Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Robert Galisson: Recherches de lexicologie descriptive: La banalisation lexicale. Le vocabulaire du football dans la presse sportive. Contribution aux recherches sur les langues techniques. Paris, Nathan, 1978. 432 p.

Jens Rasmussen

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La lexicologie a une longue et glorieuse tradition en France où les études lexicologiques ont souvent été menées de pair avec la composition d'ouvrages lexicographiques. Les recherches de Robert Galisson sur la banalisation lexicale s'ajoutent aux grands travaux thématiques de ses prédécesseurs (entre autres Dubois, Guilbert, Quemada), qui ont fait date dans l'évolution de la lexicologie. Par l'intérêt de la matière étudiée, par les apports méthodologiques et par l'éclaircissement d'aspects fondamentaux du fonctionnement du langage, cette publication, qui contient une grande richesse d'idées et de procédés d'analyse, est appelée à intéresser non seulement les lexicologues mais encore les sociologues, les linguistes de texte et les professeurs de langues en général.

Dans son livre., premier volume d'une thèse d'Etat, l'auteur, qui enseigne à Paris !II et qui dirige I'U.E.R. d'Etudes Françaises pour l'Etranger, poursuit des études qui ont déjà résulté dans de nombreux ouvrages descriptifs et didactiques sur le vocabulaire français. Son domaine d'étude s'est ici limité à un champ thématique concret, le football. L'auteur, en explorant ce thème «prosaïque», a concouru à développer «une lexicologie universitaire qui ne connaît pas de tabous et n'a d'autres limites que celles de la langue elle-même à tous les niveaux et sous toutes ses formes» (p. 9).

Pourquoi le football? L'auteur explique lui-même qu'il a été attiré par ce sujet à cause des problèmes de méthodologie qui s'y attachent, ensuite à cause du rôle social joué par le football, sport favori du grand public, dans la vie d'aujourd'hui. Ayant lui-même pratiqué le sport du football pendant une bonne douzaine d'années, il possède du langage footballistique une expérience pratique, condition presque obligatoire pour étudier le vocabulaire en question.

La nouveauté des apports de cet ouvrage a trait au sujet choisi mais encore, et davantage,
aux approches qui ont présidé aux investigations mises en œuvre. Il s'agit d'une description
des structures et des transferts de vocabulaires de deux langages parallèles: d'un côté un

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vocabulaire technique spécialisé, d'un autre côté un vocabulaire «banalisé», tiré du langage spécialisé pour assurer une diffusion plus large aux informations à communiquer. Le terme «banalisation», qui est forgé par l'auteur, dérivé de l'adjectif «banal» dans le sens de «commun», «courant», lui semble préférable au mot généralement utilisé, «vulgarisation», qui a tendance à glisser en sens péjoratif («trivial»). Dans la terminologie de l'auteur, «vulgarisation» est réservée à une situation de communication individuelle, par exemple l'explication d'une expédition lunaire aux téléspectateurs tandis que la «banalisation» indiqueune manifestation institutionnalisée du processus d'accommodation linguistique. Cette distinction est motivée par un souci de précision définitoire, mais l'avantage de ce néologisme n'est peut-être que temporaire, étant donné que le mot «banalisation» semble prédestiné à prendre le même sens péjoratif que «vulgarisation». Cependant, par son effet novateur et par son expressivité frappante, le terme choisi convient parfaitement à attirer l'attention sur le caractère spécifique du problème évoqué.

Les langages parallèles producteurs des deux vocabulaires mis en opposition sont donc le langage technique spécialisé et le langage «banalisé». L'auteur décrit en détail les conditions d'existence et les types thématiques couverts par ces vocabulaires. Le langage technique est employé par les spécialistes: dirigeants des clubs et entraîneurs. C'est un langage surtout oral, qui concerne les formes du jeu, l'entraînement, l'arbitrage, etc.

Le langage banalisé, par contre, se trouve exemplifié dans les quotidiens et la presse sportive sous forme de reportages, comptes rendus, interviews, informations de début et de fin de saison, etc. Un classement systématique des articles de presse étudiés résulte dans une typologie, où le compte rendu post-événementiel prédomine de beaucoup sur le compte rendu pré-événementiel et les autres types de texte. Cette tendance montre que les faits liés au match proprement dit sont au centre de l'intérêt. Une distinction typologique est faite entre le compte rendu post-événementiel et le compte rendu post-événementiels. L'emploi curieux de la marque graphique du pluriel (ellipse d'un substantif au pluriel, par exemple «compte rendu {dephénomènes) événementiels»?) doit souligner qu'il s'agit d'une série de matches. L'établissement d'une typologie de textes sert notamment à assurer la représentativité du corpus de base, qui est sélectionné sur un nombre d'articles plus important.

