Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Le Champ comme notion linguistique et son utilisation illustrée par un examen de ne ... que*

par

Henning Nølke

1. Présentation d'une définition de la notion de champ

Dans les ouvrages anglo-saxons sur la linguistique, on rencontre de plus en plus, depuis quelques années, la notion de scope. Petit à petit, les spécialistes des langues romanes se sont mis à employer un des termes équivalents: champ ou portée. Il semble cependant qu'il nous manque une définition précise de cette notion. Dans l'état actuel des choses, la signification et l'emploi du mot champ (portée) varient fortement selon le linguiste qui en use.

Je vais proposer ici une définition du champ, qui fera de ce concept un instrument opératoire pour le linguiste. Pour illustrer son utilisation, j'aborderai ensuite un examen du restrictif ne ... que, après quoi j'étudierai un peu quelques problèmes plus ou moins «classiques» qui, à mon avis, peuvent être nettement formulés - ou même résolus - à l'aide de la notion de champ.

Dans leurs travaux sur la négation et les quantificateurs (universels et existentiels), les logisticiens utilisent le mot champ. Dans la formule non p(x), la fonction propositionnelle p(x) constitue le champ de la négation «non», et dans la formule Vx:p(x), pareillement, p(x) est appelée le champ du quantificateur universel V.

On remarquera que le champ est ce sur quoi portent la négation respectivement
les quantificateurs, et c'est évidemment par analogie qu'on
emploie le mot en linguistique.

(1) Paul n'est pas sorti parce que tu es venue

(la) Paul n'est pas sorti, et c'est parce que tu es venue

(lb) Ce n'est pas parce que tu es venue que Paul est sorti

Harald Gettrup et Hanne Korzen ont lu une version antérieure du manuscrit de cet article et m'ont apporté des critiques d'une grande utilité. Henrik Prebensen m'a aidé à résoudre quelques problèmes de nature technique. Oswald Ducrot m'a permis d'assister à un séminaire sur ne .. . que où j'ai trouvé de l'inspiration pour mon examen de cette unité. Je tiens à les remercier tous cordialement.

Side 15

Plusieurs linguistes ont essayé d'expliquer l'ambiguïté de (1) en faisant valoir que parce que tu es venue se trouve dans le champ de la négation dans le sens (lb), et en dehors du champ dans (la). Pour cet exemple, une telle explication semble satisfaisante, mais il reste quand même quelques problèmes à résoudre: pourquoi cette double possibilité de champ? et quelle est la relation entre «ce qui se trouve dans le champ» et «ce qui se trouve au dehors»?

Si, en logistique, le champ est défini d'une façon précise à partir de deux ou trois formules, on reconnaît facilement que l'introduction du concept, en linguistique, ne va certainement pas de soi. Dans la description du langage, il y a tant de conditions spéciales qui influencent le fonctionnement de ces «opérateurs logiques», et il y a en outre beaucoup d'autres «opérateurs» qui sont susceptibles d'être décrits à l'aide de la notion de champ - en tout cas, selon beaucoup de linguistes (je pense en particulier à ceux de l'école de la sémantique generative).

Avant de présenter ma proposition d'une définition linguistique du
champ, j'aimerais montrer encore deux ou trois phénomènes que cette
notion doit pouvoir décrire. Regardons les phrases suivantes:

(2) Paul n'a pas battu le Chien avec le bâton

(3) illa battu avec ses propres mains

(4) (mais) il a battu le chat avec le bâton

II a souvent été noté que la négation a tendance à porter sur l'adverbe instrumental, s'il y en a un dans la phrase. Ainsi (3) peut-elle en général aisément suivre (2) (comme une sorte d'explication), car, dans ce cas normal, (2) présuppose que Paul a battu le chien. On pourrait décrire ce phénomène en disant que avec le bâton se trouve dans le champ de la négation.

Il existe cependant (au moins) une autre lecture de (2). Si l'on voit Paul en face d'un chat et d'un chien qui hurlent tous les deux, c'est plutôt (4) qui constitue la suite naturelle de (2). En ce cas, on doit donc dire que le chien se trouve dans le champ de la négation.

Dire qu'une unité se trouve dans le champ de la négation ne revient pas à dire qu'il ne s'y trouve pas d'autres unités en même temps, il est vrai, mais si Ton admet plusieurs unités dans le champ, comment expliquer l'ambiguïté (latente) de (2)?

Voici deux phrases qui illustrent une autre variante de la même corn
plication:

(5) Tous les enfants lisent quelques livres

(6) Quelques livres sont lus par tousles enfants

Side 16

Des phrases telles que (5) et (6) ont souvent servi à montrer l'importance de l'ordre des unités auxquelles est attaché un champ. La différence de sens est censée provenir du fait que quelques se trouve dans le champ de tous dans (5), tandis que la situation est l'inverse dans (6).

Mais quel est le champ de tous dans (5)? quelques s'y trouve apparemment, mais comment décrire alors la relation étroite entre tous et les enfants (si cette relation doit être décrite à l'aide de la notion de champ, ce queje crois)?

Puisque tous et quelques sont les équivalents linguistiques des quantificateurs logisticiens, (5) et (6) peuvent être décrites à l'aide des formules de la logique formelle. Ce fait et l'analogie entre les problèmes que nous avons rencontrés dans ces deux phrases et ceux que nous avons vus à propos de (2) m'ont amené à formuler une définition linguistique de la notion de champ. Dans ce qui suit, je tiens à montrer que, tout en rendant la notion opératoire, et tout en la précisant, cette définition est compatible avec l'usage habituel du mot dans la description du langage.

définition: On parlera du champ (anglais: scope) d'une unité X et on dira
que la proposition p est dans le champ de X s'il existe un terme k
dans p associé (lié) à X de telle sorte que Xk détermine les conditions
de vérité de p. k sera appelé noyau. X sera appelé unité porteuse
de champ. On écrira Xk(p) pour indiquer que poù apparaît ka
une valeur de vérité si et seulement si k est associé (lié) à X.
Si, dans une même proposition p, plusieurs noyaux dans le champ
d'une unité X peuvent être considérés alternativement comme associés
à X, on parlera de l'ensemble des noyaux de p par rapport à
X et on appellera le noyau actuellement considéré noyau actuel.

