Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Onirisme et voyeurisme dans Projet pour une révolution à New- York d'Alain Robbe-Grillet

par

Ginette Kryssing-Berg

Projet pour une révolution à New-Yorkl, paru en 1970, appartient àla2e
période du Nouveau Roman, celle dite du Nouveau Nouveau Roman.

Pendant la lere période, les écrivains du Nouveau Roman ont contesté
les catégories du récit (espace, temps, intrigue, personnages), tout en les
utilisant. Pendant la 2e période, ils les subvertissent.

Projet..., très bon exemple de cette subversion de l'écriture, est un
roman parfaitement déconcertant.

Aussi dans le prière d'insérer de Projet..., et un an après, lors d'un colloque sur le Nouveau Roman, Robbe-Grillet a-t-il donné une clé pour lire ce livre. Non seulement il a dévoilé le mode de fonctionnement du texte, mais il a aussi révélé le but qu'il s'était fixé (soi-disant). Il explique que, ayant utilisé comme générateur de base

la couleur rouge choisie au sein de quelques objets mythologiques contemporains, le
sang répandu, les lueurs de l'incendie, le drapeau de la Révolution,2

il a joué avec ces thèmes afin de les neutraliser, de leur enlever toute
profondeur tragique.

En effet, Projet... est un livre drôle dont l'intention ludique est fortementmarquée, mais si on lit ce roman en suivant le mode d'emploi de Robbe-Grillet, l'on ressent une certaine frustration, aussi bien au niveau de la structure qu'au niveau du sens: l'emploi des générateurs comme processus narratif ne peut rendre compte ni de toute la complexité du texte, ni de toutes ses contradictions; quant à la révolution, on la cherche en vain, elle se dissout totalement dans l'ironie. La ville de New-York brille par son absence et les quelques allusions à la couleur locale sont



1: Projet pour une révolution à New- York Paris 1970 = Projet..., dans la suite de l'article.

2: Nouveau Roman: hier, aujourd'hui. Colloque sur le Nouveau Roman, Paris 1972, tome 2, p. 160.

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soit inexactes, soit très banales; par exemple, les escaliers métalliques,
cliché archiconnu des films policiers américains.

De plus, on se demande pourquoi Robbe-Grillet propose un mode d'emploi pour lire un de ses romans, alors qu'il ne cesse de répéter que, pour lui, «l'ennemi, c'est le sens». Se moque-t-il de son lecteur? Veut-il le mystifier? La réponse est délicate et m'amène à parler de l'attitude contradictoire de Robbe-Grillet à propos de ce mode d'emploi.

Peu après la parution de Projet..., lors d'une interview dans Le Monde (30-10-70), il a reconnu avoir voulu atteindre par cette explication un public beaucoup plus large et non pas «les professeurs de linguistique de Vincennes.»

Quelques années plus tard, en 1975, au cours d'un colloque sur son
œuvre, à Cerisy, il a rejeté ce prière d'insérer en avouant:

. ce petit papier d'accompagnement [...] se situe au niveau [...] ironique .. .3

Pourquoi ce changement? Il est caractéristique, si l'on connaît les relations ambiguës que Robbe-Grillet entretient avec le sens; à la fois attiré et repoussé par lui, il le fuit et pourtant le cherche. Par ce va-et-vient, il intrigue au plus haut point son lecteur et l'incite à devenir lui-même créateur de significations.

Le texte de Projet... invite d'ailleurs à cette création, à cette recherche: dix pages avant la fin, le narrateur parle d'un livre codé, et quelques lignes plus loin, il signale les messages de ce livre. Bien que le mot «message» ne doive pas être pris au pied de la lettre (Robbe-Grillet ne peut être qualifié d'écrivain engagé), je suis persuadée que nous nous trouvons ici devant un signal avertisseur.