Le corpus de base est constitué par 209 articles de presse représentant quelque 85.000 mots (1/4 du corpus du Français fondamental). La sélection a retenu pour l'analyse 77 numéros de journaux sur un total de 1832 numéros, collectés entre 1967 et 1968. La technique par laquelle est faite cette sélection est la technique dite d'échantillonnage stratifié proportionnelle. Cela veut dire que la population restreinte de textes étudiés est choisie pour représenter, selon un pourcentage déterminé, les différentes couches d'après leurs proportions dans la population générale. De plus, afin de consolider le résultat, l'échantillon de base est complété par un échantillon de saturation fondé sur trois quotidiens d'information générale servant à démontrer la «plénitude» du répertoire de vocables. Ce souci de validité et, en même temps, d'économie a préoccupé tout au long du travail l'auteur, qui souligne, ajuste titre, l'importance à accorder à la planification des procédures d'investigation: «En effet, la lexicologie descriptive implique de lourds investissements, qui pourraient être sensiblement réduits si, au lieu d'épuiser un corpus établi a priori et souvent pléthorique, les chercheurs pratiquaient une politique d'économie raisonnée des moyens mis en œuvre, en cherchant à localiser le premier passage à vide de la procédure, de manière à inscrire le nombre de textes à dépouiller dans les limites précises du nécessaire et du suffisant.» (pp. 46-47).

Le critère du vocabulaire footballistique banalisé se réduit donc à la présence de ce

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vocabulaire dans les articles journalistiques du corpus. C'est une procédure de documentationcontrôlable
qui, par les mesures de précaution appliquées par l'auteur, permet de
produire des résultats fiables.

Moins sûrs peuvent paraître les critères employés pour inventorier le langage technique du football. Ce langage ne devait servir d'abord que de point de repère et l'établissement du corpus a donc été conçu sur une échelle moins large. De plus, le vocabulaire technique étant essentiellement d'un caractère oral, la méthode suivie pour constituer le corpus de vocables banalisés n'était pas appropriée. L'index de vocables techniques a été élaboré au moyen d'une enquête écrite et d'une enquête orale. L'enquête écrite s'est adressée à des informateurs individuels compétents, c'est-à-dire des entraîneurs d'équipes, qui ont été invités à noter tous les mots, sigles et expressions d'un caractère technique qu'ils emploient dans les situations professionnelles: séances de travail, conseils à la mi-temps des matches et discussions avec les joueurs. L'enquête orate a été organisée pour compléter l'enquête écrite. Les informateurs, joueurs professionnels et amateurs, ont été questionnés dans des séances de brain-storming et cette forme d'enquête a permis de compléter le répertoire de termes techniques et, surtout, d'apporter un fonds de vocables argotiques, les joueurs étant plus portés à utiliser le langage argotique que les dirigeants et les entraîneurs. Les deux enquêtes ont fourni la matière à une liste d'items techniques et une liste d'items argotiques.

Quels sont les renseignements contenus dans le vocabulaire banalisé et dans sa contrepartie,
le vocabulaire technique?

Les items inventoriés entrent d'abord dans une liste des substantifs, verbes, adjectifs et adverbes (en -ment). Ceux-ci sont marqués d'abord d'un indice de fréquence. La plus haute fréquence revient aux items suivants: équipe (397 occurrences), match (356), but (297). Au point de vue de la représentation des parties du discours, il faut attendre le 14e rang pour trouver un verbe (marquer), et un adjectif (bon) se place au numéro 54.

En plus, la liste indique l'appartenance à l'un des trois niveaux suivants: vocabulaire technique, vocabulaire argotique ou vocabulaire courant. Sur les 2.241 items banalisés, 1.094 sont classés comme appartenant au vocabulaire technique, 29 seulement au vocabulaire argotique. Le reste, soit 1.149 items, appartient au vocabulaire courant.