Cette définition exige quelques remarques:

a. Dans les trois exemples que j'ai étudiés plus haut «le terme k» était un mot (ou un syntagme). Il faut cependant prendre «un terme k» dans un sens plus large. Ainsi, la proposition p peut elle-même être «le terme k». En ce cas, on parle de champ libre (sinon de champ lié), et on écrit X(p) au lieu de Xp(p), cette écriture étant une conséquence du fait que X «modifie» alors toute la phrase.

b. On remarquera que l'occurence de plusieurs unités porteuses de champ dans la même phrase est bien possible, puisque Xk(p) est elle-même une proposition. De cette manière, on obtient une formule telle que Yki(Xk2(p)).

Side 17

c. Si j'ai préféré appeler X une unité porteuse de champ et pas un opérateur, mot qui s'impose naturellement, c'est pour éviter une confusion entre la notion présentée dans cet article et la notion d'opérateur telle qu'elle est utilisée ailleurs (en linguistique et en logistique).

d. Enfin j'aimerais faire observer que, dans ce qui suit, j'emploie le
champ comme synonyme de/« proposition p, là où cette «liberté» ne
mène à aucune confusion.

Voici quelques exemples nouveaux, qui doivent servir à illustrer l'utilisation
des formules et de la définition:

(7) Les manifestants ne viendront pas

(8) Beaucoup de manifestants sont malades

(9) Un seul manifestant ne fut pas arrêté par la police

(10) Les manifestants mangent suelement les gâteau

En usant de grosses lettres pour les unités remplaçant X dans les formules,
nous aurons (voir la conclusion pour une courte discussion des
problèmes du symbolisme):

(7') PAS (les manifestants viendront)

(8') BEAUCOUP k (k sont malades)

où k = 'les manifestants'

(9') UN SEUL k (PAS(k furent arrêtés par la police)
où k = 'les manifestants'

(10a') SEULEMENT k (les manifestants k)
où k = 'mangent les gâteaux'

(10b') SEULEMENT k (Les manifestants mangent k)
où k = 'les gâteaux'

On notera que PAS dans (7') a un champ libre et qu'il équivaut à la négation de la logistique. Plus loin, nous verrons que PAS est également susceptible d'avoir un champ lié et qu'alors cette équivalence n'existe pas.

(8') nous fournit un exemple d'une autre unité porteuse de champ, et dans (9') nous trouvons deux unités porteuses de champ. Ace propos, on peut noter que UN SEUL porte sur PAS, et non pas vice versa. Si l'on renverse l'ordre dans la formule, on obtiendra un tout autre sens, qui, dans ce cas, serait incompatible avec la phrase que la formule doit décrire.Il faut donc noter que l'appareil formel prévoit l'inexistence dans la langue d'une phrase contenant deux unités porteuses de champ qui se

Side 18

modifient mutuellement. Si un jour on trouve une telle phrase, toute la
théorie proposée ici sera réfutée.

On vient de voir qu'à chaque formule de champ correspond un sens de la phrase. En imputant à une phrase une seule formule de champ, on postule donc que la phrase est non-ambiguë. Cela semble bien être la situation des trois phrases déjà discutées. (10) a, en revanche, deux lectures différentes dont Tune est illustrée par (10a) et l'autre par (10b):

(10a) Les manifestants mangent seulement les gâteaux, ils ne font rien d'autre

(10b) Les manifestants mangent seulement les gâteaux, ils ne mangent pas le pain

Dans ma théorie du champ, cette ambiguïté est une conséquence immédiate
du fait que l'ensemble des noyaux de SEULEMENT a deux
éléments. C'est exactement ce qu'illustrent (10a') et (10b').

2. Une étude du restrictif ne ... que

2.1 Après cette courte introduction d'une définition linguistique de la notion de champ, j'aimerais élucider un peu son utilisation possible. A cette fin, je vais soumettre maintenant le restrictif ne ... que àun examen axé sur le champ. Je tiens cependant à préciser dès le début que, puisqu'il vise à démontrer l'usage possible de la notion établie par ma définition, cet examen sera un peu superficiel, tout en se proposant de mettre en évidence l'utilité de la nouvelle définition.

Si j'ai choisi ne ... que pour objet de ma démonstration, c'est surtout parce que cette unité, syntaxiquement, n'est pas trop compliquée, en même temps que, sémantiquement, elle est assez bien décrite ailleurs (ex.: Ducrot 1972, Horn 1969, Altmann 1976). En travaillant avec ne... que j'évite aussi certains problèmes qui proviennent du fait que le champ décrit des fonctions dans la phrase (notamment ce que j'appellerai «des fonctions sémantiques»). X dans la définition symbolise donc une unité fonctionnelle, et les relations entre de telles unités et les unités lexicales ne sont pas toujours faciles à décrire. Qu'on compare par exemple les deux phrases suivantes:

(11) Marie n'a naturellement pas répondu

(12) Marie n'a pas répondu naturellement

De toute évidence, la fonction de naturellement dans (11) est autre que
celle qu'on trouve dans (12), et on envisage facilement qu'on rencontreraitdes
problèmes si on étudiait le champ du mot naturellement. Il

Side 19

semble cependant que ne ... que ait des fonctions assez constantes dans
la langue.

2.2 ne ... que se compose d'une particule (ne) qui est toujours préverbale et de que qui se trouve toujours après le verbe fini, que est placé immédiatement avant le mot (ou bien le syntagme) qu'il «restreint». Dans ma théorie du champ, ce mot est justement le noyau actuel, et on transforme donc facilement une phrase naturelle contenant ne ... que dans une formule de champ. Voici un exemple: (Dans toutes les formules qui suivent, j'employerai R pour le restrictif)

(13) Les manifestants ne mangent que les gâteaux

(13') R k (Les manifestants mangent k)
où k = Mes gâteaux'

Si l'on admet que seulement dans (10) est un restrictif au même titre que ne.. .que, on remarquera que(lo') et (13') sont identiques, ce qui revient à dire que (13) contient justement l'une des deux lectures de (10) postulées plus haut.

La non-ambiguïté des phrases contenant le restrictif ne ... que se
traduit dans notre description axée sur le champ par le fait que l'ensemble
des noyaux de p par rapport àne ... que n'a toujours qu'un élément.

A cause de sa syntaxe, ne ... que ne peut «restreindre» que les compléments postverbaux. Il se peut que le verbe soit restreint par ne ... que, il est vrai, mais alors c'est toujours dans la construction quasi figée: N ne fait que V'm f Pour alléger l'exposé, je vais faire abstraction de cette tournure dans ce qui suit. Le lecteur pourra facilement vérifier que les constructions de ce type s'incorporent aisément dans une description totale de ne ... que.

