Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Jean-Paul Boons, Alain Guillet, Christian Leclère: La structure des phrases simples en français. Constructions intransitives. Genève-Paris, Librairie Droz, 1976. 377 p.

Carl Vikner

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1. Cet ouvrage renferme un nombre extraordinaire d'informations intéressantes sur la syntaxe de quelque 600 verbes à construction intransitive. Ces informations sont codées sous forme de «+ » et de «-» dans des tables énormes. C'est que Jean-Paul Boons, Alain Guillet et Christian Leclère sont des «grossistes»; ils appartiennent en effet à la remarquable équipe de linguistes que Maurice Gross a rassemblée dans son Laboratoire d'Automatique Documentaire et Linguistique, à Paris. Les chercheurs de cette équipe adhèrent plus ou moins à une même conception de la linguistique et travaillent en quelque sorte à un même projet, une immense «grammaire-lexique» du français moderne.

La conception linguistique de Maurice Gross et de ses élèves est un mélange de structuralisme et de grammaire transformationnelle. Ils se réclament à la fois de Harris et de Chomsky, avec pourtant de fortes réserves en ce qui concerne ce dernier, notamment de la part de Gross lui-même. Ils reprochent surtout aux générativistes chomskyens, non sans raison d'ailleurs, de ne vérifier les hypothèses proposées que sur un nombre de phrases très restreint, c'est-à-dire de négliger le problème des corrélations entre syntaxe et lexique. Par exemple, les transformations de montée ont été amplement exposées et discutées dans les ouvrages générativistes, mais les exemples présentés ne contiennent qu'une poignée de verbes soigneusement choisis, tandis que la distribution des phénomènes de montée par rapport aux autres verbes du lexique n'est jamais étudiée.

Gross va cependant encore plus loin: condamnant le concept même de théorie qui guide les recherches des chomskyens, il semble préconiser une sorte de positivisme qui exige que la linguistique s'abstienne d'avancer la moindre hypothèse théorique avant d'avoir d'abord passé par une longue phase d'accumulation de données empiriques et de classification de ces données (cf. la «Présentation» de Gross dans cet ouvrage, pp. 7-12, et aussi Gross 1975, 9-10, 45-46). J'avoue qu'il m'est difficile de souscrire à ces points de vue, mais il faut bien convenir que cette prise de position a eu ceci de bon qu'elle a conduit Gross et ses collaborateurs à entreprendre l'examen systématique d'un nombre considérable de propriétés syntaxiques par rapport au lexique, ce qui constitue certainement une heureuse innovation dans l'étude de la langue française.

Prenons un exemple relativement simple, la classe de verbes 35 S du présent ouvrage (cf.
pp. 207-216). Il s'agit de 67 verbes acceptant le double emploi (1) et (2):

(1) Paul flirte avec Marie (Nq V Prép Nj)

(2) Paul et Marie flirtent (Ng et Nj V),

où la phrase à sujets coordonnés admet une interprétation réciproque: «Paul et Marie flirtent l'un avec l'autre». Font partie de cette classe, entre autres, les verbes se battre, coexister, coïncider, cooccurrer, coucher, lutter et sympathiser. La plupart de ces verbes acceptent un sujet humain (Nq = A^/jum), mais coïncider et cooccurrer font exception; quelques-uns peuvent s'employer dans la structure No V: Marie se bat, d'autres non: *Marie coexiste; certains fournissent un participe présent acceptant la fonction d'attribut (Nq est V-ant): Marie est sympathisante; et avec d'autres il est possible d'employer la

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préposition contre au lieu de avec: Marie se bat avec Paul (ou contre Paul). Voilà quatre propriétés syntaxiques. Leur distribution sur le petit lexique formé par les huit verbes cités pourra être représentée dans la mini-table ci-dessous, où les colonnes représentent les propriétés, et les lignes représentent les verbes:

Imaginez cette table élargie jusqu'à embrasser non pas quatre, mais vingt-deux propriétés,
et prolongée jusqu'à inclure soixante-sept verbes, et vous avez la table 35 S, qui est pourtant
de taille modeste comparée à tant d'autres.

