Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Joan M. Ferrante: The Conflict of Love and Honor. The Medieval Tristan Legend in France, Germany and Italy. The Hague-Paris, Mouton, 1973. 157 p.

Jonna Kjær

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Dans son intention, le livre de Joan M. Ferrante est original et intéressant: comparer cinq versions du roman de Tristan (Béroul, Eilhart, Thomas, Gottfried et la Tavola Ritonda) pour voir ce que chaque auteur fait de la matière commune. Le livre contient beaucoup d'observations d'une grande finesse psychologique et les discussions concernant l'aspect religieux de la version de Gottfried sont instructives et menées avec compétence. Cette nouvelle contribution aux recherches tristaniennes attire cependant l'attention sur les problèmes d'ordre méthodologique qu'elle soulève, et il semble utile d'insister là-dessus dans ce compte rendu.

L'introduction souligne (p. 20) que la plus grande application est vouée à l'œuvre de Gottfried: en comparant son traitement de certaines scènes importantes avec celles qui y correspondent dans d'autres versions, JMF veut démontrer que «Gottfried sets up a religion of love which borrows its imagery and its basic structure from Christianity and which exists apart from, but not conflicting with, Christianity. Relatively little work has been done on the meaning of Eilhart's poem or thè works in thè French prose tradition» (donc de Tavola Ritonda). Vers la fin de la conclusion (p. 121), JMF postule qu'avec Gottfried s'épuisent les possibilités philosophiques de l'histoire de Tristan. Cela relève évidemment de la spéculation et se trouve d'ailleurs contredit par le vif succès du roman, qui se transforme, se renouvelle, se publie et se lit encore au cours du XIXe siècle. JMF utilise Béroul à seule fin de faire ressortir des traits intéressants dans d'autres textes, surtout dans celui d'Eilhart (p. 21). Reste à mentionner la version de Thomas que JMF dénature, puisqu'elle se sert de la version de la Saga comme si c'était le texte de Thomas, là où Thomas fait défaut (la première moitié de l'histoire).

JMF qualifie son travail de «purement esthétique», et elle continue: «I assume only that each of the works under considération is, in its extant form, a literary unit, that it is the work of one man who manipulated whatever material from the tradition he chose to use as it suited his purpose in telling thè story. I disregard the problems of source and influence, interpolation and omission, and study simply what is in the text we hâve, and what its liiïïCtiOn in tuât îcXÎ iS» yp. 17;. me nie Si 1 ufi âCCcptê uïïé tene Strategie, ÛD â uu iuâi à Cfûiic que JMF ne connaisse que l'existence d'un seul manuscrit complet de Gottfried? (p. 22, ms. Heidelberg), et on n'est pas moins étonné du fait qu'elle considère la Tavola Ritonda comme étant un dérivé direct du roman en prose français, tandis que le Tristano Riccardiano (l'intermédiaire entre les deux) n'est mentionné que vaguement comme une version italienne parmi d'autres.

La philologie mise à part, le projet de JMF implique toujours de sérieux problèmes. L'auteur pense faire une lecture dite esthétique, tout en raisonnant librement à partir de textes étrangers à son objet d'analyse, depuis les Pères de l'Eglise jusqu'aux lapidaires médiévaux. Mais il y a pire: si elle n'avait pas choisi la voie esthétique, JMF aurait dû montrer le monde auquel l'œuvre se réfère et intégrer son interprétation dans une mise en rapport de l'œuvre avec les contextes historique, social ou culturel. Ce faisant, elle aurait pris conscience de l'impossibilité d'employer comme elle le fait la version norroise de la Saga, qui date de ¡226, pour compléter la version anglo-normande de Thomas, qui est d'environ 1175. Même dans un projet esthétique d'analyse immanente, ce procédé est à rejeter: la Saga n'est pas, quoi qu'en dise JMF, une traduction de Thomas, dans le sens

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moderne du mot, c'est un renouvellement qui diffère du modèle présumable, aussi bien pour l'univers du texte que pour la référence extérieure. La Saga se distingue autant de Thomas que par exemple la version de Gottfried (JMF se trompe dans un raisonnement à la page 84: elle croit utiliser la Saga et parler de Thomas, mais c'est Gottfried qu'elle cite!).