2.3 Regardons la phrase (14) et la formule de champ correspondante
(14'):

(14) Paul na mangé que des gâteaux

(141) Rk (Paul a mangé k)
où k = 'des gâteaux'

Nous venons de voir que, ayant la phrase linéaire, il nous est facile de désigner le noyau, puisqu'il se trouve toujours placé immédiatement après que. (14') se déduit donc directement de (14). Reste maintenant à montrer l'utilité de (14) dans les recherches linguistiques du restrictif ne ... que.

Side 20

Ma thèse est que la formule de champ facilite les recherches de la fonction sémantique (ou peut-être plutôt des fonctions sémantiques) des unités porteuses de champ, fonction souvent assez compliquée. Regardons encore une fois (14), afin d'étudier la fonction sémantique de ne ... que dans cette phrase. (14) implique que Paul n'a pas mangé autre chose que des gâteaux, des gâteaux étant le noyau, cela veut dire que l'une des fonctions du restrictif est de rendre fausse toute phrase qu'on obtiendrait en remplaçant le noyau par une autre unité semblable.

Cette propriété de ne ... que peut servir à formuler la première
ébauche d'une définition de sa fonction sémantique:

Ebauche d'une description de la fonction sémantique de ne... que

Soit S une phrase contenant un restrictif/?, k le noyau de ce restrictif, k' une unité du même type que k mais différente de celle-ci et S' la phrase que l'on obtient en amputant la phrase de/?, et en remplaçant k par k', alors S implique que S' est fausse (S =i> nonS').

S'il est évident que la fonction dont je viens de formuler une description est une fonction importante du restrictif, il est aussi tout à fait clair qu'il y a dans le sens de (14) quelque chose qu'on pourrait appeler une attente annulée. Si quelqu'un prononce (14), c'est certes parce que ce «quelqu'un» soupçonne que le destinataire attend (ou croit) que Paul a aussi mangé autre chose que des gâteaux. Ce fait apparaît nettement, si on regarde les phrases suivantes:

(15a) A: Est-ce que Paul a mangé?
B: Oui, il a mangé des gâteaux.

(15b) A: Est-ce que Paul a mangé?
*B: Oui, il n'a mangé que des gâteaux.

(15c) A: Est-ce que Paul a mangé?
B: Oui, mais il n'a mangé que des gâteaux

Alors que la réponse dans (15a) est tout à fait convenable, l'adjonction de ne.. .que dans (15b) la rend inadéquate. A première vue, c'est une situationsurprenante, car la phrase qui suit oui affirme que Paul a mangé des gâteaux et est ainsi apparemment compatible avec la réponse oui. Selon ma première ébauche de la fonction sémantique de ne . . .que, le seul aspect nouveau que ce restrictif introduit dans une phrase est une suppressiond'autres noyaux et une telle suppression ne semble guère non plus en mesure d'expliquer qu'on ne peut répondre de cette façon. (15c)

Side 21

jette cependant un peu de lumière sur le problème. Elle montre qu'en
ajoutant mais on a de nouveau une bonne réponse.

Une fonction importante de mais est d'avertir que ce qui va suivre n'est pas conforme à ce que pourrait croire d'avance le destinataire. (mais sert souvent à introduire une conséquence de ce qui précède qui est différente de la conséquence normale.) Ainsi la réponse dans (15c) est-elle pratiquement synonyme de Oui, mais contrairement à ce que vous croyez peut-être, il n'a mangé que des gâteaux.

Pour qu'un discours soit jugé convenable, il faut entre autres, semble-t-il, qu'il suppose les mêmes «attentes». Un changement d'«attentes sous-jacentes» exige une introduction explicite, fonction souvent exercée par le mot mais.

Or celui qui pose la question Est-ce que Paul a mangé? est évidemment enclin à déduire de la réponse oui que Paul a mangé différentes choses (ou peut-être attend-il d'être renseigné là-dessus, si ce n'est pas le cas). Que Paul n'ait mangé que des gâteaux est donc une surprise, et cette affirmation placée après oui nécessite l'adjonction de mais.

Ainsi le paradigme de grammaticalité des trois couples de phrases dans
(15) sera-t-il expliqué, si on admet qu'une des fonctions sémantiques de
ne.. .que est d'annuler une «attente sous-jacente».

On doit donc ajouter le passage suivant à la première ébauche:

( ... alors S implique que S' est fausse), tout en annulant une
attente sous-jacente: S' est vraie pour certains k\

Reste alors à désigner ces «certains k'»! L'attente sous-jacente dans (14) semble être que Paul a mangé autre chose en plus de «gâteaux». Les k' attendus sont ainsi les aliments d'une manière générale, ce qui revient à dire que l'ensemble des k' attendus et l'ensemble des k' «du même type» sont identiques. Cette identité des deux ensembles est cependant un résultat de propriétés spéciales de la phrase étudiée. Je me propose de montrer maintenant qu' il se peut que l'ensemble des k' attendus (symbolisé dans ce qui suit par Kà) soit un sous-ensemble propre de l'ensemble des k' «du même type» (Km). (Plus loin je prouverai même que (14), dont je viens de dire que Kà = Km, contient aussi une lecture dans laquelle K^ c Km.)

Regardons la phrase (16)!

(16) Marie n'a que 17 ans

(16') R k (Marie a k)
où k = '17 ans'

Side 22

Si nous avions K¿ = Km dans (16), cela signifierait que la phrase annulerait au même titre les deux attentes: (a) Marie a 16 ans et (b) Marie a 18 ans. Je tiens cependant à démontrer que seulement ¡8 ans fait partie de K4 (alors que les deux indications d'âge font partie de Km).

Etudions maintenant l'aptitude des quatre phrases dans (19) à
fonctionner comme réponse respectivement à (17) et à (18):

(17) Est-ce que Marie sait conduire?

(18) Est-ce que Marie habite toujours chez ses parents?

(19) Réponse à (17) (18)

a. Oui, elle n'a que 17 ans +

b. Oui, mais elle n'a que 17 ans +¦

c. Non, elle n'a que 17 ans +

d. Non, mais elle n'a que 17 ans +

Si l'on admet les hypothèses sur les attentes sous-jacentes et la fonction
de mais, le schéma qu'on trouve ci-dessus constitue un argument en
faveur de l'hypothèse de K¿ que je viens de formuler.