Ce sont de tels recensements lexico-syntaxiques systématiques qui constituent la première étape du projet du laboratoire de Gross. Représentés sous la forme extrêmement compacte de tables, les résultats forment la première version de cette grammaire-lexique, qui apparaît ainsi comme «une classification croisée aux dimensions gigantesques» (p. 48), et dont on connaît déjà des fragments assez importants, surtout dans le domaine des verbes et des adjectifs. C'est ainsi que Gross a examiné les quelque 3000 verbes qui acceptent un sujet ou un complément complétif ou infinitif (Gross 1968, 1975). Picabia (1978) étudie 3000 adjectifs et leurs propriétés. Giry-Schneider 1978 se consacre à l'étude des constructions comportant l'opérateur/cn/r et Labelle 1974 examine celles qui ont l'opérateur avoir. Gross 1977 se concentre sur l'étude des déterminants. Enfin, l'ouvrage auquel Boons, Guillet et Ledere ont donné le titre de La structure des phrases simples porte sur les 3500 verbes qui n'acceptent pas une structure comportant une complétive ou un infinitif, classe résiduelle par rapport à Gross 1975. Le premier volume de leur ouvrage, c'est-à-dire celui qui m'occupe ici, traite des verbes à construction intransitive, tandis que deux autres volumes devront traiter des verbes à objet direct.

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2. Le volume des constructions intransitives contient 9 tables. A part la table 35 S, dont j'ai déjà parlé, on pourrait citer à titre d'exemples: la table 35 L, qui regroupe des verbes entrant dans la structure Nq V Loc N¡ (où Loc représente une préposition locative): Marie a buté contre la porte, Le vin coule du tonneau, Le navire naviguait vers Brest; la table 35 ST, qui comporte des verbes acceptant la même structure, mais ayant une interprétation «statique»: Pierre réside dans une villa, Le nouveau chemin empiète sur le champ d'Ernest. Bien qu'intransitifs, des verbes comme flirter, buter, résider, etc. ont donc été classés à l'aide d'un complément prépositionnel considéré comme pertinent pour leur syntaxe. Il existe pourtant environ 200 verbes qui n'acceptent pas un tel complément. Ces verbes ont été rassemblés ici dans les tables 31 I, 31 H et 31 R. Les verbes de 31 I sont définis par la construction impersonnelle // V: II brume. II tonne, II vente; presque tous sont des verbes «météorologiques». La table 31 H décrit les verbes n'acceptant que des sujets humains: agoniser, cligner, s'évanouir, exulter, ... La table 31 R est une table résiduelle: ni complément pertinent, ni sujet contraint: avorter, chanceler, exister, péricliter, ...

Pour chaque verbe, on a déterminé «les constructions dans lesquelles il peut entrer, et les substantifs et prépositions avec lesquels on peut le combiner pour produire des phrases bien formées» (p. 168). Un tel programme, qui peut au premier abord sembler un peu terre-à-terre, cadre bien avec les points de vue «grossistes», formulés à plusieurs reprises, insistant sur la vertu salutaire du recensement et de la classification systématique des données (cf. pp. 32, 89). Elle s'harmonise aussi avec la modestie et la prudence dont font preuve les trois auteurs vis-à-vis de la valeur de leurs propres études. Ainsi quand, après avoir exposé minutieusement les différences entre deux types de compléments, ils se hâtent de nous assurer que leur système «ne prétend pas posséder une quelconque valeur d'explication; il n'est qu'un outil de classement» (p. 206).

