Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

La droite, le signifiant, le sexe: Bagatelles pour un massacre

par

Luc Rasson

Tambièn son distintos los libros.
Los de ficciôn abarcan un solo argumento con todas las permutaciones
imaginables.

Borges, lion, Uqbar, Orbis Tertius.

Ce qui est curieux, à la réflexion, c'est le lien étroit qu'il y a, dès le début,
entre la violence et le récit.

J.-P. Faye, Le récit hunique.

1. Introduction

L'écriture pamphlétaire de Céline continue à être reléguée à ce vide, à ce non-dit du discours critique, constituant ainsi de l'inassimilable par excellence, comme si les historiettes que seraient les romans, les fictions de Céline, devaient se caractériser par une charge subversive moindrel. Il est vrai que le propos pour le moins agressif et peu nuancé de ces quatre ouvrages publiés avant et pendant la Deuxième Guerre2 a pu heurter et heurtera encore des personnes d'autant moins enclines à la récupération de ces pamphlets qu'ils ont pu illustrer de façon sinistre, là où il s'agit du récit et de sa référence, un lien sinon de cause à effet, du moins de nature spéculaire et prophétique.

Cependant on aurait tort (on a toujours tort) de fermer les yeux devant du texte: que les pamphlets céliniens ne sauraient être passés sous silence,faute de quoi l'ensemble de la production se verrait mutilé de textes significatifs pour son évolution, est un premier fait non-négligeable. Mais ce qui semble plus important c'est que la lecture attentive de textes qui



1: Le hasard a voulu qu'au moment où s'achevait cet article paraissait dans Etudes littéraires , août 1978, une étude sur Bagatelles de Paul Bleton (L'impossible portrait de l'antisémite ou l'impossible, portrait de l'antisémite). La comparaison permet de déceler, à part des divergences importantes, notamment dans la méthode d'approche, un certain nombre de recoupements dont le plus remarquable concerne le problème du même.

2: Mea Culpa (1936) Bagatelles pour un massacre (1937) L'école des cadavres (1938) Les beaux draps (1941)

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font mal nous contraint à en dévoiler le fonctionnement, à en mettre à nu

- puisqu'il s'agit de pamphlets - la rhétorique de manipulation, nous
renvoyant en dernière instance à une idéologie bien précise.

2. Le signifiant prolifère

Tout langage se constitue dans le va-et-vient d'une matérialité et d'un mouvement de sens. Trop longtemps la méconnaissance de la matérialité a été le fait de lectures que l'on qualifiait d'humanistes, perdant de vue qu'elles ne pouvaient être que partielles. Poser la primauté du signifiant semble être un acquis des recherches les plus récentes: en effet, sans signifiant, nul signifié. L'inverse ne saurait être dit.

Si le signe, simple mise en relation d'un signifiant et d'un signifié, peut paraître univoque, comment rendre compte de ces infinies concaténations de signes que sont les récits? Considérer chaque récit (ou tel ensemble de récits) comme instituant une relation individuelle entre la matérialité d'un signifiant et la virtualité d'un signifié, tel doit être ici le point de départ. Mieux: telle relation instituée peut être le fait de telle contrainte idéologique.

En l'occurrence nous dirons que la prolifération du signifiant face à la stéréotypie du signifié serait représentative des écritures de droite3. Hypothèse ancienne, certes, qui s'énonçait autrement, «la forme, le style sont à droite», et il est un fait que Céline a été préoccupé tout au long de sa vie par la problématique de la forme - «la petite musique» - et qu'il a, par ailleurs, écrit un ouvrage visant à expliciter ses conceptions sur la littérature: Les entretiens avec le Professeur Y.

Que dit le récit célinien? Quel est le signifié du récit célinien? A l'encontre des écritures que l'on qualifie généralement de réalistes et qui génèrent un foisonnement de signifiés à travers/par un signifiant transparent, les récits de Céline concernent avant tout, semble-t-il, un signifié unique, stéréotypé, pour un signifiant complexe et élaboré. Ainsi les tribulations de Bardamu dans le Voyage ne visent qu'à générer la signification (combien célinienne) d'un monde noir, en déchéance, dans lequel tout personnage ne peut que s'enliser. Et cependant le narrateur met 600 pages à nous communiquer cela.

