Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Lucien Dàllenbach: Le récit spéculaire (Essai sur la mise en abyme). Paris, Seuil, 1977. 248 p.

G. Kryssing-Berg

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Depuis que, dans les années 50, les «Nouveaux Romanciers» ont choisi la mise en abyme comme leur technique narrative de prédilection, elle a connu une grande notoriété. Les critiques littéraires se sont passionnés pour cette notion et l'ont analysée en lui donnant des significations très diverses. Elle était même en passe de devenir «une idée un peu tarte à la crème» ainsi que le constate Bruce Morrissette, grand spécialiste de la question (cf. Comparative Literature Studies, vol. VIII, n° 1, june 1971). Aussi L. Dàllenbach, en se fixant pour but de déterminer le concept «de manière à le rendre cohérent et opératoire» (p. 9), a-t-il fait un travail fort utile. D'autant plus que cette étude systématique est la première dans son genre. Il est vrai que J. Ricardou a consacré à la mise en abyme une vingtaine de

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pages dans Le Nouveau Roman (Seuil 1973) et que ces pages sont essentielles. Mais Le récit
spéculaire nous offre une véritable poétique.

L'essai de L. Dàllenbach comprend 3 parties. Dans la première, il retrace la genèse du concept, dans la deuxième, il élabore une typologie du récit spéculaire et, dans la troisième, il se livre à une étude diachronique de ce récit dans «le Nouveau Roman» et «le nouveau Nouveau Roman». Je m'attacherai tout spécialement à la deuxième partie, la plus originale et la plus féconde.

Première partie: L. Dàllenbach commence par examiner «la charte qui octroie à la mise en abyme son droit de cité littéraire» (p. 16), c'est-à-dire le fameux passage du Journal de 1893 d'André Gide (Gallimard, Pléiade 1948). Ce passage, si souvent cité, mais non expliqué, présente une complexité que l'auteur essaie minutieusement d'élucider. Une première démarche lui permet de présenter la définition suivante:

est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l'œuvre
qui la contient (p. 18).

Dans une deuxième démarche, il reprend les exemples picturaux et littéraires que Gide nomme pour les éliminer ensuite, car «aucun de ces exemples n'est absolument juste» (cité par Dàllenbach p. 15). Cherchant les raisons de ce rejet, L. Dàllenbach est amené à replacer le passage dans son contexte et se rend compte que la première phrase, la plus connue «J'aime assez qu'en une œuvre d'art on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre» (cité par Dàllenbach p. 15) doit être complétée par cette autre phrase «J'ai voulu indiquer (...) l'influence du livre sur celui qui l'écrit, et pendant cette écriture même» (cité par Dàllenbach p. 25). Ainsi le mot «sujet», à l'origine de bien des malentendus sur la notion de mise en abyme, est-il nettement précisé et cette technique devient chez Gide:

... un rapport de rapports, la relation du narrateur N à son récit R, étant
homologique à celle du personnage narrateur n à son récit r (p. 30).

Poursuivant son enquête, L. Dàllenbach analyse 2 œuvres de Gide postérieures à cette déclaration, Paludes (1895) et Les Faux-Monnayeurs (1925) et en conclut «que la charte de 1893 se trouve complétée et relativisée par la pratique subséquente de Gide» (p. 50); ce qui lui permet, en toute légitimité, d'élargir la définition du concept:

... est mise en abyme tout miroir interne réfléchissant l'ensemble du récit par
réduplication simple, répétée ou spécieuse (p. 52).

Cette dernière catégorie «réduplication spécieuse» ou «aporistique» (p. 51) désigne un
«fragment censé inclure l'œuvre qui l'inclut» (p. 51).

L'exégèse de cette première partie, parfaitement menée et très convaincante, résout bien
des difficultés.

Deuxième partie: S'inspirant du modèle linguistique, L. Dàllenbach considère ces 3 types de mise en abyme comme des «amalgames» et en recherche d'abord l'unité minimale. Celle-ci étant évidemment «la notion de réflexivité», l'auteur s'attache, en premier lieu, à cette condition nécessaire à tout récit spéculaire.

Recourant alors au schéma de la communication linguistique établi par Roman Jakobson,
L. Dàllenbach choisit une distribution tripartite des réflexions possibles et aboutit à la
définition suivante:

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... une réflexion est un énoncé qui renvoie à l'énoncé, à renonciation ou au code du
récit (p. 62).

Grâce à sa réflexivité, cet énoncé est susceptible d'une double signification; gardant sa signification première dans le récit porteur, il prend une «métasignification» dans le récit second. Une relation thématique unit cette double signification. Des indices doivent déceler ce rapport analogique entre le macro-récit et le micro-récit. La participation du lecteur est sollicitée, il doit se transformer en décodeur. Ces indices ou «signaux avertisseurs» sont plus ou moins discrets; les mots ou locutions à double entente exigent un lecteur très averti; les homonymies, les répétitions sont plus faciles à élucider. Dans certains textes même, sont insérés des modes d'emploi secondant habilement le lecteur dans son déchiffrement.