On pourrait donc être tenté de croire qu'ici tout n'est que dénombrement et classification. Mais on s'aperçoit vite que la situation n'est pas si simple, car çà et là on rencontre des propos qui prennent presque des allures de révolte contre les dogmes classificatoires, par exemple, quand, à propos d'un tableau qu'ils viennent d'établir, les auteurs affirment que ce tableau n'est pas fait pour être rempli aveuglément, «dans un esprit d'oubli des vrais objectifs théoriques et de satisfaction stérile du classement pour le classement» (p. 102). Un passage me semble surtout remarquable à cet égard. Dans une longue section sur la neutralité diathétique, ils déclarent: «Tout laisse supposer au contraire qu'il y a là, sous-jacent, un système structural relevant de la langue, et dont il appartient au grammairien d'ordonner le caprice apparent» (p. 96). Chomsky lui-même ne se serait pas mieux exprimé. Or nos trois auteurs poursuivent: «Au niveau très descriptif qui est le nôtre, notre tâche est de déterminer une présentation du comportement syntaxique des verbes quant à la neutralité qui (...) soit la plus favorable au développement ultérieur de la recherche». Ailleurs aussi ils parlent d'une «théorisation grammaticale ultérieure» (p. 44), et ils soulignent que «l'élaboration de tables de constructions d'éléments lexicaux est une stratégie de recherche destinée à permettre l'étude de la redondance qu'elles comportent. Le statut théorique des «entrées lexicales» des tables dans leur état présent est pour nous très faible (...). La question du type d'information devant figurer dans les entrées lexicales d'une grammaire generative idéale ne nous semble pas devoir être attaquée de front. Elle doit progresser et se préciser parallèlement à l'extraction de règles de redondance» (p. 46). Peut-on conclure de tout cela que l'ouvrage présent, tout «descriptif» qu'il soit, doit être considéré comme un prélude à l'élaboration d'un vaste lexique faisant partie d'une grammaire generative transformationnelle du français?

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Après tout, une telle manière de voir ne serait peut-être pas tellement éloignée des vues
deGross lui-même, quand il avance l'idée que ses tables «constituent dans une large mesure
une description de conditions lexicales placées sur les transformations» (Gross 1975, 230).

3. Les neuf tables sont précédées de trois cents pages d'introduction et d'exposition des
problèmes les plus importants rencontrés lors de l'établissement des tables.

Le premier chapitre constitue une longue étude des relations entre transitivité et intransitivité. Cette analyse est une belle preuve du fait que l'optique «tabellaire», en confrontant les «grossistes» avec la tâche de trier les verbes selon leurs possibilités de construction, a le mérite de soulever des problèmes intéressants. Si un même verbe entre dans des structures intransitives (Nq V ou Ng V Prép Nj) et transitives (Nq V N¡ ou Nq V N¡ Prép A^), où faut-il le placer? dans une des tables intransitives, dans une des transitives ou dans les deux à la fois?

Si d'une structure donnée on enlève un ou plusieurs de ses compléments, le résultat obtenu est appelé une «sous-structure» (p. 63). Ainsi Marie flirte représente la sous-structure Nq Vdela structure Nq V avec N¡. La répartition des verbes entre les différentes tables obéit au principe d'expansion maximale, c'est-à-dire que l'emploi privilégié d'un verbe est celui qui contient le plus grand nombre d'éléments (p. 165). Toutes les sous-structures sont donc représentées dans la table de la construction maximale. Ceci comporte l'évident avantage de traiter des constructions comme Marie flirte et Marie flirte avec son cousin dans la même table, évitant ainsi un émiettement désastreux des verbes selon le caprice des constructions possibles. Suivant le même principe, un emploi «intransitif» comme Pierre goudronne n'est pas représenté dans les tables intransitives, il est considéré comme une sous-structure d'une construction transitive (cf. Pierre goudronne la route), et il faut donc le chercher dans une des tables transitives. Il est facile de voir que le principe d'expansion maximale est un principe créateur de cohésion, et que, pour le constructeur de tables, le fait de pouvoir rattacher une construction à une autre est un début d'explication. Voilà pourquoi il est tellement important de bien comprendre les liens entre constructions intransitives et transitives.

Les auteurs distinguent cinq types de relations entre intransitivité et transitivité (cf. pp.
61-62, 166), dont deux surtout ont retenu leur attention: la relation de neutralité et les
constructions pronominales.

La relation de neutralité est celle qui relie les couples de phrases suivants: L'éclusier baisse le niveau / Le niveau baisse, Marie plie la branche / La branche plie, il y a donc identité entre l'objet direct de la structure transitive (Nq V N¡) et le sujet de la structure intransitive (Nj V). On reconnaît là le phénomène des verbes diathétiquement neutres de Blinkenberg (1960, 118-129) et on s'étonne de voir qu'après lui et tant d'autres il reste encore tellement de choses à dire là-dessus. C'est que l'approche grammatico-lexicale des auteurs révèle le caractère précaire de nombre des découvertes de leurs prédécesseurs. D'abord ils montrent que la question de savoir s'il y a neutralité ou non est loin d'être simple, et après une longue discussion sur divers critères possibles, ils s'arrêtent finalement à un critère complexe qui fait notamment intervenir la construction factitive en faire (p. 83-84). Même dans le cas assez clair d'un verbe comme baisser, la situation est plus compliquée qu'il ne paraît d'abord, car s'il y a bien neutralité tant qu'on utilise comme Nj des substantifs tels que niveau, intensité, prix, etc., il y a également des cas où seule la construction transitive est possible: Marie baisse l'abat-jour / *L'abat-jour baisse, et inversementdes cas où seule l'intransitive est acceptable: *Ceci baisse Pierre de jour en jour /