Regardons les quatre phrases de plus près. Selon les normes de notre société - et ce sont bien souvent des facteurs culturels qui ont une grande importance dans la constitution des attentes sous-jacentes - celui qui sait conduire est d'un certain âge, et celui qui habite chez ses parents est assez jeune. Par conséquent, la réponse oui à (17) crée une attente d'un certain âge, tandis que, en entendant un non, on est amené à croire que Marie est assez jeune. Les mêmes réponses à (18) créent les attentes inverses.

Rappelons que deux phrases juxtaposées doivent avoir les mêmes attentes
sous-jacentes, alors que deux phrases coordonnées par mais contiennent
des attentes incompatibles.

Or, oui en réponse à (17) équivaut à la proposition Marie sait conduire, et (19a) suppose donc que Marie a un certain âge. Que (19a) soit une réponse inadéquate, tandis que (19b) ne l'est pas, semble alors s'expliquer à l'aide de mon hypothèse.

A coup sûr, cet argument est faible. On pourrait objecter qu'une annulation de «moins de 17 ans ou plus de 17 ans» (c'est-à-dire K4 = Km expliquerait le paradigme des réponses. On ajouterait qu'il n'y a pas de preuve que l'existence de «moins de 17 ans» dans K'a influencerait la grammaticalité, et que celle-ci est déterminée uniquement par la présence ou l'absence dans Kà de «plus de 17 ans».

Pourtant, une telle objection sera facilement réfutée, si on étudie les
deux phrases (19c) et (19d). Non équivaut à la proposition Marie ne sait

Side 23

pas conduire et, puisque l'axe d'âge n'a qu'une dimension, cette phrase suppose que Marie est assez jeune. Or X.4 =Km revient à dire que la phrase elle n'a que 17 ans annule cette attente, ce qui rendrait (19c) inapte comme réponse. L'aptitude de (19c) prouve donc que X.4 ne comprendpas «moins de 17 ans».

Un examen des réponses à (18) appuie les considérations queje viens
de faire. Ici c'est (19a) qui nous fournit la preuve définitive.

Par suite de (19), je peux maintenant formuler la thèse suivante du
comportement de ne.. .que: II se peut que Ka soit un sous-ensemble
propre de Km (HKà,Km: K¿\ K¿ * 0).

On peut se demander maintenant ceci: quels cont les facteurs qui déterminent Kà et Km\ Kà?Dans l'exemple étudié, Kà se compose des éléments de Km qui sont «plus grands» que le noyau (k). Une idée qui s'impose est la suivante: A supposer que k puisse être placé aisément sur une sorte d'échelle, les éléments de K¿ seraient alors ceux (et seulement ceux) qui sont «plus grands» que k, tandis que Km serait composé de tous les autres éléments de l'échelle.

Afin d'étudier cette hypothèse, je vais maintenant examiner une diversité de phrases contenant ne.. .que. J'ajouterai aux phrases les formules de champ correspondantes, mais je ne ferai pas d'études aussi approfondies que celles que je viens de faire à propos de (19).

(13) Les manifestants ne mangent que les gâteaux

(13') R k (Les manifestants mangent k) où k = 'les gâteaux

(14) Paul n'a mangé que des gâteaux

(14') R k (Paul a mangé k) où k = 'des gâteaux

(16) Marie n'a que 17 ans

(16') R k (Marie a k) où k = '17 ans'

(20) II n'est que deux heures

(20') R k (II est k) où k = 'deux heures'

(21) Elle n'est qu'une fille

(21') R k (Elle est k) où k = 'une fille'

(22) Je n'ai que deux chaises

(22') R k (J'ai deux k) où k = 'deux chaises

La première idée qui se présente à l'esprit est qu'une étude des propriétésinhérentes du noyau suffira pour déterminer la possibilité de le placer sur une échelle quelconque. Avant d'examiner cette idée, j'aimerais insister sur le fait qu'une étude des phrases détachées de leurs contextes reste un peu artificielle et qu'on doit en conséquence avoir recours aux contextes possibles pendant le travail. Il semble cependant difficile (ou impossible), même avec un tel recours, d'attribuer à les

Side 24

gâteaux dans (13) une quelconque échelle, puisque l'article défini a tendanceà désigner un ensemble connu, désignation qui devient facilement une simple suppression d'autres objets susceptibles de remplacer cet ensemble dans le contexte, ce qui veut dire ici - à cause du verbe - d'autres sortes de nourriture. Nous avons donc: Km = K¿, ce qui correspondà mes résultats précédents.

(14) est un peu embarrassante, et je vais y revenir plus loin.

Le noyau de (20) se compose du même type de syntagme que celui de (16), que nous avons déjà examinée. Dans les deux phrases nous trouvons un nombre cardinal, unité prédestinée à placer sur une échelle le syntagme dont elle est la composante. En effet, (20) confirme mon hypothèse, ce qui ressort directement des deux paires de phrases ci-dessous:

(23) A: Est-il trois heures?

B: Non, il n'est que deux heures

(24) A: Est-il une heure?

* B: Non, il n'est que deux heures

(21) nous révèle un nouveau côté de ne ... que. En prononçant cette phrase, on veut, entre autre, laisser entendre que d'être une fille n'est pas quelque chose d'important. C'est-à-dire que ne ... que introduit une échelle qualificative dans la phrase: elle est une fille, tout en plaçant son noyau sur la partie inférieure de cette échelle. De cette manière, il est assuré qu'il y a quelque chose de «plus grand» (-e valeur) sur l'échelle, et que, en conséquence, il y a place pour l'attente annulée. Il est important, à mon avis, de souligner que c'est ne ... que qui introduit l'échelle dans (21), puisqu'on ne trouve pas de façon naturelle une échelle dans le champ de ne ... que (à savoir la phrase amputée du restrictif).

Dans (22) nous trouvons de nouveau un nombre cardinal, et il existe en effet une lecture dans laquelle (22) est tout à fait pareille aux deux phrases déjà étudiées, qui contiennent un tel nombre. Elle est explicitée dans la paire (25): (en ~ chaises)

(25) A: As-tu beaucoup de chaises?

B: Non, jenen ai que deux

A mon avis il y a cependant une autre lecture possible. Imaginons deux amis qui ne se sont pas vus depuis très longtemps. Ils se rencontrent dans la rue et aimeraient parler du bon vieux temps. Dans ce «contexte» le dialogue (26) s'engage:

Side 25

(26) A: On peut s'installer confortablement chez toi?