L'absence de réflexion métascientifique se fait sentir aussi dans l'introduction aux études structurales du deuxième chapitre du livre. Renvoyons à deux passages symptomatiques, à ce qu'il semble, l'un à la page 74, et l'autre dans une note à la page 65, qui donnent l'impression que JMF croit prouver, par les analyses structurales, la validité de la compréhension sémantique présentée au cours du chapitre précédent et qui dirige visiblement l'explication structurale. Je pense avec Paul Ricœur, qui est toujours aussi explicite sur la théorie de l'interprétation, (l'herméneutique) que JMF est ici réticente, que c'est le chemin inverse qu'il faut prendre.

Dans ce deuxième chapitre, donc, la composition est décrite et la structure (sauf pour Gottfried) schématisée dans les cinq versions successivement, le critère d'ordre étant la longueur, en commençant par la plus courte: Béroul, Eilhart, Thomas (la Saga et Thomas, sans distinction), Gottfried et la Tavola Ritonda. Dans l'introduction au livre, JMF avait promis qu'un gain secondaire de son travail serait une meilleure compréhension des techniques narratives médiévales. Ce point-là n'est pas repris par la suite, et les résultats des analyses structurales ne sont pas intégrés dans quelque théorie narratologique que ce soit. Il est dommage que JMF ne connaisse pas le livre brillant et clair de W. W. Ryding sur la Structure in Medieval Narrative (Mouton, 1971). JMF se crée des difficultés parce qu'elle se lance d'emblée le défi de vouloir savoir si les textes sont tripartis ou bien bipartis, car, dit-elle, le roman est toujours triparti et l'épopée toujours bipartite. On ne s'étonne guère de voir démontrer que la version - héroïque - d'Eilhart est bipartite, donc épique, et que les versions de Thomas et de Gottfried seraient sans doute, si elles étaient complètes, tripartites comme le roman de la Tavola Ritonda(?). Malgré les faiblesses qui découlent directement du procédé démonstratif (non heuristique), les analyses sont ici pour la plupart perspicaces et renferment bon nombre de remarques précises sur la composition des versions.

Il reste beaucoup à dire sur la bibliographie, qui semble peu systématique, aussi bien dans sa présentation que dans ses choix. Plusieurs des titres mentionnés dans le livre font défaut, et ceux qui s'y trouvent ne témoignent pas de critères de sélection très sûrs. Quelques textes critiques désuets y figurent, alors que des œuvres importantes de spécialistes reconnus manquent (mentionnons quelques «classiques»: J. Frappier: Chrétien de Troyes, 1957; R.L. Curtis: Tristan Studies, 1969; E. Vinaver: A la recherche d'une poétique médiévale, 1970), bien que des articles de revue de ces mêmes chercheurs soient cités. Les études récentes sont relativement peu représentées, et il y a des trous visibles pour qui peut suivre les raisonnements de JMF (par exemple: R.S. Loomis (éd.): Arthurian Literature in the Middle Ages, 1959 (articles sur les versions du Tristan par H. Newstead, F. Whitehead, W.T.H. Jackson, E. Vinaver, A. Viscardi); E. Kòhler: Ideai und Wirklichkeit in der hòfischen Epik, 1956; R. Picozzi: A History of Tristan Scholarship, 1971).