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Pierre baisse de jour en jour. La neutralité ne dépend donc pas uniquement du verbe, mais aussi du substantif Nj, et il y a même des cas où le sujet Nq et des compléments adverbiaux jouent un rôle. Nos auteurs en concluent que le phénomène de neutralité n'est pas idiosyncratiqueaux verbes particuliers, mais gouverné par des principes généraux. Comme on l'a vu, les auteurs nont pas l'ambition de parvenir à formuler ces principes, mais seulement de déblayer le terrain.

Ce faisant, ils nous apprennent bien des choses sur les relations entre structures syntaxiques en général et sur le comportement des verbes neutres en particulier. Ainsi la distinction entre emplois intrinsèques et emplois autonomes constitue certainement une amélioration des outils conceptuels de la linguistique: «On appellera emplois intransitifs autonomes relativement à telle relation entre transitivité et intransitivité, des emplois de verbes dont d'autres emplois appartiennent à cette relation» (p. 96) (pour rendre la définition exacte, il faudrait indiquer que les «emplois de verbes» dont il est question sont des emplois intransitifs et ne correspondent pas, par la relation considérée, à des emplois transitifs, mais que d'autres emplois ...). L'emploi de baisser dans Pierre baisse de jour en jour est donc un emploi intransitif autonome relativement à la neutralité.

On trouve aussi en annexe une liste très utile de quelque 400 verbes neutres (pp. 281-300). C'est d'ailleurs dans le commentaire précédant cette liste que se trouve la caractéristique la plus succincte et la plus frappante de la sémantique des verbes neutres: «la neutralité sera d'autant mieux acceptée que le processus dénoté par le verbe sera plus proche d'un changement interne ou autonome de l'objet» (p. 284). La liste semble cependant être une invention de la dernière heure, car elle n'a pas été intégrée de façon satisfaisante dans le livre: on n'en trouve aucune mention dans la section importante sur la neutralité du chapitre 1, et, surtout, l'index des verbes à la fin du volume garde un silence complet sur les verbes de cette liste.

Les constructions pronominales constituent l'autre type de relation entre emplois transitifs et intransitifs qui est analysé de manière détaillée. Une construction comme se laver sera évidemment rattachée à l'emploi transitif non pronominal de laver. D'autre part, s'absenter sera considéré comme un verbe intrinsèquement pronominal, donc intransitif, parce qu'on ne trouve pas d'emploi transitif non pronominal de absenter. Entre ces deux cas extrêmes se trouvent des constructions telles que Pierre s'étonne de cette histoire; étonner accepte certainement des emplois transitifs non pronominaux, donc ce n'est pas un verbe intrinsèquement pronominal, mais de tels emplois sont exclus avec le complément en de: *Pierre étonne Marie de cette histoire, donc s'étonner de est une construction pronominale autonome. Les verbes intrinsèquement pronominaux et les emplois pronominaux autonomes seront inscrits dans les tables intransitives s'ils ne se trouvent pas déjà incorporés dans celles de Gross 1975. Par contre, les constructions pronominales qui peuvent se rattacher systématiquement à des constructions non pronominales n'auront pas droit à une entrée particulière dans une table. L'idéal pour le constructeur de tables est donc de pouvoir réduire autant que possible le nombre des emplois pronominaux intrinsèques et autonomes, qui prennent en quelque sorte figure de cas isolés et inexpliqués.