B: Non, je n'ai que deux chaises

Là, évidemment, il n'est pas question d'une échelle «numérale». Deux chaises suffiraient pour deux personnes. Ce que veut suggérer B, c'est qu'il n'a pas de meilleurs sièges à offrir, les chaises n'étant pas assez confortables. Voilà donc de nouveau l'introduction d'une échelle qualificative (dans/a/ deux chaises il n'y a pas trace d'une telle échelle).

Revenons maintenant à (14)!

(14) Paul n'a mangé que des gâteaux

(141)/ k (Paul a mangé k)
où k = 'des gâteaux'

Bien que la lecture de (14), que j'ai déjà discutée plus haut, s'impose sans
doute, je crois qu'elle comporte une autre lecture possible. Le dialogue
(27) le révèle:

(27) A: Est-ce que Paul a mangé de façon saine aujourd'hui?

B: Non, il n'a mangé que des gâteaux

II est possible qu'on doive analyser la réponse de B de la même manière que j'ai analysé (13) (K¿ = Km), mais il me semble qu'on peut soutenir qu'il ya des éléments dans Km qui ne sont pas membres de Kà (Km \K¿ 4= 0). Mon argument est le suivant: On peut remplacer gâteaux dans (27) par bonbons qui doit donc être membre de Km\Kà- J'avoue que cette argumentation n'est pas tout à fait convaincante, et je crois qu'il faut des recherches beaucoup plus poussées, avant qu'on puisse résoudre le problème soulevé par (27). Je vais commenter encore un peu ce problème ci-dessous.

L'examen de ces exemples (peu nombreux mais choisis avec soin) a montré que le type de noyau peut bien être important pour la détermination de la fonction sémantique du restrictif ne ... que. Ainsi, la présence d'un numéro cardinal peut faire que le noyau soit placé sur une échelle «numérale».

Plus intéressante à cet égard est certainement la différence entre (13) et (14). La seule différence étant l'utilisation de l'article dans le noyau, ce doit être l'article partitif qui permet l'introduction éventuelle d'une échelle. Je m'abstiens (bien sûr) d'expliquer pourquoi l'article partitif a apparemment cette fonction. Je me contente de suggérer une explication possible. Sans doute peut-on traiter l'article partitif comme une unité

Side 26

porteuse de champ. En ce cas, il se peut que la propriété surprenante de
(14) s'explique par les règles d'interaction concernant de telles unités.

Si l'on admet l'analyse proposée de (27), on remarquera que le sens de (14) dépend du contexte. Nous avons retrouvé la même situation - et de manière plus évidente - dans (22). Nous avons donc constaté que différents contextes peuvent entraîner différentes lectures de la même phrase.

Toutefois il y a encore autre chose que le noyau et le contexte qui joue un rôle dans la fixation du sens. Avant d'essayer de découvrir ces «catalyseurs», j'aimerais cependant résumer quelques résultats. Nous avons noté trois types d'annulation d'attentes. Le premier était une simple suppression (K¿ = Km), le deuxième était attaché à une échelle dite numérale et le troisième à une échelle qualificative. L'échelle numérale était déjà attachée au champ par une unité se trouvant dans le noyau, tandis que l'échelle qualificative était introduite. J'ai examiné peu d'exemples ici, mais la situation ébauchée semble bien être la situation normale. En tout cas, je n'en ai pas rencontré de contre-exemples.

Il ressort de là qu'un des sens possibles d'une phrase ambiguë est nécessairement celui qui surgit de l'introduction d'une échelle qualificative. Ce serait donc intéressant de trouver les éléments de la langue qui «catalysent» cette introduction et ceux qui l'entravent.

Il faut d'abord faire une remarque sur la différence de nature entre la simple suppression et la gradation. Tandis que la suppression annule seulement une attente sous-jacente, la gradation a, outre cette fonction, aussi un élément d'évaluation. Ce fait est surtout très important quand il s'agit d'une gradation qualificative. Alors il se peut que l'évaluation soit sentie comme la fonction tout à fait dominante de ne ... que. Il s'ensuit que le «ne... que qualificatif» peut prendre comme champ une phrase sans les attentes sous-jacentes nécessaires à la fonction fondamentale du restrictif, à savoir la suppression. Inversement, le «ne... que de simple suppression» demande un champ où il y ait de telles attentes.

Nous pouvons maintenant relever quelques-unes des «forces» de la langue qui déterminent la fonction sémantique de ne ... que. Constatons d'abord que la simple suppression et la gradation quantificati ve s'excluent l'une l'autre. La présence d'un nombre cardinal dans le noyau provoque une lecture de gradation quantificati ve, empêchant ainsi une lecture de simple suppression. Les autres quantificateurs «non-logiques» semblent d'ailleurs avoir la même fonction. (La sémantique des quantificateurs logiques les empêche d'apparaître dans le noyau d'un restrictif.)

Side 27

II existe cependant quelques restrictions à leur usage.

? (28) Nous n'avons eu qu'un peu de réactions

* (29) Nous n'avons eu que beaucoup de réactions

Si (28) semble un peu étrange, c'est parce qu'on préférerait normalement dire peu àla place de ne... qu'un peu. L'étrangeté provient donc d'un trait spécial du vocabulaire français, et elle est ainsi «accidentelle». Par contre, l'agrammaticalité de (29) s'explique directement à l'aide de ma description de la fonction sémantique de ne... que: Le noyau doit être une unité qui exprime d'une certaine manière «moins qu'on s'y attendait». Or beaucoup signale justement que le noyau exprime «plus que la norme» (on aurait besoin de recherches plus poussées du comportement de beaucoup pour préciser ces considérations, mais l'essentiel semble évident). Le noyau par rapport à ne... que ne peut donc pas contenir beaucoup. Nous retrouvons le même paradigme dans (30) et (31):

(30) Pierre ne vient que rarement

* (31) Pierre ne vient que souvent

ce qui appuie l'hypothèse souvent avancée que les adverbes de temps de
ce type contiennent sémantiquement des quantificateurs.

Je pense avoir rendu vraisemblable la thèse suivante:

Thèse: ne ... que a une fonction de quantification si et seulement si son noyau contient un quantificateur. Il y a cependant quelques quantificateurs que la sémantique empêche d'apparaître dans un tel noyau (e.g. les quantificateurs logiques et beaucoup).

Je crois qu'il n'existe pas de «déterminateurs» semblables pour la fonction de simple suppression. Il y a pourtant une condition nécessaire pour que ne ... que puisse avoir cette fonction. Soit S'la phrase qu'on obtient du champ en remplaçant le noyau par un élément du même type mais différent de ce noyau. Il faut alors que le champ n'implique pas que S' soit fausse (non('champ' => non S')).