Projet... dégage des sens, plusieurs sens. Le lecteur doit devenir un
décodeur, un décodeur dont la tâche est malaisée, car, dans les romans
de Robbe-Grillet,

... le sens [...] glisse sans cesse, éclate et se disperse4

Certains critiques ont même dit de Projet... que c'était un livre sans
queue ni tête.

Un seul point fixe peut aider le lecteur: les relations qu'entretiennent
structures et significations. Là-dessus Robbe-Grillet se montre inébranlable:dans



3: Robbe-Grillet: analyse, théorie. Colloque de Cerisy, Paris 1976, tome 1, p. 85.

4: Robbe-Grillet in Entretien sur le jeu avec le feu, plaquette réalisée par J. C. Miquet, Imprilux, St. Etienne 1975.

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branlable:dansla structure, il y a production de sens. J'ai donc tenté une lecture de Projet... par le truchement d'un procédé narratif cher aux Nouveaux Romanciers: la mise en abyme. Cette technique joue sur 3 plans dans le roman:

le plan de la diégèse (mise en abyme fictionnelle),

le plan de l'écriture (mise en abyme textuelle),

le plan de renonciation.s

Cette analyse structurale permet d'étudier les mécanismes producteurs de l'écriture et de justifier son côté arbitraire. La signification à laquelle elle aboutit tient compte, dans la mesure du possible, des singularités du signifiant.

1. Mise en abyme fictionnelle

Penchons-nous maintenant sur ce signifiant pour en capter les signaux
avertisseurs.

Chez Robbe-Grillet, l'aventure de l'écriture suit un rythme binaire de construction/destruction à partir d'éléments existants (ce que Lévi-Strauss appelle «le bricolage»). Il est donc normal d'être frappé, à peu près au milieu de Projet..., par l'apparition d'un roman policier et par sa disparition, une vingtaine de pages plus loin, car

son rôle est à présent terminé, (p. 116)

Quel rôle cet élément joue-t-il dans l'organisation du roman? A mon avis, il joue un rôle primordial, puisqu'il est la base productrice de presque tout le texte; créateur de thèmes et de personnages, il détermine aussi l'instance narrative du récit.

1.1 Unité thématique

Le texte de Projet... se compose essentiellement de variantes (séquences où la part d'analogie est majoritaire, suivant la définition de Ricardou). Ces variantes se font, se défont, se refont sans cesse. Aussi la discontinuité narrative est-elle évidente, mais cette discontinuité est compensée par une forte unité thématique: celle de la violence sexuelle et de sa soif de domination, thèmes engendrés par le roman policier, grâce à un procédé subversif de l'écriture.



5. Expressions empruntées à L. Dallenbach in Le récit spéculaire, Paris 1977.

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En effet, le récit de Projet... pénètre dans le texte du roman policier populaire par un phénomène de capture6, c.-à-d. que des événements supposés réels7 se figent, soit en devenant l'illustration de la couverture arrachée du roman populaire, soit en devenant le récit même de ce roman.

Nous assistons à un dédoublement du récit de Projet..., à sa mise en
abyme.

Mais la mise en abyme dont il s'agit ici n'est pas une mise en abyme dans son sens traditionnel de micro-histoire reflétant assez statiquement la macro-histoire, puisque dans ce roman la micro-histoire génère la macro-histoire à son image.

Le miroir de l'œuvre devient producteur et donne naissance à deux
séries de variantes que j'analyserai ensemble à cause des nombreuses
similitudes qu'elles présentent.

En effet, à l'intérieur des constellations mobiles constituant ces deux séries, se trouvent des femmes soumises soit à des opérations mystérieuses portant sur les «organes externes féminins» (comme il est précisé dans Projet..., p. 193), soit à des interrogatoires humiliants suivis de viols et de cruelles tortures.

Dans ces séquences, la description s'arrête avec complaisance sur les parties du corps les plus chargées en pouvoir erotique et les victimes, toujours jeunes et belles, sont réduites au silence ou ne parlent que sous la menace; le discours est un privilège réservé aux personnages masculins.