Les auteurs distinguent six types de relations entre constructions pronominales et non pronominales: a) les constructions réfléchies, b) les constructions réciproques, c) les constructionsen «se partie du corps», d) le «réfléchi-possessif», e) les constructions obtenues par neutralité, f) les constructions à «agent-fantôme» (pp. 120-152). - Le type c peut apparaîtresuperflu: en effet, un exemple tel que Pierre se lave les pieds ne représente pas un emploi particulier du pronom réfléchi, mais une combinaison particulière du datif et de

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l'article défini; le type c n'est donc qu'un cas particulier du type a, à propos duquel les auteurs ont déjà dit que se peut correspondre à un datif. A deux reprises (pp. 134, 155), le type c fait bande à part vis-à-vis des autres types, de manière assez bizarre; ce mystère disparaît du moment qu'on réalise que le type c n'en est pas un. - Le type d est le résultat des efforts des auteurs pour rattacher une construction comme se dépenser à une constructionnon pronominale. Ils postulent en effet une relation entre Marie se dépense à mener à bien ce travail et Marie dépense ses forces à mener à bien ce travail. - Les types e et/sont deux cas distincts de ce qu'on appelle communément le pronominal passif. Le type e peut être illustré par les exemples Le soldat a abaissé le pont-levis / Le pont-levis s'est abaissé, qui montrent la parenté avec la relation de neutralité. Les auteurs remarquent, parmi d'autres similitudes, que dans les deux cas on peut avoir, dans la phrase intransitive, un adverbial du type de lui-même: Le niveau baisse de lui-même, Le pont-levis s'est abaissé de lui-même. Le type e est en outre caractérisé par le fait que la question de l'agent est non pertinente et qu'il s'agit d'un événement situable dans le temps. Le type/peut être illustré par la phrase Ce genre de choses ne se fait pas. Contrairement au type e, les phrases du type/impliquent manifestement un agent, par exemple l'adverbial de lui-même est exclu. Seulement, l'agent ne peut pas apparaître au grand jour dans la phrase, c'est pourquoi les auteurs l'appellent un «agent fantôme». Comme avec les vrais fantômes, on ne peut en montrer que quelques vestiges énigmatiques, tels le complément adverbial de la phrase Les cuisses de grenouilles se mangent avec les doigts, de toute évidence il s'agit ici des doigts de l'agent fantôme. Les phrases du type/désignent très souvent un événement qui se répète dans le temps, et elles présentent une ambiguïté systématique entre une interprétation normative et une interprétation descriptive. Les auteurs remarquent avec finesse que les phrases avec on comportent la même ambiguïté: On ne fait pas ce genre de choses, ce qui leur fait proposer d'identifier l'agent fantôme à on.

Le livre contient plusieurs autres études suggestives. Je pense surtout à l'étude des compléments prépositionnels locatifs avec l'invention de la notion de complément «scénique». Comme les verbes traités dans ce volume ne présentent que deux structures générales: Nq VetNqV Prép Nj, cela devient un problème essentiel de pouvoir isoler les compléments prépositionnels qui permettent une caractérisation pertinente des verbes. Dans les deux phrases Marie déjeune dans sa chambre et Marie entre dans sa chambre, le synîâgiuc prépositionnel ne joue pas le même rôle vis-à-vis du verbe. Dans la phrase avec déjeuner, le complément locatif «apparaît comme un élément surajouté précisant les circonstances du procès», (p. 192), il décrit la «scène» où se déroule l'action, d'où la dénomination ingénieuse de complément de lieu scénique (cf. p. 216). Les compléments scéniques peuvent se combiner avec une multitude de verbes différents et ne conviennent donc pas très bien comme critères pour répartir les verbes intransitifs en classes. Dans la phrase avec entrer, par contre, le complément locatif est lié au verbe de manière beaucoup plus étroite, il ne s'agit plus simplement de l'indication de la «scène» où se déroule l'action d'entrer, il s'agit de la destination de la personne qui accomplit cette action. Le complément de destination peut servir à caractériser lexicalement des verbes de mouvement comme entrer, pénétrer, arriver, retourner. Un autre type de locatif non scénique est appelé «source», cf. L'eau dégoutte du toit, Marie s'est absentée de son bureau. Les différences syntaxiques et sémantiques entre scéniques et non scéniques, qui constituent un aspect particulier du problème plus général de la distinction entre compléments de phrase et compléments de verbe, sont examinées de façon assez détaillée à plusieurs endroits du livre, surtout pp. 191-206, 216-226, 243-244.