Regardons encore une fois (21)!

(21) Elle n'est qu'une fille

Nous avons Elle est une fille => II est faux qu'elle soit un garçon. Par
conséquent, la fonction de simple suppression est exclue. L'absence d'un
quantificateur dans le noyau exclut d'ailleurs la fonction de gradation

Side 28

quantificati ve et, puisque (21) est bien une phrase française, elle doit
permettre une lecture de gradation qualificative.

On remarquera que les phrases composées d'un sujet, du verbe être (dans la fonction de copula) et d'un attribut du sujet impliquent généralement non S'. Seulement s'il y a dans le noyau une gradation (évidente ou latente), l'implication n'est pas sûre, ce que montre (32):

(32) Véronique est une bonne amie, elle est (même) une très bonne amie

La fonction de simple suppression est pourtant exclue dans les deux
situations.

La fonction de gradation qualificative est, selon moi, d'une autre nature que les deux fonctions sémantiques déjà discutées. Elle n'est pas directement présente dans la phrase mais elle y est introduite pendant la lecture. La possibilité de cette introduction dépend de plusieurs facteurs.

Nous avons vu qu'elle peut être bloquée.

(13) Les manifestants ne mangent que les gâteaux

J'ai démontré que la présence de l'article défini (l'emploi spécifique) dans
le noyau empêche une lecture qualificative du restrictif. Par contre cette
lecture s'offre nettement dans (22):

(22) Je n'ai que deux chaises

La possibilité d'une interprétation qualificative de ne... que dans (22)
provient vraisemblablement de la nature sémantique de chaises, mot qui
est aisément placé sur une échelle qualificative.

Enfin, nous avons vu que dans (21) l'interprétation qualificative est la seule possible, simplement parce que les deux autres sont bloquées. L'interprétation qualificative est donc, semble-t-il, déterminée, soit par les autres interprétations, soit par des facteurs sémantiques de différente nature.

Je peux maintenant formuler une définition (ou peut-être plutôt une
description) de la fonction sémantique de ne... que:

Définition: Soit S une phrase contenant un restrictif/?, k le noyau par rapport à ce restrictif, k' une unité de même type que k mais différente de celle-ci, et S' la phrase que l'on obtient en amputant la phrase de R et en remplaçant k par k', alors S implique que S' est fausse (S => non S'), tout en annulant une attente sous-jacente: S' est vraie pour certains k'.

Side 29

Soit Km l'ensemble de k' et K¿ l'ensemble des k' attendus. Nous
pouvons alors distinguer trois types de fonctions:

1. La simple suppression (K^ = K¿)

La condition nécessaire pour que nous puissions l'avoir est
que le champ du restrictif n'implique pas non S' (non('champ'
=> non S')).

2. La gradation quantifîcative (suppression orientée KàcKm)

La condition nécessaire et suffisante pour sa présence est que
le noyau contienne un quantificateur. Kà se compose des k'
qui (quantificativement) sont «plus grands» que k.

3. La gradation qualificative (suppression orientée. K^cK')

Elle est introduite dans la phrase. Tandis que les interprétations 1. et 2. s'excluent l'une l'autre, 3. peut bien être introduite dans une phrase où 1. ou 2. est déjà présente. Alors le contexte détermine l'interprétation actuelle. Kà se compose des k' qui (qualifîcativement) sont «meilleurs» que k.

Finissons en présentant quelques exemples:
(33) Jean n'a vu que la voiture rouge

Seule l'interprétation 1. est possible. 3. est exclue parce que le noyau ne
peut se placer sur une échelle qualificative de manière naturelle.

(34) Je n'ai que de l'eau

L'interprétation 1.; mais 3. s'introduit facilement, par exemple si (34) sert
à répondre à une question telle que tu as quelque chose à boire?

(35) Ce n'est que de l'eau

1. étant exclue puisque nous avons «'champ' => non S'», seule l'in
terprétation 3. est possible.

(36) Je n'ai que deux chaises

L'interprétation 2., à cause du quantificateur deux, mais 3. peut s'introduire,
par exemple si (36) sert à répondre à Tu as de bons sièges pour
nous? (nous = deux personnes).

2.4 L'examen de ne ... que présenté ci-dessus ne prétend nullement être
exhaustif. Je n'ai étudié que des phrases simples dans lesquelles le noyau
est l'objet direct ou l'attribut du sujet (à part (30) et (31)). Une étude

Side 30

exhaustive se serait occupée des conditions dans les phrases qui contiennentdes propositions subordonnées, des types possibles de noyaux, des rapports avec les autres unités porteuses de champ etc. De même, un examen parallèle des autres restrictifs (surtout de seul et de seulement) nous aurait vraisemblablement fourni une théorie beaucoup plus complète.Je rappelle cependant qùè cet article ne vise qu'à démontrer l'usagepossible de ma définition linguistique de la notion de champ, ce queje crois avoir fait par mon esquisse d'une étude de ne ... que. Pour moi, il n'y a pas de doute qu'il serait possible et même facile de faire des recherchesbeaucoup plus poussées à l'aide de ma définition de champ.

3. Quelques autres emplois possibles de champ

Ayant montré comment le champ peut être un instrument très utile pour les études poussées d'une unité lexicale, j'aimerais maintenant faire une esquisse de la façon dont cette notion peut décrire, et par là souvent expliquer les relations entre diverses unités - lexicales et fonctionnelles - qui sont susceptibles d'être traitées comme unité porteuse de champ.

3.1 En guise d'une sorte de transition, je vais d'abord considérer une phrase dans laquelle il y a deux restrictifs. (La discussion là-dessus est fortement inspirée de Ducrot, qui analyse une phrase pareille dans Dire et ne pas dire pp. 162-164.)

