau symbolique, donnée par le vieil antiquaire à Raphaël et qui permet à celui-ci de prolonger sa vie, est le symbole de cette vie même, tout entre dans l'ordre romantique: le

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héros, devant la société corrompue, n'y existe que grâce à un sursis. Que les choses ne
soient pas si simples, ce volume sur La Peau de chagrin (abr. PC) le démontre.

Balzac lui-même revenait souvent à ce roman pour le corriger (cf. Graham Falconer, «Le travail de style dans les révisions de \aPeau de chagrin», L'Année balzacienne, 1969); aussi est-on revenu à l'édition originale de 1831 avec son importante préface (v. les éditions Garnier et Livre de Poche). On sait d'ailleurs que pour Balzac lui-même ce livre n'était pas un roman; il y voyait «les prémices d'un ouvrage (...) Romans et contes philosophiques-» {Correspondance, éd. Garnier, t. I, p. 591). Ses corrections vont dans le même sens, aidant à «expliquer son œuvre et (à) dégager, du drame de Raphaël, des conclusions universelles» (Falconer, art. cit., p. 105). Les contemporains, eux, avaient tendance à lire le texte comme ... un roman, où ils trouvaient une image de la société dans laquelle ils vivaient. Voici le jugement de Montalembert: «Sans sortir de son siècle, (Balzac) proteste contre lui en le flétrissant». Et bien que ce critique bute contre le mélange «du fantastique et de la réalité», il n'hésite pas sur la signification de Foedora: «C'est le tableau le plus vrai de la société actuelle» (cf. P. Barbéris, «L'accueil de la critique aux premières grandes œuvres de Balzac (1831-1832)», L'Année balzacienne, 1968, et Marc Blanchard, Témoignages et jugements sur Balzac, Champion, 1931, p. 248).

Le rapport entre le fantastique et la réalité dans la PC est toujours au centre de l'intérêt des critiques. C'est vers ce rapport que convergent les onze études réunies ici. Pour ce qui est de la réalité, Nicole Mozet revient à l'ancienne préface qui explique comment Balzac voulait arriver à l'image de la société dans le roman. L'auteur est, selon lui, à la fois observateur et créateur «suivant sa fantaisie». «Rien de plus étranger, par conséquent, conclut Nicole Mozet, au réalisme balzacien qu'une fiction romanesque qui ne serait rien d'autre que le reflet d'on ne sait quel réel. Avec cette unique restriction de la règle de l'analogie, la seule «vérité» qui intéresse Balzac est celle qui relève de l'invention» (p. 24). - N'empêche que la fiction désigne un espace réel autour du texte, espace qui comporte certains éléments historiques. Ceux-ci sont précisés par Pierre Barbéris, qui part du déplacement opéré par Balzac dans sa préface: comme il n'y parle pas de sa biographie, il se peut qu'elle soit placée ailleurs - et pourquoi pas dans la fiction? Sur le mode fictionnel, une place est assurée au moi réel et à ses rapports avec le monde (p. 30). Quel monde? La réponse à cette question est nécessaire pour comprendre la portée de ce roman des débuts de Baizac. C'est ie monde de la généiaiiun pcidue entre l'Empire et la monarchie de Juillet, le monde des déshérités qui, comme Raphaël dans sa «confession», tentent de s'expliquer et d'expliquer exactement la réalité moderne (p. 37, 41).

Ruth Amossy, pour éclairer les «contradictions et interférences» qui caractérisent tout de même cette confession, mélange de réalités économiques et de rêveries, s'attaque au problème du rapport entre le fantastique du 'cadre' (le talisman et les effets de ses pouvoirs) et le contenu «réaliste» de la confession. En tenant compte de la soumission de Raphaël aux pouvoirs fantastiques de la peau, elle arrive à la conclusion que la peau «prolonge et concrétise, dans l'espace du conte fantastique, le travestissement des valeurs purement spirituelles en réalités économiques» que Raphaël ne maîtrise pas. Cette analyse est corroborée par les réflexions d'Elisheva Rosen sur la transformation de l'antique cena en saturnales (l'orgie chez Taillefer), perversion de valeurs morales donc, et d André Vanoncini sur les sèmes contradictoires de la peau, animé/inanimé, qui se retrouvent dans la caractérisation de tous les personnages (sauf Pauline), assurant ainsi la cohérence du texte.