J'ai relevé une troisième série de variantes obtenue par le même procédé
narratif: une mise en abyme active.

Cette troisième série se rattache aux mêmes thèmes: violence sexuelle et soif de pouvoir. Mais, dans ces constellations, les scènes supposées réelles sont capturées par une affiche publicitaire annonçant une nouvelle pièce de théâtre Le Sang des Rêves.

Le dessin de cette affiche où éclate la couleur rouge représente une très jeune femme blonde qui, tombée par terre dans une posture très suggestive, lutte contre un agresseur (en l'occurrence un noir); le rouge, le noir et le blanc dominent dans Projet..., surtout le rouge, naturellement, (la couleur de révolution).

La série de variantes engendrée par cette troisième mise en abyme,



6. Expression utilisée par J. Ricardou in Le nouveau roman, Paris 1973.

7. Dfaut insister sur «supposés», car il n'y a aucun réalisme dans les romans de Robbe-GriOet.

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beaucoup moins cruelle que celles des deux autres séries, insiste surtout
sur la force brutale du mâle et la fragilité de sa victime, victime assez
consentante et qui, elle, a droit à la parole.

Les séquences de cette troisième série forment un récit
homodiégétique selon la classification de Genette: le «je» est en même
temps instance narrative et personnage de l'histoire qu'il raconte.

Après la disparition du roman policier, tous les générateurs sont en
place et fonctionnent, au niveau du signifiant, par similitude et analogie;
par contraste aussi, quelquefois:

L'imagination ne vient pas avant le texte mais dans et par le texteB.

Au niveau du signifié, les trois séries interfèrent et l'on assiste à un foisonnement de viols, de souffrances, de meurtres. La multiplication de ces actes et le raffinement de leur cruauté atteignent à une telle exagération que la diégèse se dissout de plus en plus dans l'irréel.

De cette dilatation et de cet arbitraire du récit ressort nettement une
intention caricaturale et parodique. Robbe-Grillet éprouve une
malicieuse prédilection pour la thématique du jeu:

il yale plaisir [...] qu'il ne faut pas oublier, (projet... p. 155)

1.2 Unité des personnages

Génératrice des thèmes de Projet..., la mise en abyme est aussi génératrice des personnages. Les personnages féminins sortent (si je peux m'exprimer ainsi) des trois éléments composant cette mise en abyme: l'affiche publicitaire, la couverture du roman policier et le roman luimême.

Trois séries - trois femmes, toujours les mêmes, malgré les transformations
étranges qu'elles subissent au cours du récit.

Les personnages masculins se groupent en deux séries seulement, puisque, dans la troisième série, celle des variantes inspirée par l'affiche, nous ne rencontrons qu'un «je» à la fois narrateur et acteur. Dans ces deux séries, les hommes qui interviennent, en apparence très nombreux, sont en réalité des métamorphoses des deux héros principaux du roman populaire. Comment ces métamorphoses se produisent-elles? Une étude minutieuse des personnages masculins permet de découvrir que, à l'encontredes femmes, les hommes de Projet... portent tous des masques. Quittés, remis, échangés, ces masques sont l'objet d'une véritable pantornirne.Ce



8. Nouveau Roman: hier, aujourd'hui, Paris 1972, tome 2, p. 151.

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tornirne.Cejeu de masques est nouveau dans l'œuvre de Robbe-Grillet.
Si nous trouvons dans Projet..., comme dans les récits antérieurs,
énormément de reflets, de doubles, de miroirs, les masques sont réservés
à ce seul roman. Pourquoi cette particularité? Rien n'est gratuit dans
l'écriture de cet écrivain, rien n'est laissé au hasard. Ces masques ont
une fonction très précise dans la structure du texte. En effet, c'est grâce à
eux que tous les personnages masculins glissent dans le «je» du récit
homodiégétique.