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4. J'en viens maintenant aux critiques qu'on pourrait adresser à cet ouvrage. La première et la plus importante ne vise pas seulement le volume de Boons, Guillet et Ledere, mais les tables de l'école «grossiste» en général: cette façon de présenter les informations est foncièrement hermétique. Tout d'abord il faut absolument avoir lu tout le livre pour être en mesure de comprendre les tables. Il n'y aurait rien à redire à cela si, après avoir peiné sur les introductions, définitions et commentaires, on ne restait, dans la plupart des cas, incapable d'arracher leur secrets aux tables-sphinx. Ces difficultés viennent sans doute d'une part du codage parfois un peu cryptique des propriétés syntaxiques, d'autre part de la multiplication des entrées d'un même verbe.

Les auteurs se donnent bien du mal pour expliquer ce que représentent les formules symbolisant les propriétés syntaxiques, mais malheureusement cela ne suffît pas toujours pour résoudre les problèmes qui se posent quand on cherche des renseignements sur tel verbe particulier. Les renseignements donnés paraissent souvent déroutants, de sorte qu'on n'est jamais sûr d'avoir bien compris. Les exemples sont légion, mais forcément ponctuels, donc peu instructifs, donc très fastidieux. Je ne citerai que les trois suivants:/o«/ (35 L) est marqué «-» à la propriété Nq = N_^um, pourtant mes informateurs n'ont pas de scrupules à accepter des exemples comme Le bâton fouillait dans la poubelle, Le couteau fouille dans la blessure. Dans la table 34 Lo, les verbes fourmiller et ruisseler sont marqués «+»àla propriété No = V-n (V-n désigne un substantif de la même famille morphologique que le verbe en question), à quels genres de phrases les auteurs pensent-ils? Mes informateurs rejettent *Un énorme fourmillement d'insectes fourmillait dans l'air du soir et *Un ruissellement d'eau ruisselait sur le toit. Enfin briller (34L0) est marqué «-» à la propriété Prép = sur, mais les auteurs présentent eux-mêmes des exemples comme Des diamants brillaient sur sa robe (p. 246).

Il faut d'ailleurs quelquefois se méfier des propriétés mettant en jeu un NpC (nom désignant une partie du corps), surtout des deux propriétés No V Prép N°pC et No V Prép Npc de No, qui apparaissent dans les tables 35 L, 35 ST et 35 Ret qui dans la présentation de ces tables sont liées ensemble de telle manière que l'acceptabilité de la première dépend de celle de la dernière. La première semble être associée à des constructions telles que Paul tombe sur le dos, Marie reposait sur le ventre, qui représentent d'ailleurs deux structures différentes. Pour la dernière, No VPrép Npc de No, deux interprétations ont été indiquées. Aen croire l'exposé des pages 180-182, elle noterait des constructions comme Paul¡ tombe sur le dos de Paul¡ ou Marie¡ reposait sur le ventre de Marie¡, mais cette construction étant toujours inacceptable, on voit mal quel sens il faudrait attribuer aux signes « + » apparaissant dans les tables. Une autre interprétation de la même formule est indiquée à la page 232, où elle semble destinée à distinguer entre les cas de Prép son Npc et Prép le Npc (Pierre farfouille dans son nez I *Pierre farfouille dans le nez), dans cette interprétation on voit mal le lien que cette construction pourrait entretenir avec la première propriété, où la préposition est d'ailleurs toujours sur.

Le fait qu'un même verbe connaisse plusieurs emplois, souvent en liaison avec des différences de sens, justifie son apparition dans plusieurs tables. Considérons par exemple le verbe compter. Il y a d'abord plusieurs emplois transitifs (Marie compte les moutons, etc.) que nous laisserons de côté. Pour ce qui est des constructions intransitives, on trouve, dans la table 35 R, les deux emplois compter avec et compter jusqu'à. L'emploi représenté par Ceci compte pour Marie est inscrit dans la table 5 de Gross 1975 (parce qu'il admet une complétive comme sujet), dans la table 6 de Gross on trouve l'emploi compter que et dans sa table 16 l'emploi qu'on peut illustrer par Marie compte sur Pierre pour arranger cela. Il

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faut bien accepter cela: on est obligé de répartir les différents emplois sur différentes tables, mais malheureusement les tables ne donnent que dans les cas les plus favorables de vagues indications sur l'emploi que vise une entrée particulière. Quelle différence entre lese solder par de la table 35 R et celui de la table 5 de Gross? Même question pour naître 8, 33 et 35 L, se heurter 7 et 33, les deux jouer de de 35 R, etc. etc.