La même chose vaut pour Bagatelles : près de 400 pages pour nous



3: Hypothèse avancée par J. Kristeva: «Actualité de Céline» in Tel Quel, automne 1977, p. 50.

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faire savoir que le Juif est à abattre. C'est dire que nous sommes confrontésà un phénomène qu'on pourrait baptiser immobilisme narratif. Phénomène susceptible de se manifester, très grossièrement, selon une double modalité: soit l'immobilisme est généré par un discours sur la fiction, dont la fonction est de redire ce qui a déjà été dit (ou de dire, avant la lettre, ce qui va être dit); soit il est suscité par un discours sur la narration : ce sera alors un dire sur le dire, empêchant l'écoulement de la fiction. Cependant, au delà du mode de manifestation de l'immobilisme narratif, c'est à de la prolifération de signifiant que nous assistons. La question qui se pose est donc : comment se met en place un immobilisme du signifié dans Bagatelles pour un massacre, ou autrement dit, quels sont les modes d'apparition du signifiant se proliférant dans le pamphlet qui nous occupe. La réponse sera triple. En premier lieu devra nous arrêter la présence d'un certain nombre de métarécits en des lieux stratégiques du récit, à savoir l'incipit et l'excipit. Ensuite nous nous intéresserons au problème de l'alternance entre récit et discours, pour enfin terminer sur l'étude de l'emploi privilégié de Y exergue.

3. Les métarécits

3.1. Ma fiction pour une femme

Avant de pouvoir rendre compte du fonctionnement des métarécits dans Bagatelles, il nous faut opérer un détour : quelle est la fiction mise en scène en ce début de récit? L'enjeu de ce pamphlet, malgré les apparences, c'est la femme. Plus précisément la femme détournée. Après le bref segment de discours (du narrateur) qui ouvre le récit, la fiction se met en place:

Je m'ouvrais tout récemment à un petit pote à moi, un bon petit médecin dans mon
genre, en mieux, Léo Gutman, de ce goût de plus en plus vivace, prononcé, virulent,
que dis-je, absolument despotique qui me venait pour les danseuses ... (p. 12)4

Ce goût pour les danseuses ne s'inscrit pas tout à fait dans les normes
d'une sexualité bourgeoise, codifiée. Le désir de Ferdinand se résorbe
tout entier dans le voyeurisme:

... Et même je préfère demeurer aux aguets ... Les entrevoir ces adorables, abrité
par quelque lourd rideau ... Je ne tiens pas du tout à me montrer personnellement
... Je voudrais seulement observer en très grand secretees mignonnes «à la



4: Nos références renvoient à l'édition de 1937, publiée chez Denoël.

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barre» ... dans leurs exercices ... comme on admire à l'église les objets du culte ..
de très 10in... Tout le monde ne communie pas! (p. 13)5

Dès lors, le code herméneutique6 est mis en fonctionnement: comment
accéder à (la vision de) la femme? Léo Gutman apporte la solution:

.. .Ferdinand! Réponds plutôt à ma question ... Es-tu poète, oui ou merde?

- Ah, Léo, Léo, mon petit djibouk, pour m'en aller aux danseuses... Je me ferai
poète!... C'est juré! (...)

- Alors, vas-y! ne parle plus! au tapin! saisis ta plume ... Torche-moi un joli ballet,
quelque chose de net et de fringant... (p. 16)

Ferdinand, faut-il le dire, ne se fait pas prier et dans un accès de «fièvre» écrit deux ballets-mimes qui sont introduits au début du récit. Ici se pose un problème: on ne peut perdre de vue que l'ouvrage, tel qu'il se présente et tel que la tradition l'a figé, est avant tout un pamphlet. C'est à dire qu'il s'inscrit dans un genre à contenu idéologique et politique avoué. A l'arrière-plan de ce texte, dès lors, se constitue un horizon de Vérité : le narrateur-prophète prétend participer d'une Vérité et la communiquer à ses lecteurs. Or, une fiction emboîtée dans une fiction première, c'est toujours une fiction qui s'avoue comme telle. D'ailleurs le registre du conte de fées dans lequel s'inscrivent les deux ballets-mimes vient confirmer que, dans le cas qui nous occupe, les fictions secondes ne peuvent plus prétendre à la vraisemblance.