Cependant, pour qui compte l'utiliser, ce livre offre bien des détails prometteurs, et les scrupuleux (parfois au delà du nécessaire) renvois aux travaux d'autres chercheurs pourrontcertainement rendre service. Un sentiment de fatigue se fait sentir vers la fin: pourquoi les remarques de l'Addenda (p. 124-147) ne sont-elles pas à leur place, c'est-à-dire au chapitre ler? Et les conclusions (p. 114-121) sont maigres, laissant le lecteur un peu sur sa faim. Déjà au début du livre, JMF délimite brutalement le champ de recherches en disant (p.

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16) qu'il est impossible de comparer les romans de Tristan avec ceux d'Arthur. Les bras m'en tombent! Et les auteurs médiévaux qui très tôt (déjà Béroul) ont voulu intégrer les deux matières? Et la Tavola Ritonda qui parallélise, selon JMF elle-même et comme toutes les versions en prose, les destins de Lancelot et de Tristan? Et les chercheurs contemporainsqui ont collaboré pour présenter ensemble des études concernant les deux traditions,sous le titre de «Arthurian Literature in the Middle Ages» (cf. plus haut)?

La critique tristanienne a l'habitude de distinguer une «version commune», archaïque, primitive, violente et d'humour souvent noir, représentée par Béroul, et une «version courtoise», Thomas et ses dérivés. Cependant, Pierre Jonin (Les personnages féminins dans les romans de Tristan au XIIe siècle, 1958) inverse les rôles: Béroul serait «courtois» (voir la discussion des thèses de Jonin, faite par exemple par Rita Lejeune, dans Le Moyen Age 1-2, 1960, p. 143-162, et dont JMF ne tient pas compte). JMF suit Jonin pour ce qui est de l'attitude courtoise et insiste sur le caractère nettement féminin du texte de Béroul: «Béroul seems to see ail his characters in the same light, a somewhat softened, féminine view» (p. 114), «Marc, too, is affected by the féminine atmosphère. He is not only open to slander and suspicion ...» (p. 115). JMF pense aussi que cette version est superficielle (p. 62), «courtoise» sans profondeur des sentiments (ibid.) et que son effet ne relève que du divertissement (p. 115). L'erreur de jugement de JMF est ici des plus grossières.

Pour Eilhart, JMF nous rassure en le nommant héroïque, dans le style des chansons de
geste, où les femmes comptent moins que la fatalité qui conduit le héros à sa perte par
manque de mesure.

En caractérisant Thomas, et Gottfried aussi, JMF développe des conceptions de l'art et de l'artiste qui ne trouvent guère leur contrepartie au Moyen Age. L'artiste (Tristan) détournerait les forces destructives de l'amour pour les mettre en valeur dans une activité créatrice (surtout la Salle aux Images); par conséquent, il n'aurait plus besoin de son inspiratrice, Iseult (!): «...he must be physically free of the woman who inspired him.. .love has nothing more to give him ...» (p. 117). Voilà ce que serait l'intention de l'œuvre de Thomas. A mes yeux, cette interprétation moderne de l'art, tributaire de la psychanalyse répressive de la sublimation, est difficile à admettre dans une étude dont le but avoué est de faire ressortir les intentions des auteurs médiévaux. La production textuelle et la réception des textes ne tentent pas JMF. Il est encore plus regrettable que ni l'esthétique médiévale, ni la sociologie de l'art médiéval ne la séduisent; elle renvoie pourtant aux études de W.T.H. Jackson (The Artist in Gottfried's Poem, 1962) et de W. Mohr (Tristan und ¡solde als Kunstlerroman, 1959).

La Tavola Ritonda s'oriente plus que les autres versions vers l'extérieur, vers la vie en
communauté. Elle dépeint comment la sensualité excessive de quelques individus peuvent
mener à la destruction de la collectivité (le monde arthurien).

On devine notamment à la page 96 que le titre du livre de JMF se rapporte exclusivement au conflit du texte de Gottfried, entre les éthiques temporelle (l'honneur) et mystique (l'amour). Si JMF l'avait dit dans son introduction déjà, elle aurait épargné au lecteur certains malentendus.

Copenhague