Où commence et où s'arrête ce décryptage? L. Dàllenbach, refusant et les lectures trop
peu perspicaces et les lectures trop interprétatives, énonce 2 principes que tout lecteur
devrait respecter:

1. Un énoncé ne peut être considéré comme réflexif que si «la totalité du récit» légitime
cette interprétation.

2. Les jeux de miroirs ne peuvent être cherchés que dans des récits privilégiant la dimension

Il me semble que le premier de ces principes laisse une trop grande part à la subjectivité.
Quant au 2ème, il va de soi. Mais, peut-être n'est-il pas inutile de souligner son importance.

Si la notion de réflexivité est une condition indispensable à toute mise en abyme, il en est une autre, tout aussi imperative, sur laquelle insiste L. Dàllenbach: le récit-satellite doit appartenir à la diégèse (c'est-à-dire à l'univers spatio-temporel du récit), ce qui exclut «toute intervention d'auteur s'exprimant en son nom propre à l'intérieur du récit» (p. 70). Le terme «auteur» n'est pas pris ici dans son acception biographique, mais dans le sens d'énonciateur réel du récit.

Ayant soigneusement établi les conditions nécessaires à l'existence d'énoncés réflexifs, L. Dàllenbach procède à la classification de ces derniers, selon la catégorie de la «voix» (cf. Genette, Figures 111, Seuil 1972). A première vue, cette classification semble alourdir inutilement l'analyse théorique. Mais, je l'ai mise en pratique et elle s'est révélée très précieuse pour le décryptage des mises en abyme, malgré une certaine incertitude terminologique. En effet L. Dàllenbach utilise la terminologie de Genette tout en y introduisant quelques différences de sens.

Sont ensuite analysés dans le détail le statut et le fonctionnement des 3 mises en abyme
élémentaires: la mise en abyme de l'énoncé, celle de renonciation et celle du code.

La mise en abyme de l'énoncé ou fictionnelle «dédoublant le récit dans sa dimension référentielle d'histoire racontée» (p. 123), il s'avère nécessaire de mesurer le degré d'analogie reliant le macro-récit et le micro-récit, et de repérer la place de ce micro-récit dans la continuité narrative.

1. Le degré d'analogie révèle 2 sortes de mise en abyme: la mise en abyme «particularisante» qui, reproduction simplifiée du récit premier, augmente la redondance de l'œuvre en restreignant le champ des significations possibles et la mise en abyme «généralisante» qui, non plus reflet passif du récit premier, le transforme au contraire en ouvrant le champ des significations possibles.

2. Le repérage de la place du micro-récit pose le problème de la structure temporelle.
S'inspirant de Genette (cf. le chapitre «Ordre» in Figures III), L. Dàllenbach distingue 3
espèces de mises en abyme: la mise en abyme «prospective» ou «inaugurale» qui, antici-

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pant sur le macro-récit, joue le rôle de révélateur, la mise en abyme «rétrospective» ou «terminale» qui sert à «universaliser le sens du récit» (p. 87), et la mise en abyme «rétro-prospective» sur laquelle je m'arrêterai car elle est la plus fréquente et possède un grand pouvoir sémantique. Placée dans le contenu narratif entre ce qui est su et ce qui reste à savoir, elle fait «pivoter la lecture» (p. 93), c'est-à-dire que, se projetant sur le contexte précédent, elle en amplifie le sens tout en aidant le lecteur à prévoir le sens du contexte suivant.

La mise en abyme de renonciation, destinée «à rendre l'invisible visible» (p. 100), se définit comme «la très nette mise en scène de l'activité scripturale» (p. 103). L. Dàllenbach présente le locuteur du récit comme le «substitut auctorial» (p. 102), et prend soin dans une note de justifier cette intrusion de l'auteur: «Si nous conservons ici le terme d'auteur, c'est que la mise en abyme énonciative ne se comprend que compte tenu de cette notion. Qu'elle entende la valider ou, au contraire, la ruiner, elle ne peut s'empêcher de travailler avec elle» (p. 105). Est mis ainsi en évidence le jeu illusionniste du récit se mettant en doute et, par cela même, s'affirmant. L. Dàllenbach se penche ensuite sur le personnage principal du récit premier et sur ses différentes postures dans le schéma de la communication. Il en relève deux. Ou bien le protagoniste assume l'instance narrative du micro-récit; il se présente alors comme un personnage diégétique en train de créer une œuvre, miroir de l'œuvre porteuse. Ou bien, le plus souvent, ce protagoniste n'est pas le destinateur du récit second, il en est le destinataire et devient le témoin de «sa propre action passée et à venir» (p. 108). Ce récit second doit amener «une prise de conscience» (p. 109) du destinataire et du lecteur, ce dernier étant toujours favorisé par sa connaissance de la totalité du texte.