L'article de Claude Duchet sur «la mise en texte du social» clôt la série des textes qui
analysent le statut du réel dans le roman. A partir de Vincipit et des références à Juillet dans

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la confession de Raphaël et son cadre immédiat, il suit la présence du hors-texte tout au long
du roman, et affirme que même le fantastique y a une fonction sociale, celle de symboliser
l'impasse réelle où le héros s'engage.

Une convergence provisoire s'esquisse après ces articles: il semble parfaitement possible de lire la PC comme un énoncé socialisé, où le talisman fait partie «de l'exposition d'une problématique socio-historique du sujet» (R. Amossy). Le côté fantastique du roman se trouve par là raisonnablement réduit. Linda Rudich («Une interprétation de la Peau de chagrin», L'Année balzacienne, 1971) a vu également dans les effets du talisman «la suite logique de l'échec de Raphaël face au réel». A cette suite on peut lier aussi l'aspect philosophique du roman, à cause de l'identification entre l'argent (recherché d'abord dans la société matérielle, fourni ensuite parle talisman) et les forces humaines (cf. L. Rudich, art. cit. p. 212, et Lucienne Frappier-Mazur, L'Expression métaphorique dans «La Comédie humaine», Klincksieck, 1976, p. 219 ss).

D'autres critiques font appel à d'autres modèles analytiques pour expliquer la PC. Roland Le Huenen montre que le modèle actantiel est perturbé par ce texte, parce qu'il est impossible pour le sujet (Raphaël) de se réaliser et «de constituer une relation jonctive avec l'objet-valeur» (d'abord le pouvoir auquel le destine son père, ensuite Foedora). De là les fantasmes du héros, et ses désirs démesurés.

L'article de fond que présente ici Jacques Neefs («La localisation des sciences») relie la rêverie de Raphaël (naguère traitée par Paul Vernois, «Dynamique de l'invention dans la Peau de chagrin», in Le Réel et le texte, A. Colin, 1974, p. 188 ss) et l'hommage à la science de Cuvier, science toute poétique propre à arrêter le temps, ce qui est refusé aux autres sciences représentées dans la PC, qui échouent précisément devant le temps qui «mange la vie» comme il ronge la peau. Selon Jeannine Jallat, la mort, terme de cette destruction du moi, est représentée par Foedora et Pauline. Il ressort de l'analyse approfondie des images liées à ces deux femmes que la distinction habituellement admise entre elles doit être abolie, Foedora n'étant «jamais donnée comme une vivante au premier degré» (p. 155), et Pauline séduisant «comme la mort» (p. 159). Elles font donc partie des forces qui viennent contrecarrer cette «économique sagesse» prônée par l'antiquaire, que Raphaël n'arrive jamais à posséder. - José-Luis Diaz fait l'analyse de l'opposition entre l'accumulation (p. ex. de sagesse) et la dissipation (thème auquel participent Foedora, image de la société, et Raphaël lui-même). Cette opposition se retrouve à plusieurs niveaux: elle est esthétique en ce sens que Balzac, comme Cuvier, tente «l'effrayante accumulation d'un monde entier de pensées» (Balzac: l'article «Des Artistes»); c'est l'impossible unité visée par le narrateur balzacien. Elle se trouve encore au niveau du récit, dans les symboles et les types, formes condensées (p. ex. Foedora chargée de représenter la 'Société' (p. 165)). Dans la PC, cela est contredit par «la tentation de la dépense», dans le rêve, l'ivresse ou le jeu (p. 168), comme lorsque Raphaël s'écrie, après la confession: «Au diable la mort (...), je veux vivre maintenant!»

Sans doute, le symbole de la peau, sur lequel réfléchit finalement Pierre-Marc Biasi, est-il représentatif de ce dilemme du désir et de la mort qui semble justifier l'idée chère à Balzac de faire de la PC un conte philosophique. La peau de chagrin, et la PC, est bien «l'image d'un monde qui rétrécit, mourant lui-même de ne plus savoir donner d'espace à son désir» (p. 183). Cette formule renferme assez bien l'interprétation où convergent les études présentées dans ce volume.

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