En outre, les items sont ventilés en cinq registres. Le mot registre est souvent employé dans des acceptions différentes dans l'usage des linguistes français. Dans les analyses présentées, «registre» ne semble pas pris dans le sens donné à ce terme par les linguistes anglais, où «registre» veut dire ordinairement une variation de l'usage linguistique tenant à la situation de communication et au thème traité. Dans l'emploi de Galisson, «registre» constitue une caractéristique déterminée par le type de discours dans les deux premiers cas, mais, dans les trois derniers cas, le mot indique plutôt une différenciation de dimensions sémantiques à l'intérieur du discours. Les cinq registres institués contiennent les types de vocabulaires suivants: 1) vocables techniques propres au football, (exemples: lacle, extérieur du pied) 138 items; 2) vocables techniques propres à plusieurs sports (exemples: dribbler, arrière central, angle de tir), 956 items; 3) vocables courants qui ont subi une extension de sens (exemples: acte, parapher (= «marquer»), 97 items; 4) vocables courants polysémiques dont certaines acceptions seulement sont sélectionnées (exemples: moyens = capacités/argent/ce qui permet d'atteindre un but) 37 items; 5) vocables courants utilisés dans le sens attendu (exemples: abandon, agressivité) 1.015 items.

On voit donc que, parmi les vocables techniques, ceux qui appartiennent à plusieurs
sports (sports de ballon ou sports d'équipe) dominent, ce qui correspond à la nature du
langage banalisé, qui est de choisir les vocables les moins spécifiques. La prépondérance

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encore plus grande des vocables courants utilisés dans le sens attendu confirme la même
tendance.

Pour démontrer que le langage banalisé est vraiment accessible aux non-spécialistes du football, l'auteur a soumis à un groupe d'étudiants, pour la plupart des étrangers, dont une majorité de femmes, 3 articles tirés de deux quotidiens parisiens et du journal sportif «L'Equipe». 5 lectures sur 7 en moyenne prouvent une compréhension de l'essentiel des comptes rendus, les mots restant incompris étant surtout les mots spécifiques au football, tels que rentrée en touche, dribble, foulée, penalty. Ce test montre donc que le processus de banalisation opère avec un résultat satisfaisant.

Après la présentation et l'analyse des matériaux de base, suit une partie où sont comparées et interprétées les données quantitatives et qualitatives mises au jour dans les chapitres précédents. Là sont examinées les relations que les vocabulaires en contact entretiennent entre eux.

D'abord sont passées en revue les relations entre vocabulaire banalisé et vocabulaire courant. Sur les 2.241 items du vocabulaire banalisé, 1.149 ou plus de la moitié appartiennent au vocabulaire courant. Certains d'entre eux ont le trait caractéristique de faire double emploi avec des vocables techniques (exemples: acte/mi-temps, confrontationlmatch, concrétiser/marquer.

Les sources thématiques où est puisé ce vocabulaire courant sont d'abord le vocabulaire des jugements de valeur (exemples d'adjectifs: beau, bon, acharné, vulnérable) ensuite le vocabulaire de la guerre (exemples: bataille, débâcle, force de percussion, machine de guerre). Ce vocabulaire est adapté à l'attitude du public, qui attend non pas une information neutre, mais une appréciation des performances. Pour ce qui est du vocabulaire de la guerre, l'analogie entre lutte armée de deux parties et lutte sportive s'établit tout naturellement.

Un petit nombre de termes techniques semblent avoir passé dans l'usage courant par l'intermédiaire du langage banalisé. Bien qu'ils n'appartiennent pas exclusivement au football, il est vraisemblable que la popularité du football a favorisé leur introduction (exemples: match, coupe, mi-temps, score, etc.).

Une comparaison du vocabulaire technique des spécialistes (2.477 items) au vocabulaire banalisé emprunté au vocabulaire technique (1.094 items sur un total d'items banalisés de 2.241) fait voir l'étendue de ce transfert. Cependant, il y a aussi un passage en sens inverse, un certain nombre de synonymes issus du vocabulaire banalisé étant utilisé aussi dans le langage technique (exemples: portier à côté de gardienlgoal-keeper; période à côté de mi-temps).

Quelles sont les tendances qui marquent le choix parmi les vocables techniques? D'abord ont été retenus les vocables généraux dont le sens inclut le sens de leurs hyponymes. Ainsi «amorti» est seul à être représenté dans le vocabulaire banalisé tandis que la famille d'«amortir» représentée dans le vocabulaire technique compte 11 dérivés du type suivant: amorti avec l'abdomenjavec la cuisse/avec la poitrine sur balle à trajectoire aérienne, etc.