(37) Seul Paul ne connaît que Marie

Puisqu'il y a deux unités porteuses de champ dans (37), il existe, à priori,
deux formules de champ possibles:

(37a) R ki (R ki (ki connaît ka))

(37'b) R ki (/? ki (ki connaît ka))
où ki = 'Paul' et k2 = 'Marie'

Pour illustrer l'interprétation correspondant à chacune des deux formules,je vais avoir recours à un modèle et à une graphe qui y correspond.Disons qu'il est question de trois filles: Marie (M), Jannie (J) et Brigitte (B) et de trois garçons: Paul (P), François (F) et Robert (R) et décrivons dans la graphe le fait que X connaît Y en liant les deux points (X et Y) à l'aide d'une ligne orientée. L'illustration de (37'a) doit maintenantcontenir une ligne qui mène de P à M (Paul connaît Marie), en même temps aucune autre ligne ne peut partir de P («R 'Marie'» veut dire

Side 31

DIVL871

DIVL873

que la ligne partant de P ne peut mener qu'à M), et, enfin, P est le seul
point d'où part une ligne menant à M et seulement à M (R 'Paul'). On
peut construire une graphe qui illustre (37'b) de manière semblable:

Les graphes (37ga) et (37gb) sont respectivement des illustrations de
(37'a) et de (37'b), et on remarque que seule (37ga) décrit le sens de (37).

Ce qui est intéressant, c'est que le passif correspondant à (37) a le sens
décrit par (37'b) (et par la graphe (37gb)):

(38) Seule Marie n'est connue que de Paul

On remarquera donc que l'ordre des constituants dans la phrase linéaire (de la surface) détermine l'ordre des unités porteuses de champ dans la formule et, par là, le sens de la phrase. On est tenté d'en déduire qu'il est ici question d'une relation importante (et peut-être même constante dans la langue) entre la phrase linéaire et la formule de champ.

Cependant nous en avons déjà vu un contre-exemple:

(1) Paul n'est pas sorti parce que tu es venue

(1) est ambiguë, et, dans une des lectures, l'ordre des deux unités porteuses
de champ n'est pas le même dans la formule de champ que dans la
phrase linéaire.

A ce propos, j'aimerais faire une petite digression. Il semble que l'ambiguïté qu'on rencontre souvent dans les phrases contenant la négation ne... pas (et que j'ai effleurée plus haut) puisse nettement s'expliquer à l'aide de la notion de champ. Je rappelle un exemple de Blinkenberg (1928):

(39) Je n'avais pas rêvé cela

Blinkenberg donne deux interprétations possibles:

(39a) Ce n'est pas cela que j'avais rêvé (j'avais rêvé autre chose)

(39b) Cela, je ne l'avais pas rêvé (je l'avais vu de mes yeux)

Une théorie axée sur le champ décrirait cette ambiguïté en faisant ressortirque
l'ensemble de noyaux de p par rapport à ne... pas dans (39)

Side 32

contient les deux éléments rêvé et cela. Il reste naturellement beaucoup de questions à résoudre: quels sont les éléments d'une phrase qui sont susceptibles d'être un membre de l'ensemble de noyaux par rapport à ne... pas? quelles sont les «forces» qui «choisissent» le noyau actuel dans un énoncé? etc., mais encore une fois ma notion de champ permet de faire de telles recherches d'une manière opératoire.

Après cette parenthèse, j'aimerais avancer une hypothèse des relations
entre les unités porteuses de champ en français.

Hypothèse: II existe dans la langue une hiérarchie des unités porteuses de
champ. Une telle unité peut toujours contenir dans son champ une
unité d'un niveau inférieur, alors qu'on ne peut jamais y trouver
une unité d'un niveau supérieur.
Deux unités d'un même niveau peuvent normalement apparaître
l'une dans le champ de l'autre. En ce cas, l'ordre des deux unités
dans la phrase linéaire est identique à l'ordre le plus naturel dans la
formule de champ. Il se peut pourtant qu'il y ait des traits inhérents
à l'une ou aux deux unités qui bloquent l'apparition de l'autre dans
le champ.

3.2 Mes études concernant cette hypothèse se trouvent dans un état
rudimentaire, et je ne peux que montrer quelques phénomènes qui semblent
la justifier.

L'unité du langage à laquelle on a le plus souvent attribué un champ est sans doute la négation. Par conséquent, son champ est assez bien décrit dans les ouvrages de linguistique. Je vais me baser là-dessus et essayer de décrire la place de la négation dans la hiérarchie vis-à-vis de quelques autres unités porteuses de champ.

Beaucoup des linguistes qui se sont occupés des adverbes considèrent la possibilité de la négation d'apparaître dans le champ comme un critère très important (ex. Mordrup 1976). Les adverbes de phrase seraient alors ceux qui ne peuvent pas y apparaître.

Inversement, il s'avère que tous ces adverbes peuvent porter sur la
négation. Nous avons par exemple:

(40) Paul ne s'est naturellement pas comporté bien

(40) aura comme formule de champ:

(40') NATURELLEMENT (PAS k (Paul s'est comporté k)) où k = 'bien

Side 33

ou peut-être doit-on considérer le champ de PAS comme libre? (Il faut noter qu'un seul adverbe peut avoir des fonctions (syntaxiques et sémantiques) assez différentes dans la phrase, et quand j'emploie le mot adverbe, je pense à l'ensemble de ses fonctions dans une phrase donnée. Ainsi naturellement, dans (40), est pour moi un autre adverbe que dans Paul ne s'est pas comporté naturellement).

Ma théorie peut décrire cette relation entre les adverbes de phrase et la négation en faisant valoir que les premiers sont placés sur un niveau supérieur à celui de la négation. Il va de soi que cette solution n'est pas nécessairement «vraie». Si un jour on trouvait une unité porteuse de champ qui, d'un côté, pût prendre les adverbes de phrase dans son champ en même temps qu'elle pourrait être placée elle-même dans le champ de ces adverbes, et, de l'autre côté, se comportât d'une manière semblable vis-à-vis de la négation, il faudrait placer les trois types d'unités sur un même niveau dans la hiérarchie. A ma connaissance, toutes les recherches appuient pourtant l'idée que les emplacements se font à deux niveaux distincts.

Reprenons mon premier exemple:

(1) Paul n'est pas sorti parce que tu es venue

Utilisons CAUS comme symbole pour une phrase contenant parce que !
Les deux interprétations de (1) sont alors symbolisées ainsi:

(la') CAUS (PAS (Paul est sorti))
(lb') PAS (CAUS (Paul est sorti))

On notera donc que PAS et CAUS doivent être placés sur un même
niveau de la hiérarchie. Une chose intéressante est que les phrases contenant
puisque se trouvent apparemment sur un autre niveau:

(41) Paul n'est pas sorti puisque tu es venue

(41'a) PUISQUE (PAS (Paul est sorti))

(41'b) PAS (PUISQUE (Paul est sorti))

Seule (41'a) donne une description adéquate de (41).

