Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Bernard Comrie: Aspect - An Introduction to the Study of Verbal Aspect and Related Problems. Cambridge University Press 1978 (édition corrigée). 142 p.

Arne-Johan Henrichsen

Ce livre fait partie d'une nouvelle série, Cambridge Textbooks in Linguistics, qui comprend
des manuels traitant des problèmes fondamentaux de la linguistique générale.

Si je tiens à attirer l'attention de mes collègues romanistes sur la contribution de M. Comrie, c'est que le problème de l'aspect est essentiel pour l'étude du verbe dans les langues romanes. Ceci ressort clairement du fait qu'on trouve des discussions concernant la notion d'aspect dans la plupart des ouvrages relatifs à la syntaxe du verbe dans le domaine roman. Parmi les plus importants de ces ouvrages, citrons par excemple: pour l'espagnol, Knud Togeby, Mode, aspect et temps en espagnol et W. E. Bull, Time, Tense and the Verb; pour le portugais, H. Sten, L'emploi des temps en portugais moderne; pour l'italien, K. Blücher, Studio sulle forme ho cantato, cantai, cantavo, stavo cantando. Pour le français, les contributions sont légion: il suffit de rappeler celles de Guillaume, d'lmbs, de Pollak, de Klum, de Heger, etc. Parmi les plus récentes, je citerai le petit livre de Horst G. Klein, Tempus, Aspekt, Aktionsart (Tübingen 1974), dont la deuxième moitié traite les questions qui nous occupent ici et qui, de par ses qualités pédagogiques, peut être recommandé à l'usage des étudiants.

En traitant les langues romanes, Bernard Comrie s'appuie surtout sur des exemples empruntés au français et à l'espagnol. Or, ce qui à mon avis constitue l'intérêt principal du livre pour un romaniste, c'est ce que dit l'auteur sur la notion d'aspect en d'autres langues indo-européennes, comme l'anglais et les langues slaves, et même dans des langues hors de la famille indo-européenne (le hongrois, le chinois, etc.). Tout le long de son exposé, l'auteur consacre beaucoup d'attention à la langue russe, qui au point de vue aspectuel est particulièrement intéressante. Ainsi il permet à un lecteur possédant des connaissances très limitées du russe - et même à quelqu'un qui ignore complètement cette langue - de s'orienter dans le dédale du système aspectuel russe. C'est toujours une source d'inspiration et de renouveau que de jeter un coup d'oeil en dehors du domaine dans lequel on est en général cantonné. En étudiant ce livre, on se rend compte que la gamme des distinctions aspectuelles n'est pas la même dans des langues différentes et qu'il y a divers moyens formels pour exprimer les mêmes distinctions sémantiques. Bref, le livre éveille la curiosité du lecteur, et heureusement il y a une bonne bibliographie pour le guider dans des recherches plus poussées.

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Voici quelques remarques et réflexions que m'a suggérées une lecture attentive de l'ouvrage. Comme on pourrait s'y attendre, l'auteur commence par définir la notion d'aspect. Ce faisant, il part de la définition donnée par J. Holt dans Etudes d'aspect (1943), p. 6: les aspects sont «les manières diverses de concevoir l'écoulement du procès même.» Or, M. Comrie modifie légèrement cette définition: «aspects are différent ways of viewing the internai temporal constituency of a situation» (p. 3). Comme on le voit, cette cernière définition est plus générale, et par conséquent meilleure, que celle de J. Holt, car le terme «situation» s'applique à toutes sortes de verbes et pas seulement à ceux qui expriment un procès (cf. p. 13).

Les linguistes distinguent souvent aspect et mode d'action (allemand Aktionsart), distinction qui à mon avis peut être fort utile si l'on considère le mode d'action comme quelque chose d'inhérent au verbe, tandis que l'aspect est contextuel. Ce qui alors est intéressant, ce sont les cas où il y a conflit entre aspect et mode d'action. En voici quelques exemples bien connus: // mourait, elle sut (entre parenthèses, la traduction norvégienne de ces deux phrases - han là for dôden et hun fikk vite - illustre bien la tendance des langues Scandinaves à exprimer l'aspect non pas morphologiquement, mais lexicalement). Cependant, M. Comrie rejette le terme d'«Aktionsart» pour éviter la confusion terminologique qui est due aux définitions divergentes données à ce terme (ce sont surtout les slavisants qui l'emploient d'une façon aberrante par rapport à l'usage qu'en font d'autres linguistes, cf. p. 6, n.4). Mais même s'il supprime le terme, il ne peut pas éviter la notion de mode d'action, et l'on constate que pour lui «inhérent meaning» correspond grosso modo à «mode d'action», ce qui ressort clairement du chap. 2, intitulé Aspect and inhérent meaning.

Dans ce même chapitre, l'auteur fait, en l'illustrant avec des exemples empruntés à l'anglais, une distinction intéressante entre «telic verbs» et «atelic verbs» (John is making a chair / John is singing), terminologie qu'il a empruntée à H.B. Garey, «Verbal aspect in French»( Language, vol. 33, 1957, p. 106). Mais il montre aussi que cette distinction n'est pas absolue, certains verbes pouvant passer d'une catégorie à l'autre (cf. John is singing a song), de sorte qu'il vaudrait mieux parler de situations et non pas de verbes en utilisant la distinction telic/atelic. Cette distinction correspond d'ailleurs à celle qu'on fait entre un procès à terme fixe et un procès sans terme fixe (voir J.H. Granberg, «Les modes d'action du verbe français - quelques réflexions» (Revue Romane, Numéro spécial 1, 1967, p. 28)).

On pourrait continuer à évoquer des points intéressants, mais je laisse le plaisir de ces découvertes au lecteur. Pour terminer, je dois souligner que l'auteur me semble en général digne de confiance, ce qui n'exclut évidemment pas cette possibilité que les spécialistes des diverses langues traitées ne soient pas d'accord dans tous les détails ni le fait que, inévitablement, des erreurs se sont glissées dans l'exposé. Par exemple, à la page 61 l'auteur affirme: «In modem spoken French, Italian and Romanian, except in certain regional dialects of thèse languages, the Perfect has completely supplanted the Simple Past»; or, si ceci est vrai pour le français et le roumain, ce n'est pas du tout le cas en ce qui concerne l'italien (voir K. Blücher, op. cit., pp. 308-309). Mais, dans la mesure où j'ai pu faire un contrôle, il ne s'agit là que d'erreurs de détail qui ne gâtent guère la lecture d'un livre queje trouve passionnant.

Bergen