Donc, quelle est la fonction des deux métarécits qui ouvrent Bagatelles pour un massacre'? Où situer, dans ces fictions secondes, l'horizon de Vérité tel qu'il se constitue dans tout pamphlet? En fait, il se voit provisoirement écarté et remplacé par la fonction d'échange. Les métarécits sont une monnaie: je fabrique une fiction, je vois des jambes de femme.

Cependant, l'échange ne peut se faire, on s'en doute. D'ailleurs, l'échange réussi aurait signifié la mort du récit. Quelque chose, en ce point de la fiction, s'interpose. Quoi? On le sait: le Juif. Gutman, «la tête horriblement basse», vient déclarer que tout ce qui est important, est Juif:

Rien pour les Français alors?... Rien pour les enfants du 501?... Rien que des
gardes-chiots, des vestiaires? (...)



5: On sait qu'autour du sexe féminin se cristallise - dans l'imaginaire masculin - toute la volonté de savoir décrite par Foucault. C'est là, par ailleurs, un des fondements même de la littérature et du cinéma porno. Voir, entre autres: Yann Lardreau: «Le sexe froid» in Cahiers du cinéma, juin 1978.

6: Voir: Barthes: SIZ, Coll. Points, Seuil, p. 26.

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J'en aurai jamais des danseuses alors? J'en aurai jamais! tu l'avoues. C'est tout pour
les youtres! (...)

- Toutes les mignonnes, Ferdinand, veulent toutes se taper des youtres. Pour elles
les Juifs c'est tout l'avenir... (p. 40)

On le voit: les femmes (françaises) sont à la solde du Juif. Soumises au «mauvais» phallus7. Que le Juif se constitue, dans Bagatelles, comme principe phallique par excellence, se propose comme véritable fil conducteur du récit:

Français! les Juifs, à partir de ce moment, vous enculent tous! Comme ils veulent,
où ils veulent! (...) A genoux peuple!... et silence!...

Tendez vos fesses, en attendant de nouveaux ordres et passez la monnaie, (p. 125)

Les 15 millions de Juifs enculeront les 500 millions d'Aryens, (p. 127)

On se croit enculé d'un petit centimètre, on l'est déjà de plusieurs mètres. (179)

La France est une nation feme11e,...(...) Le Juif dans le cul, c'est son bonheur...
(p. 243)

Le Juif est vicieux, le Juif est riche, le Juif bourre bien. (p. 275)

Voilà mis en place le problème. Et sa solution: il faut liquider le Juif. Comment? Par le discours revendicateur, haineux, qu'est Bagatelles. En fait, c'est l'inévitable problème de l'impact du discours qui est ici posé, énoncé sommairement par Brecht: comment produire une écriture qui tue? Le narrateur célinien y répond pléonastiquement: en écrivant, en favorisant la prolifération du signifiant.

Dès lors, la réponse à notre question initiale sur la fonction des métarécits peut se formuler ainsi: les métarécits s'inscrivent incontestablement dans une stratégie du récit. Dans la mesure où ils sont invitation à l'échange qui se heurte à l'obstacle (le Juif), ils permettent au récit d'enchaîner, de lancer le discours propageant l'élimination de l'obstacle. Les métarécits qui ouvrent Bagatelles fonctionnent à n'en pas douter comme des embrayeurs de discours6.



7: On perçoit aisément le rôle inférieur réservé à la femme: elle est proprement enjeu, champ de bataille sur lequel s'affrontent un principe phallique «juste» et un principe phallique «mauvais», en même temps que butin, proie de guerre offerte au vainqueur. Pour l'image de la femme dans les écritures fascistes, voir: M. A. Macciochi: Eléments pour une analyse du fascisme, UGE, 10/18, 1977. Klaus Theweleit: Mànnerphantasien, I. Band: Frauen, Fluten, Kôrper, Geschichte, - Verlag Roter Stem, Frankfurt am Main.

8: C'est là par ailleurs une constante dans l'œuvre célinienne: dans Le Voyage c'est un personnage, Arthur Ganate, qui est amené à revêtir la fonction d'embrayeur: Moi, j'avais jamais rien dit, rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler.