«Action», «prise de conscience», j'emploie à dessein la terminologie de L. Dàllenbach pour montrer l'ambiguïté de cette étude sur le protagoniste, destinataire du micro-récit. Ne sommes-nous pas en présence d'une mise en abyme fictionnelle et non plus énonciative? Les exemples fournis pour illustrer cette thèse, très subtilement analysés, n'aident guère à résoudre ce problème, excepté celui de Don Quichotte «où la fictivité affirmée dès l'abord transforme en scandale narratif le fait que les protagonistes, comme échappés du premier livre, prétendent dans une seconde partie, tributaire de la même source, se faire juges de la première» (p. 118).

La mise en abyme du code. D'après ce chapitre, cette mise en abyme se présenterait sous la forme d'une mise en abyme textuelle ou métatextuelle ou transcendentale. Mon emploi du conditionnel se justifie par une certaine complexité dans le texte de L. Dàllenbach. Dans le tableau de la page 141 où sont présentées les différentes mises en abyme élémentaires, la notion «mise en abyme du code» est même éliminée. La mise en abyme textuelle réfléchit la dimension littérale du récit, elle «se donne sans relâche pour objet de représenter une composition» (p. 127) et insiste sur la structure du texte.

La mise en abyme du code proprement dite ou métatextuelle porte sur la manière dont le texte fonctionne, elle insiste sur les dispositifs qui engendrent le texte et offre une sorte de mode d'emploi au lecteur. L. Dàllenbach propose comme exemple les tableaux d'Elstir qui, dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs, fascinent le narrateur parce qu'ils «apparaissent comme une figuration parfaite de l'opération qui domine l'activité de son texte» (p. 128). Si la mise en abyme textuelle réfléchit non seulement la structure du récit mais si elle révèle «ce qui tout à la fois l'origine, le finalise, le fonde, l'unifie et en fixe les conditions a priori de possibilité» (p. 131), elle devient transcendentale. L. Dàllenbach précise plus loin que «cette mise en abymes transcendentale, au moins virtuellement, est aussi une mise en

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abyme de l'énoncé» (p. 131). Il souligne ainsi nettement que ces sortes de mises en abyme
ont tendance à se confondre; ce qui est fâcheux pour leur décryptage.

L. Dallenbach s'est bien rendu compte de ce problème. Dans le dernier chapitre de la 2ème partie, chapitre intitulé «L'émergence des types», il remarque qu'aucune de ces mises en abyme ne se présente à l'état pur. Bien plus, étudiant leur régime d'existence, il énonce que ces mises en abyme élémentaires «peuvent entrer dans la composition de tous les types, mais à la condition d'être en prise directe sur une mise en abyme de l'énoncé» (p. 141). Qu'est-ce à dire? Sinon qu'une mise en abyme est toujours fïctionnelle. Ce qui était un problème pour nous devient, dans la théorie qui nous est démontrée, la condition sine qua non de l'existence des types, condition formulée ainsi: «puisqu'il s'avère que la mise en abyme de l'énoncé est le seul terme à se trouver toujours dans la formule des 3 types, l'on en vient nécessairement à cette idée qu'il lui appartient aussi de les former» (p. 142). Rappelons les 3 types dont il s'agit, en nous référant à la définition de la page 52: «Est mise en abyme tout miroir interne réfléchissant l'ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse». A la page 142, il est précisé que ces 3 types sont obtenus suivant «le degré d'analogie existant entre la mise en abyme de l'énoncé et l'objet qu'elle réfléchit». Autrement dit, les types se définissent par la nature de leur réflexion. Les mises en abyme élémentaires se définissent, comme nous l'avons vu, par leur fonction dans le récit. Cette différence nous permet de mieux comprendre pourquoi il est si diffìcile pour L. Dàllenbach d'établir une continuité de passage entre mises en abyme élémentaires et types.

Le matériau théorique fourni par cette 2*me partie est étayé par de nombreux exemples.
Ces exemples facilitent la compréhension d'un texte qui aurait tendance à devenir trop
abstrait et qui, par la subtilité de ses analyses, se montre parfois très complexe.

Que ce matériau théorique soit une grande source d'inspiration, la 3ème partie de Le récit spéculaire nous en apporte la preuve. L. Dàllenbach utilise sa poétique dans une étude diachronique qui lui permet de mettre en évidence l'évolution de la mise en abyme des années 50 aux années 70. Le «nouveau Nouveau Roman» de ces dernières années révèle une crise de la mise en abyme fictionnelle. La pratique radicale du langage passant au premier plan, la mise en abyme n'est plus une notion mais «un champ de possibilités à pratiquer et à théoriser» (J. Ricardou in Nouveau Roman: hier ¡aujourd'hui, 10/18, 1972, II p. 337). A ces «nouveaux nouveaux romanciers» de nous montrer dans quel sens ils vont évoluer.

Copenhague