Un seul personnage féminin opère ce même glissement. Ce personnage, Laura, né de l'affiche publicitaire Le Sang des Rêves, est celui qui a le plus déconcerté la critique; tantôt jeune femme peureuse, tantôt adolescente hardie ou gamine vicieuse, elle se manifeste beaucoup dans la diégèse.

Une étude approfondie de ce personnage montre que, sous sa forme de jeune femme, il appartient au récit homodiégétique et est toujours présent dans la maison du narrateur (Laura y est même prisonnière, soumise aux caprices de son geôlier). Mais, par le truchement de la clé de la maison, le «je» du narrateur et le «je» de ce personnage féminin coïncident exactement. Illogisme de plus dans ce roman qui en fourmille.

En définitive, il ne reste que le «je» d'un narrateur proteiforme. J'ose
donc aller contre la «voix narratrice mobile» dont parle Robbe-Grillet:

... un personnage qui a été «il» au début de la phrase devient subrepticement «je»
sans crier gare et se met à désigner l'autre par un «il», qui devient «je» à son tour un
peu plus loin, etc.9.

D'après mon analyse, l'instance narrative ne change pas de voix malgré
les apparences du signifiant.

Tous les personnages ayant accès au discours sont des métamorphoses du «je» ; celui-ci se fait voyeur, voyeur de fantasmes dans lesquels il est acteur; l'on peut parler d'un voyeurisme redoublé et d'un «je» dépersonnalisé, bien qu'essentiellement masculin et phallocrate.

Ce voyeurisme explique le caractère théâtral de certaines séquences.
Les exemples sont multiples. En voici deux, très pertinents, puisqu'ils
montrent en même temps le caractère cyclique de Projet...,

La première scène se déroule très vite. On sent qu'elle a déjà été répétée plusieurs fois: chacun connaît son rôle par cœur. Les mots, les gestes se succèdent à présent d'une manière souple, continue, s'enchaînent sans à-coup les uns aux autres, comme les éléments nécessaires d'une machinerie bien huilée, (p. 7)



9. Ibid., p. 165.

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Et brusquement l'action reprend, sans prévenir, et c'est de nouveau la même scène
qui se déroule, très vite, toujours identique à elle-même, (p. 214)

L'espace de Projet... est un espace onirique de fantasmes familiers se
déployant tout à leur aise dans la tête du narrateur lorsqu'il se sent à
l'abri, derrière les murs de sa maison:

Je rentre ainsi à la maison nuit après nuit

dit-il à la page 96.

Quelques pages plus loin, page 120, nous lisons:

Bruits de clé, bruits de porte, bruits de pas, bruits des pages d'un livre.

Les fantasmes s'organisent à partir de la lecture de romans médiocres. Il
est écrit à la page 93:

Des situations analogues se trouvant dans la plupart des romans vendus par les
librairies galantes.

Aussi la maison du narrateur joue-t-elle un rôle essentiel. Dans cette maison, tous les lieux se rejoignent par de subtils procédés d'écriture; ce qui explique l'impression d'espace clos que dégagent les scènes se passant apparemment dans la rue et dans le métro. Cette maison reste curieusement stable malgré ses transformations: de taille normale au début du récit, elle grandit, devient un immeuble vertigineux, rapetisse, se change en un décor de théâtre, mais elle est toujours là et s'impose par une présence presque hallucinante. A la fin du roman, elle est

... une des dernières maisons tenant encore debout, (p. 207)

Comment pourrait-il en être autrement d'ailleurs? Cette maison étant le
lieu privilégié des rêves du narrateur.

2. Mise en abyme de l'enonciation

Ces rêves (à la différence de nos rêves nocturnes) sont organisés par un
metteur en scène très conscient. En effet, le narrateur-voyeur est en
même temps scripteur. J'insiste: un seul narrateur, un seul scripteur.

Robbe-Grillet explique à ce propos:

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Chaque personnage devient [... ]un scripteur, car [...] ils sont tous en train
d'écrire le livre; à chaque instant ils prennent un carnet, ou un dossier, ou une feuille
blanche, pour devenir eux-mêmes l'écrivain qui relatelo.