Bref, l'utilisateur reste constamment perplexe devant les tables, incapable de traduire d'une façon certaine les informations qu'on y a codées, toujours en doute face aux énigmes des colonnes et des rangées. C'est là la très grande et très regrettable faiblesse des tables grossistes: en réalité, il n'y a que leurs constructeurs qui soient en état de les déchiffrer.

Heureusement il est possible de remédier à ce défaut. Les signes « + » et «-» des tables ayant été inscrits à la suite de «jugements d'acceptabilité portés sur des séquences de mots représentatives de la structure avec verbe inséré» (p. 50), il suffirait de publier pour chaque « + », sans exception aucune, un exemple représentatif jugé acceptable, et pour chaque «-» un exemple jugé inacceptable. Cela ôterait aux tables leur impénétrabilité et les rendrait utilisables en dehors des murs du Laboratoire d'Automatique Documentaire et Linguistique. On m'objectera peut-être qu'il s'agit de plusieurs centaines de milliers d'exemples. Sans doute, mais sans ces exemples, ce sont plusieurs centaines de milliers d'informations précieuses qui dorment, inutiles.

5. En ce qui concerne les jugements d'acceptabilité, il faut attirer l'attention sur le fait que les auteurs ont adopté la tactique de considérer les structures douteuses comme bien formées (p. 47). Ils prennent ainsi le contre-pied du purisme, parce que, comme ils disent, le purisme ne forme pas de système cohérent, et parce que «le risque de considérer comme mal formée une structure qui ne l'est pas est pour nous plus grave que le risque inverse» (ib.). Cela veut dire que les signes «-» devraient être dignes de confiance en signalant «inacceptable et absolument non recommandable». En revanche, les signes «+» ne signifient pas toujours «recommandable». Ainsi, plus d'un francophone serait certainement étonné de voir accepter des exemples tels que Paul cohabite avec le fait que Marie le dédaigne (p. 211), II flirte beaucoup de gens avec Marie (p. 213), II filtrait dans sa cervelle de s'en aller (p. 229). Ceci peut certes paraître gênant et constitue un obstacle à l'utilisation pédagogique directe des tables, mais on comprend et accepte les raisons de ce choix, et on s'habitue assez vite à interpréter les «.+» avec une certaine prudence.

Beaucoup plus grave me paraît l'attitude révélée par le petit passage que j'ai souligné dans la citation suivante, «une première tactique a été, en cas d'hésitation sur l'entrée d'un élément dans une structure et d'absence d'une argumentation de niveau supérieur à celui du jugement empirique ponctuel, de considérer provisoirement cette structure comme bien formée» (p. 47). Ce passage rappelle cet autre, qu'on trouve dans Gross 1975, 24: «En vue de nous rapprocher le plus possible de cette assertion, nous avons alors «forcé» certaines acceptabilités de manière à réduire autant que possible l'ensemble des verbes sans complétives». Est-il vraiment possible qu'il soit de bon ton, parmi les «grossistes», de manipuler les données empiriques pour les besoins de la théorie?

6. Voici, pour finir, quelques points de détails qui pourraient prêter àla critique.

Signalant le double emploi de rimer exemplifié par les phrases Turlututu rime avec chapeaupointu et César rime avec conquête militaire (pp. 208-209), les auteurs concluent que dans le premier emploi le choix des sujets est limité par «l'homophonie finale». Je ne comprends pas pourquoi il serait impossible de dire avec le premier emploi (rimer = 'finir

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par les mêmes sons') par exemple: Turlututu rime avec conquête militaire. Nos auteurs veulent-ils abolir le mensonge? ou n'est-il plus permis de se tromper en bon français? C'est curieux que, d'ordinaire si perspicaces, ils ne voient pas que ce n'est pas seulement César rime avec soudard qui est ambigu, ce sont bel et bien toutes les phrases citées avec rimer qui le sont.