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3.2. Le miroir, le manque

Mais il y a plus. On sait que le métarécit est un des dispositifs privilégiés pour introduire la fonction spéculaire. C'est ce qui a lieu dans Bagatelles. Essayons de rendre compte rapidement de certains liens qui se tissent entre le contenu des métarécits et celui du récit premier. Le premier ballet-mime auquel nous sommes confrontés s'intitule La naissance d'une fée. Le poète est amoureux de la très jolie Evelyne. Cependant, suborné par vingt jolies danseuses menées par un cocher diabolique, le Poète se détourne d'Evelyne pour suivre les jeunes filles. Evelyne, dans un essai désespéré de regagner son Poète, est poignardée sauvagement par une tzigane(!). Secourue par les «petits esprits de la forêt», Evelyne est transformée en fée. Relevant désormais du surnaturel, elle est capable de détruire le château du diable dans lequel avait été enfermé son Poète. Dès lors, le bien triomphe, mais le manque s'installe, car le Poète, retombé amoureux d'Evelyne, ne l'est plus que d'une fée, c'est-à-dire d'un songe.

Dès lors, que se passe-t-il dans La naissance d'une féel Une fiction (Evelyne fée) met en déroute le Mal (diabolique) et installe par la même occasion le manque. Ainsi va le récit en son entier: fonctionnant comme une fiction battant en brèche le mal (le phallus) juif; et se terminant sur le manque (comme on le verra lors de l'analyse du métarécit de la fin).

Dans le deuxième métarécit de l'incipit, Voyou Paul. Brave Virginie le schéma se répète. Il s'agit une fois de plus de ce qu'on pourrait appeler un «détournement de phallus»: Paul est séduit par des jeunes filles sauvages, qui fonctionnent manifestement comme le diable du premier ballet-mime. Virginie, victime du détournement, est, tout comme Evelyne, assassinée. Mais il ne lui est pas offert la possibilité de retourner sous forme de fée. C'est dire que cela se termine mal: Paul ne peut plus que suivre «la foule endiablée». On le voit: la structure actantielle se répète, mais l'issue est autre: plus de victoire du bien. A présent que l'omniprésence du mal est illustrée, il ne reste plus au récit qui va suivre que de commencer la harangue revendicatrice contre le Mal, le diable, c'està-dire le phallus du Juif.

Le métarécit qui clôt le récit fonctionne, on s'en doute, autrement que les deux ballets-mimes de l'incipit. Le discours vindicatif dont l'objectif était de châtrer le Juif est terminé. Est-ce à dire que le but est atteint? Non, puisque ce n'est que du discours, c'est-à-dire du symbolisme qui inscrit l'objet désiré (le Juif décimé) à la fois comme présent/absent.

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Aussi le récit ne peut-il mettre en scène, en son excipit, que le manque. Ferdinand essaie une nouvelle fois de faire jouer ses ballets-mimes, cette fois en Russie, mais il bute contre l'indifférence. La seule issue qui lui reste c'est d'introduire son œuvre refusée, Van Bagaden, Grand Ballet-Mimeet quelques paroles, dans le récit même.

L'histoire d'une servitude. Peter travaille pour l'armateur tyrannique Van Bagaden. Dehors, sur les quais, se fait une fête spontanée et l'armateur, excédé de voir la foule en liesse, ordonne à Peter de rappeler à l'ordre la «canaille» et le ballet se termine sur les efforts désespérés que fait Peter pour maîtriser la foule.

On le voit: contrairement aux métarécits initiaux Van Bagaden est une «œuvre» inachevée. Le métarécit et le récit, se réfléchissant de façon significative, s'achèvent sur le non-achèvement. Ce serait d'ailleurs une des caractéristiques du pamphlet de ne pouvoir mettre en scène que l'imperfection, étant donné qu'il ne se constitue que par la distance qu'il met en scène entre sa propre Vérité et celle de la société dans laquelle il s'inscrit/écrit. Le discours pamphlétaire est condamné à ne pas pouvoir mettre à mort ce contre quoi il s'acharne. Il a appartenu à l'Histoire, dans le cas qui nous occupe, de le faire à sa place.