Je ne suis pas d'accord avec cette affirmation:

1) Seuls les personnages masculins sont en train d'écrire et nous avons vu
qu'ils sont tous des transformations du narrateur.

2) L'étude de certains passages où un narratairell s'introduit dans le
texte révèle clairement l'existence d'un seul «je» scripteur.

Ces passages se présentent comme des dialogues entre un narrataire, soi-disant soucieux de la vraisemblance du récit (comme dans Jacques le Fataliste) et un narrateur «je» faisant semblant de prendre la défense de ces récits. En voici un exemple, le plus caractéristique, me semble-t-il. Le narrataire intervient dans le récit:

- Ici encore je vous arrête. Vous employez à plusieurs reprises, dans votre narration, des expressions comme celles-là: «petits seins naissants», «fesses charmantes», «cruelle opération», «pubis charnu», «splendide créature rousse», «éclatante plénitude», et même une fois: «courbes voluptueuses des hanches».

Est-ce que vous ne croyez pas que vous exagérez?

- De quel point de vue serait-ce exagéré?

- Du point de vue lexicologique.

- Vous prétendez que ce sont des incorrections?

- Non, pas du tout!

- Des erreurs matérielles?

- La question nest pas là.

- Alors des mensonges?

- Encore moins!

- Dans ce cas, j'avoue ne pas voir ce que vous voulez dire. Je fais mon rapport, un
point c'est tout. (pp. 188,189)

Je n'insisterai pas sur l'ironie des réponses, tous les lecteurs de Robbe-
Grillet connaissant ses idées sur les adjectifs subjectifs et sa préférence
pour les adjectifs spatiaux et situationnels.

J'insisterai sur la fonction de tels passages dans Projet..., car ils servent à mettre en évidence la narration même du texte. Nous sommes en présence d'une mise en abyme de renonciation qui réfléchit le procès de la production narrative. Dans ce type de mise en abyme, la distinction entre narration et fiction s'efface.



10. Ibid., p. 165.

11: Selon G. Prince in «Introduction à l'étude du narrataire», Poétique 14, Paris 1973.

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3. Mise en abyme textuelle

Cette distinction s'efface aussi dans la mise en abyme textuelle qui, elle,
reflète au niveau de la diégèse le mode de fonctionnement du texte (sa
forme, sa manière).

Projet... en offre plusieurs exemples. Je n'en prendrai qu'un seul, très
significatif, à mon avis. Il s'agit ici du seul personnage féminin glissant
dans le narrateur, Laura:

Ses paroles ne forment jamais un discours continu: on dirait des morceaux découpés que plus rien ne relie entre eux, en dépit du ton appliqué laissant supposer un ensemble cohérent qui existerait au loin, ailleurs que dans sa tête probablement; (p. 95)

Le décousu du discours de Laura symbolise le morcellement narratif du roman; quant à l'ensemble cohérent que ce discours laisse supposer, il est facile de le comprendre comme étant la signification à laquelle peut arriver un lecteur attentif.

Ce lecteur attentif, je l'ai été. Et ma lecture de Projet... ne rejoint ni celle proposée par Robbe-Grillet, ni celle tentée par certains critiques. Ai-je décodé ce roman déconcertant? J'ai trouvé un de ses codes, oui! Je sais qu'il y en a d'autres (un texte aussi ambigu ne se laisse pas facilement décrypter: sa fécondité et son pouvoir viennent de là). Et une analyse structurale laisse forcément de côté certains détails qu'elle ne peut intégrer dans son raisonnement. De plus, étant donné le nombre de signaux avertisseurs lancés par le signifiant, il se révèle problématique d'en déceler les meilleurs.

C'est voulu de la part de l'écrivain, il se préfère insaisissable et son
mouvement favori est le glissement. Il dit bien haut:

Je m'avance masqué, mais je désigne mon masque, je suis honnêtel2.