La liste des verbes pronominaux intrinsèques qui apparaissent dans les tables de ce volume (p. 162) est inexacte: se parjurer est de trop, et se dandiner manque. D'ailleurs, dans la liste complète des verbes pronominaux intrinsèques des pages 160-162, on s'étonne de l'absence de verbes tels que s'abstenir de, s'écrouler, s'emparer de (qui figure dans 35 R), s'évanouir (31 H).

Souvent le commentaire d'une table essaie d'en expliquer le contenu à l'aide d'exemples comportant des verbes qui n'apparaissent pas dans cette table. Ainsi les auteurs parlent de «l'emploi de tourner qui figure en 35 L» (p. 217), mais il n'y a pas l'ombre de tourner en 35 L. La propriété N¡ = V-n est illustrée à l'aide du verbe alunir (pp. 229-230), qui ne figure dans aucune table intransitive. Même chose pour les verbes valser (pp. 218,230), se rattraper (p. 219), reculer (p. 226), etc.

Le texte semble en contradiction avec lui-même sur la question de savoir si les tables de ce volume renferment les verbes acceptant comme sujet une complétive ou un syntagme infinitif: à la page 33, c'est plutôt oui, aux pages 164 et 169, c'est plutôt non; mais pourquoi, dans ce cas-là, les tables contiennent-elles un certain nombre de verbes qui sont marqués positivement àla propriété No = VQ, c'est-à-dire la possibilité d'avoir une «phrase à l'infinitif» comme sujet (cf. la discussion pp. 228-229)?

A plusieurs reprises, la notion de «propriété de pertinence» joue un certain rôle (pp. 227,
228,232, 260), sans que cette notion soit expliquée nulle part, et sans qu'il soit possible d'en
deviner le sens.

Certaines fautes relèvent plutôt de la simple inadvertance. Ainsi, la page 59 est une répétition mot pour mot de la page 56. On rencontre plusieurs références à des ouvrages qui ne figurent pas dans la bibliographie: impossible de savoir ce que représentent Chevalier 1975 (p. 30), Harris 1970 (p. 129), Chomsky 1973 (p. 183), Boons 1974 (p. 227). La plupart des fautes d'impression ne gênent guère la lecture, mais il faudra peut-être attirer l'attention sur celles-ci: p. 113, ligne 4en partant d'en bas, remplacer le renvoi 1.4.3.2 par 1.4.2; p. 193, l'exemple (6.a) doit avoir se comporte; p. 221, ligne 16, remplacer autres Prép par Prép Source £ de; p. 233, ligne 19, remplacer la deuxième occurrence de Marie par Pierre; p. 235, l'exemple (3.b) doit se lire Les pilotis plongent dans l'eau, et non les pilotes; p. 241, ligne 12, remplacer surnager (d) par surnager (c).

7. Je suis entièrement d'accord avec les auteurs quand ils déclarent que leurs tables
constituent une sorte de «banque de données» (p. 267). Je regrette simplement que ce soit
une banque à comptes gelés. Si seulement les banquiers acceptaient de les dégeler...

L'ouvrage de J.-P. Boons, A. Guilletet C. Leclère présente bien quelques imperfections, toutefois excusables dans un travail de pionniers de ce genre; mais ses qualités, c'est-à-dire le grand nombre de vues originales et d'observations excellentes, justifient largement l'effort que sa lecture exige.

Copenhague

Références

Blinkenberg, Andreas (1960) Le problème de la transitivité en français moderne,
Copenhague, Munksgaard.

Giry-Schneider, Jacqueline (1978) Les nominalisations en français. L'opérateur «faire»
dans le lexique, Genève, Droz.

Gross, Maurice (1968) Grammaire transformationnelle du français. Syntaxe du verbe,
Paris, Larousse.

- (1975) Méthodes en syntaxe. Régime des constructions complétives, Paris, Hermann.

- (1977) Grammaire transformationnelle du français. Syntaxe du nom, Paris, Larousse.

Labelle, J. (1974) Etude de constructions avec l'opérateur «avoir», Thèse de 3e cycle,
Université de Paris VIII.

Picabia, Lélia (1978) Les constructions adjectivales en français, Genève, Droz.