4. Récit/discours

Si le pamphlet - dans son acception courante - peut être considéré comme du discours proféré par un énonciateur se posant ouvertement en référence, il faut bien admettre que le pamphlet qui nous intéresse ne souscrit pas entièrement à cette exigence. En effet: aux yeux de l'énonciateur célinien le discours seul ne peut suffire à rendre compte de la Vérité qui, on le sait, se dessine continuellement à l'arrière-fond de Bagatelles. Etant donné que, selon la distinction bien connue, il faut envisager là où il s'agit d'énonciation deux niveaux bien délimités, à savoir du récit (ou de l'histoire) et du discours, on peut s'attendre à ce que le narrateur célinien ne manquera pas d'introduire, à côté de son propre discours, du récit. Sur le signifié de ce récit, nous n'avons plus à nous étendre ici.

Cette duplicité de renonciation célinienne est inscrite de façon emblématique dans l'incipit même de Bagatelles: le texte ouvre sur quelques paragraphes de discours. C'est dire que d'emblée le lecteur s'y voit confronté à la présence proprement obsédante d'une première personne:

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Le monde est plein de gens qui se disent des raffinés et puis qui ne sont pas, je l'affirme, raffinés pour un sou. Moi, votre serviteur, je crois bien que moi, je suis un raffiné! Tel quel! Authentiquement raffiné. Jusqu'à ces derniers temps j'avais peine à l'admettre fe résistais ... (p. 11) (souligné par nous)

Cependant, ce discours premier est condamné à disparaître (provisoirement).
Quelques lignes plus loin nous assistons à la mise en place
du transfert:

Comment je fus saisi, étranglé d'émoi... par mon propre raffinement? Voici les
faits, les circonstances.

Et le récit peut se mettre en marche. Il va sans dire que le texte foisonne de tels indices: bien que le discours du narrateur ait tendance à prédominer, il se fait par-ci, par-là des insertions de récit, et cela, semble-t-il, surtout en début et en fin de texte. Prenons deux autres exemples choisis au hasard, qui nous permettront d'esquisser la fonction que peut revêtir le balancement entre récit et discours.

Ainsi nous assistons à la page 77 à un discours du narrateur aux allures
parfaitement prophétiques:

Je vous prédis, c'est écrit...

L'avenir juif s'occupera de tout. Il s'occupe déjà de tout... Des arts populaires
entre autres,...

Puis surgit la transition, le passage au récit:

Un soir, saisi par l'inquiétude, je me suis décidé à descendre, pour me rendre
compte un tout petit peu, dans la cave de la «Culture», pour voir ça!

Et le mécanisme du récit est déclenché. Il fonctionne ici comme illustration de ce qui avait déjà été annoncé par le narrateur, c'est-à-dire comme vraisemblabilisation du discours. Effectivement, le narrateur sachant fort bien que le discours seul ne comporte aucune garantie de Vérité, dans la mesure où précisément le discours c'est toujours la voix narcissique et idéologique du narrateur, se voit contraint d'introduire, par le biais de la fiction (du récit), une charge de vraisemblance qui, faute de recouvrir la Vérité, au moins est susceptible de la signifier.

Ala page 113, la direction du transfert s'inverse. On y passe du récit au
discours: le narrateur nous fait part des discussions qu'il a avec
Yubelblat, son chef à la SDN, et poursuit ainsi:

Maintenant, prenons un exemple, quand on vient vous raconter que... (...)
Coupez court à tout ce verbiage (...) Je ne voudrais pas vous faire un cours, (...)
Mais enfin pour ceux qui ne savent pas il faut bien que j'éclaire ma lanterne ...

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Et le discours démarre. Sa fonction consiste ici incontestablement à rendre
acceptable le récit («prenons un exemple»), c'est-à-dire, en fin de
compte, à l'authentifier.

Soulignons en passant l'importante charge déontique telle qu'elle se révèle dans ce passage par l'impératif («coupez court...») et une expression comme «il faut»; la rhétorique pamphlétaire serait ce discours qui ne vise pas à occulter son effet de persuasion.

On le voit: ce à quoi nous assistons est un balancement incessant, un va-et-vient continu entre les deux plans d'énonciation qui ont fonction iïauthentification mutuelle, et cela sous le dénominateur commun de la Vérité (ou: de la Fiction du sujet idéologique). Mais par delà tout, ne l'oublions pas, c'est à une prolifération de signifiant que nous assistons.