Les adverbes de phrase et PUISQUE étant deux groupes placés sur un niveau supérieur à celui de la négation, il serait intéressant de comparer leur interaction; et de cette manière on pourrait certainement, tout en constituant la hiérarchie de champ, découvrir beaucoup de relations entre les composants fonctionnels de la langue.

Side 34

Comme dernier exemple, je vais étudier une phrase qui illustre un problème spécial pouvant être décrit (et expliqué?) à l'aide de l'appareil proposé dans cet article. (Je dois cet exemple à Hanne Korzen qui, de plus, m'a communiqué quelques réflexions qu'il lui avait inspirées.)

(42) Tous les Français ne boivent pas du vin

Puisque l'article partitif est placé immédiatement après pas, pourquoi n'est-il pas réduit? On explique souvent ce phénomène en disant quepas ne porte pas sur du vin. Normalement, la lecture de ne ... pas qui s'impose est celle dans laquelle la négation porte sur ce qui la suit dans la phrase linéaire. Pourquoi alors (42) est-elle anormale?

C'est sans doute la présence de tous - unité porteuse de champ - qui
provoque l'anomalie. Il semble que tous «n'aime pas» avoir PAS dans
son champ. La formule correspondant à (42) sera:

(42') PAS (TOUS k (k boivent du vin))
où k = 'Les Français'

et on remarquera que l'ordre des unités porteuses de champ est l'inverse
de celui qu'on trouve dans la phrase linéaire.

Il est peut-être tentant d'expliquer cette observation en plaçant TOUS sur un niveau inférieur à celui de PAS dans la hiérarchie. Il y a cependant un fait qui montre qu'il faut placer les deux unités sur un même niveau, et qu'il faut, par conséquent, expliquer la restriction de l'ordre dans la formule de champ comme un résultat de traits logico-sémantiques des deux unités:

II existe des phrases dans lesquelles PAS est dans le champ de TOUS.
Ducrot (1972, p. 249) en donne cet exemple (ma numérotation):

(43) Tous ne sont pas venus

duquel il dit: «Dans la langue parlée (mais pas là seulement), il a souvent
l'interprétation:

(44) Aucun n'est venu»

Dans cette interprétation PAS se trouve dans le champ de TOUS. De toute évidence, on préfère normalement (44) à (43), et l'exemple montre que l'étrangeté observée plus haut s'explique plutôt par le fait qu'elle est comme provoquée par un trait spécial du vocabulaire français. On a tout simplement des mots spéciaux pour TOUS(PAS), par exemple ne . . . aucun.

Side 35

Bien queje n'aie qu'effleuré les problèmes concernant l'interaction de
TOUS et PAS, je pense avoir montré que ma notion de champ est utile
aussi quand on travaille avec de tels problèmes.

4. Conclusion

J'aurais aimé comparer ma définition du champ avec l'usage normal de cette notion dans la linguistique. Il semble cependant qu'il n'existe pas d'«usage normal», et s'il y en a un, c'est en tout cas plutôt un usage «intuitif». Je pense queje touche là justement à l'avantage de ma définition. Elle nous fournit un instrument opératoire, ce qui permet de formuler des hypothèses faciles à confirmer (et à infirmer!).

En même temps, ma définition de champ permet de découvrir de nouveaux types de généralisations dans la langue. Ainsi peut-on, semble-t-il, apercevoir des relations entre ma notion de champ et la notion de présupposition. Mon examen du restrictif ne... que nous en donne un exemple. Selon Horn (1969) une phrase contenant un restrictif présuppose que la phrase amputée du restrictif est vraie, et allègue ce que j'ai appelé «la fonction sémantique du restrictif».

Comme ma définition linguistique est encore bien jeune, il reste
évidemment beaucoup de problèmes à résoudre pour qu'on puisse l'employer

D'abord il y a des problèmes de symbolisme. Dans cet article, j'ai choisi d'employer de grosses lettres pour les unités porteuses de champ, alors que j'ai marqué le noyau à l'aide d'un symbole (K(¡)). Afin d'être conséquent, j'aurais dû - peut-être - marquer également Yunité porteuse de champ à l'aide d'un symbole (p.ex. X);je pense cependant que l'utilisation de l'unité elle-même, écrite en grosses lettres, ne peut mener à aucune confusion, puisque cette unité n'apparaît jamais dans p (ce que fait le noyau). Une théorie plus élaborée du champ exigera probablement l'invention de symboles spéciaux.

D'autres problèmes proviennent du fait que le champ est une notion attachée aux fonctions des mots et des syntagmes dans la phrase. Les relations entre les unités lexicales (le matériel) et les fonctions qu'elles peuvent avoir dans la phrase sont en général assez faciles à décrire, mais ce n'est pas le cas dans le domaine des adverbes, et voilà justement un domaine où la notion de champ semble avoir une importance remarquable.

J'espère avoir donné une idée de l'utilité que peut avoir la définition de

Side 36

champ proposée dans cet article. Par la force des choses, je n'ai pu donner qu'un aperçu assez superficiel de ses applications possibles, mais je crois avoir montré qu'elle peut être employée aussi bien dans des études poussées sur les petites unités du langage que dans les études des grandes lignes. Ainsi cette nouvelle notion précise du champ fournit-elle au linguiste un instrument fort utile pour ses recherches sur le langage humain.

Henning Nolke

Copenhague

Résumé

L'article propose une définition linguistique de la notion de champ (portée, scope). Cette
définition est inspirée de la définition de champ qu'utilisent les logisticiens.

Pour illustrer comment la définition proposée fait du champ un instrument opératoire, l'auteur l'emploie alors pour une étude du restrictif ne ... que. Ce n'est cependant pas seulement pour des recherches poussées sur les petites unités du langage que le champ est utile. Il s'avère que cette notion est également en mesure de décrire et d'expliquer quelques relations entre toute une gamme de différentes unités.

Il semble donc que la définition précise du champ permette la révélation de nouvelles
propriétés du langage humain.

Bibliographie

Altmann, Hans (1976) Die Gradpartikeln im Deutschen. Linguistische Arbeiten. Niemeyer.
Tiirbingen.

Blinkenberg, Andreas (1928) L'ordre des mots en français moderne. Kobenhavn.

Ducrot, Oswald (1972) Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique. Hermann.
Paris.

Horn, Laurence Robert (1969) «A presuppositional analysis oionly and even» (Papersfrom
the fifth regional meeting Chicago Linguistic Society, (pp. 98-107)

Mordrup, Ole (1976) Une analyse non-transformationnelle des adverbes en -ment. Akademisk
Forlag. K.obenhavn.