Heureusement, il lui arrive d'ajouter:

Je suis un peu malhonnête aussi, quelquefoisl3.

Ma lecture dévoile ce côté malhonnête et freine ainsi ce glissement perpétuel.
Robbe-Grillet mystifie parfaitement son lecteur dans Projet...

Pourquoi, en effet, le récit dissimule-t-il si soigneusement ce «je» narrateurmasculin,



12: Le Monde, 26 février 1975.

13: Enregistrement vidéo, Institut d'Etudes Romanes, Copenhague, 5 avril 1976.

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rateurmasculin,son voyeurisme et son monde onirique, alors que Robbe-
Grillet, dans toutes ses déclarations sur ce roman, s'assimile en tant qu'auteurà
ce narrateur et déclare:

Mes fantasmes sont ceux de tout le mondel4.

Pourquoi dire et redire dans toutes ses interviews que, pour lui, l'artiste, en créant, se purge de ses propres fantasmes, et, en même temps, libère le lecteur ou le spectateur, alors que la valeur thérapeutique de cette création est niée par la circularité du roman?

Pourquoi, dans le prière d'insérer de Projet..., Robbe-Grillet dit-il prendre les thèmes générateurs du texte dans «le matériau mythologique» contemporain, alors que ce roman peut être considéré comme une parodie des romans de Sade? Par exemple, la maison, semblable au lieu clos sadien qui permet le déploiement sans contrainte de l'imagination.

Les scènes de viols et de tortures, leitmotiv du récit, renvoient aux scènes erotiques de Sade, surtout si l'on s'attache à leur théâtralité. Le narrateur de Projet... est un metteur en scène comme le libertin; il aime construire des tableaux dans lesquels certaines postures provoquent sa jouissance de voyeur. A cette jouissance, tout comme chez Sade,

doit répondre un autre rituel de plaisir qui est le travail de lecturels.

Quant à l'impression d'inhumanité implacable qui se dégage de Projet
..., elle rejoint la cruauté sadienne.

Mais ces ressemblances sont escamotées par le côté parodique du roman, l'on peut même parler ici d'un raffinement parodique, l'ironie jaillissant à chaque page. Est-il possible d'en conclure que Robbe-Grillet s'amuse et que ce livre n'est pour lui que divertissement? Je ne le crois pas. Etant donné la persistance dans son œuvre de ce sado-masochisme, je pense plutôt qu'il essaie de se convaincre lui-même d'une possibilité de libération par l'écriture, mais qu'en même temps, il aime trop jouer avec le feu pour y croire tout à fait.

Il serait ainsi un peu malhonnête envers lui-même. Et pourtant? Avec
Robbe-Grillet, l'on ne sait jamais! 16.

Ginette Kryssing-Berg

Copenhague



14: Ibid.

15: R. Barthes: Sade, Fourier, Loyola, Paris 1971

16: Cette étude a fait l'objet d'une communication au 7ème Colloque des romanistes Scandinaves (Bergen, août 1978).

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Résumé

Le texte de Projet... présente des changements fréquents de narrateurs (par exemple: le «je» devenant un «il», se transformant en un «nous» à l'intérieur d'une même séquence), et intrigue par les métamorphoses constantes des personnages qui, portant des masques ou non, se glissent les uns dans les autres. Cet article démontre que la mise en abyme fictionnelle peut expliquer le côté arbitraire de ce roman. En effet, cette mise en abyme est utilisée d'une façon révolutionnaire puisque loin de réfléchir la fiction, elle la crée: la micro-histoire produit les thèmes de la macro-histoire et donne naissance aux personnages. Est dévoilée ainsi l'existence d'un «je» narrateur qui organise des scènes imaginaires de viols et de tortures. Ce «je» scripteur de ses fantasmes est en même temps acteur, car il se glisse dans tous les personnages agissants de la diégèse.