5. Les exergues: la référence détournée

Bagatelles pour un massacre est un texte éclaté en un grand nombre de fragments dont la plupart sont introduits par des bribes de discours que l'on a coutume d'appeler des exergues. Comment se présente l'exergue? Un fragment de discours nettement séparé du corps du texte procède d'une voix autre que celle du narrateur. Sa fonction se décrit doublement: d'une part il ya soit fonction de redite soit de contradition, l'exergue, en son signifié reprend ou contredit - par avance - ce qui va être dit dans le texte à suivre. D'autre part il y a fonction de valorisation, et ceci doublement: l'exergue est séparé du texte (c'est la donnée typographique); l'exergue est signé (généralement du moins) et la force de la Référence fait son entrée.

La distribution et le nombre des exergues sont sujets à des fluctuations sur lesquelles nous n'avons par d'emprise: se réduisant souvent à un seul énoncé en tête de texte, l'exergue peut se multiplier à souhait en tête de chaque chapitre ou segment de texte. C'est le cas de Bagatelles .Nous avons relevé dans cette œuvre polémique pas moins de cinquante et un exergues (en excluant les citations intégrées au corps du récit). Il s'impose une double approche: d'une part il s'agit de vérifier si les exergues sont signés (et s'ils ne le sont pas, que faire de la Référence?), de l'autre il faut procéder à un contrôle: la pratique célinienne de la citation est-elle honnête?

Sur les cinquante et un exergues que compte le pamphlet, vingt sont
anonymes. C'est dire que la caution du Nom disparaît. Dès lors la question
primordiale surgit de savoir qui est à la parole dans ces discours. La

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réponse s'impose: l'énonciateur de ces exergues ne peut être en toute rigueur que le narrateur lui-même, et ceci dans l'exacte mesure où leur fonction se réduit à remâcher (pré-mâcher) le propos du texte même - d'ailleurs la présence d'une première personne dans un certain nombre d'exergues (p. 202, 321, 349) nous fournit une indication non négligeable sur le véritable sujet de renonciation. C'est donc à un leurre que nous assistons: en détachant les bribes de texte que sont les exergues du corps même du texte, le narrateur leur confère une valorisation qu'elles n'auraientpas eue si elles avaient été assumées ouvertement par lui. L'avantageen résultant pour le pamphlétaire n'exige pas de commentaires: puisque l'exergue est le lieu de la Référence, le narrateur en vient à se poser en Référence.

Cependant, le corpus des exergues n'est pas unifié: la fonction manipulatrice ne peut être à l'œuvre dans chaque exergue, faute de quoi le lecteur aurait vite fait de se rendre compte de l'imposture. En effet, si le corpus d'une part est travaillé par une indubitable pratique malhonnête de la citation, et ceci à des fins idéologiques, il est d'autre part le lieu d'une réparation, comme s'il s'agissait pour le narrateur de cacher son jeu, d'équilibrer, par la présence de citations exactes, l'ensemble des exergues. La manipulation se combine ici avec la pratique honnête, et l'un sert à excuser (occulter) l'autre.

Il suffit pour cela d'introduire des exergues signés, avec la référence exacte et dès lors vérifiables. Cependant, comme à contre-cœur, le narrateur ne laisse passer qu'au compte-gouttes les références qui permettent le contrôle. Sur les trente et un exergues restants, deux seulement se révèlent être vérifiables à court terme. Le premier à la page 49 est signé: Bible, psaume 110:

Le seigneur tient ses assises parmi les nations remplies de cadavres, il écrase les têtes
dans les contrées tout autour.

Dans la Bible, nous lisons:

A ta droite Seigneur,

il abat les rois au jour de sa colère;

il fait justice des nations, entassant des cadavres,

il abat les têtes sur l'immensité de la terre.9

A la page 53, la signature se limite à l'indication du livre: Isaïe.



9: La Bible de Jérusalem, Ed. du Cerf, Paris, 1973, p. 840.

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Peuples, soyez attentifs, car l'indignation du Seigneur va fondre sur toutes les nations, sa fureur sur toutes les armées. Elles mourront de mort sanglante, et ceux qui auront été tués seront jetés là, une puanteur horrible s'élèvera de leur corps, et les montagnes dégoutteront de sang.