Dans le transfert de vocables techniques, une autre tendance résulte dans le choix de mots appartenant au vocabulaire sportif général. Les vocables spécifiques au football tels que shooter, auto-goal, jeu de tête sont 7 fois moins nombreux que les vocables techniques appartenant à plusieurs sports ou aux sports en général (exemples: joueur du champ, expulser, finaliste).

En plus, le langage banalisé occulte certaines zones du domaine couvert par le langage
technique, à savoir le vocabulaire concernant l'entraînement proprement dit, la préparation

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«physique» ou stratégique des joueurs. Cette tendance correspond à la fonction communicativedes
articles footballistiques, qui mettent le jeu et le résultat du match au centre
de l'intérêt.

Pour ce qui est des relations entre le vocabulaire banalisé et le vocabulaire argotique, ce dernier ne constitue dans le langage banalisé qu'une infime partie des mots d'argots recueillis par l'enquête de disponibilité (29 sur 384 items). Souvent les mots argotiques sont introduits par un élément de distanciation (emploi des guillemets ou du discours oral). Quelques-unes des expressions argotiques sont liées au jeu du football (artilleur, mitrailler, prendre un carton, boulet de canon), mais d'autres ont un emploi tout à fait général (mettre sous l'éteignoir). Si l'argot tient très peu de place dans les comptes rendus des matches de football, c'est que les journalistes hésitent à s'écarter de la norme prescrite, «qui doit faire oublier par son «classicisme» le manque de noblesse du sujet traité!» (p. 354).

Le souci esthétique se montre aussi dans une tendance à suivre le principe de rédaction classique tendant à ne pas faire figurer le même mot deux fois dans la même phrase. La synonymie est donc fortement représentée (exemple: compétition I championnant / épreuve), bien plus que dans le langage technique. La prescription du «bon usage» est alliée à la campagne contre le «franglais», qui a eu pour résultat, depuis quelques années, l'élimination de la plupart des termes techniques empruntés à l'anglais (exemple: heading, linesman, referee ont été remplacés par coup de tête, juge de touche, arbitre). Certains mots anglais, d'un sens hautement technique, résistent, cependant, à la francisation, témoin hat trick, corner, penalty, qui n'ont pas été supplantés par les traductions françaises coup de chapeau, coup de coin, coup de réparation.

Un autre trait caractéristique du vocabulaire banalisé, c'est qu'il est équilibré en ce qui concerne la représentation des parties du discours. Tandis que le langage technique a une forte dominance de syntagmes nominaux, le langage banalisé s'approche par la répartition des classes de mots significatives (items nominaux, verbaux, adjectivaux) des proportions du langage courant. Même en tenant compte du fait que la tendance nominale du langage technique a pu être grossie par l'enquête de disponibilité utilisée, les différences structurelles sont marquantes et révélatrices.

Dans l'ensemble, l'auteur constate que le vocabulaire banalisé n'invente presque rien et
qu'il emprunte son matériel aux vocabulaires courant, technique et argotique.

Les investigations de Robert Galisson sur la banalisation lexicale, conduites avec une conséquence rigoureuse et une persévérance énergique, ont donné des résultats extrêmement précieux par leur force inspiratrice. Tout au long de l'exposé, on trouve des commentaires sur les réflexions préparatoires et sur les décisions qui ont été prises. Les problèmes de mise en forme et de présentation des matériaux sont discutés et expliqués et les procédures élaborées sont décrites en détail. Par la justification des démarches suivies, le livre pourra faire fonction de manuel de l'application d'une méthode lexicologique et de l'organisation d'une grande partie du travail pratique.

A une époque où les rapports entre langue de spécialité et langue courante sont au centre de l'intérêt de beaucoup de linguistes, les recherches de lexicologie contrastive intra-linguistiquesde Robert Galisson ne manqueront pas d'ouvrir la voie à des prolongements en d'autres domaines lexicologiques et en d'autres disciplines. Des utilisations pratiques immédiatespourraient résulter dans l'élaboration de dictionnaires spécialisés de vocabulaires parallèles, comme le suggère l'auteur. Pour les langages scientifiques, la banalisation constituela «bretelle de raccordement» entre spécialistes et le grand public, entre enseignants et enseignés. La didactique et la science de la communication pourraient donc tirer grand

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profit de l'étude du fonctionnement d'un langage banalisé. Des extrapolations de ce genre
sont souhaitées par l'auteur. Son ouvrage a toutes les qualités pour les susciter.

Copenhague