Dans ¡saie, 34, 1-4, nous lisons en effet:

... Peuples, soyez attentifs,
que la terre écoute, et ce qui l'emplit,
le monde et tout son peuplement.

Car c'est une colère de Yahvé contre toutes les nations, une fureur contre toute leur
armée.

Il les a vouées à l'anathème,
livrées au carnage.

Leurs victimes sont jetées dehors,
la puanteur de leurs cadavres se répand,
les montagnes ruissellent de sang,. . .10

On le voit: il ne peut être question de déceler de graves entorses au texte original si l'on exclut, dans la première citation, le problème de la fonction du mot «Seigneur», nominatif dans la citation, mais vocatif dans l'édition consultée de la Bible. La différence ne concerne en fait que celle entre le Seigneur d'une part (Yahvé) et Jésus de l'autre (dans l'interprétation messianique du psaume).

Les vingt-neuf exergues qui restent sont marqués par le vague de leurs références, pratique ambiguë par excellence puisque introduisant d'une part la caution du Nom, mais rendant quasiment impossible - pour le moins dans le cadre de ce travail - la vérification. Que faire en effet de ces dix énoncés signés de façon laconique «Le Talmud», de ces autres fragments signés: Bakounine (p. 80), Lénine (p. 125), Cicerón (p. 197), Bêla Kun (309) et bien d'autres encore.

On le voit: la pratique des exergues est, par son ambivalence, plus subtile, et pour cause: il serait trop risqué pour le narrateur-pamphlétaire desoumettre l'ensemble des exergues à une manipulation; toute crédibilité s'évanouirait. C'est pourquoi un mécanisme d'équilibre vise à dissimuler le lieu où fonctionne la manipulation.

6. Conclusion

Le discours théorique est, on le sait, le lieu d'un certain nombre de
déplacements au niveau du triangle pragmatique: narrateur-narrataire-référenc



10: op. cit., p. 1125.

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férencell. Dans la mesure où le discours théorique prétend cerner le Vrai, on doit s'attendre à ce que le narrateur s'esquive devant la Vérité. Qui, en effet, voudrait se poser au-dessus du Vrai? Le narrateur, ainsi, se fait porte-parole de la référence: la référence parle, le théoricien transcrit.

On le voit: le schéma ne s'applique qu'en grinçant au pamphlet qui nous a intéressé. En effet, nous avons vu se proliférer du signifiant selon une triple modalité: par les métarécits, par l'alternance récit/discours, par les exergues. Il va de soi que cette prolifération n'est pas gratuite. Elle fonctionne comme un système de fausse délégation de parole: le narrateur s'esquive (jusqu'ici le schéma de Lyotard marche) et laisse la parole à un narrateur interne (auteur des ballets-mimes), à un récit (gage de vraisemblance), au Nom (les exergues). Cependant, nous l'avons souligné, cette délégation de parole est parfaitement feinte: au-delà de son esquive, le narrateur revient en force et prend en se dissimulant la parole dans les métarécits, dans le récit à proprement parler, dans les exergues. En fin de compte, à un détournement de sexe féminin (par le phallus juif), le narrateur riposte par un détournement de signifiant. La prolifération du signifiant s'accompagne d'une monopolisation du signifiant. Partout, dans Bagatelles, un narrateur s'efface pour mieux s'imposer. Partout, le clivage n'est en fait que celui du sujet écrivant et la structure polyphonique (dialogique) qui aurait pu en résulter se voit sabotée jusqu'à n'être plus que simple jeu sur le signifiant soumis aux exigences du sujet idéologique.

Luc Rasson

Anvers

Résumé

L'économie du signifiant célinien est axée sur la dépense: la pluralité des registres discursifs - métarécits, interventions de l'auteur alternées avec des bribes de narration, abondance des exergues - ne donne nullement sur la multiplicité des voix. Pourtant le pamphlet ne s'avoue pas manipulateur: mettant en scène un simulacre de polyphonie il vise à occulter son effet de persuasion. En cela réside l'imposture d'un texte qui se veut Vérité mais qui n'atteint qu'à la fiction idéologique.



11: Voir: Jean-François Lyotard: «Dissertation sur une inconvenance» in Rudiments païens, UGE, 10/18, 1977.