Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

L'analyse transformationnelle du complément de comparaison en français

par

Ebbe Spang-Hanssen

1. Depuis les débuts de la grammaire transformationnelle, et notamment depuis que Chomsky, dans Aspects of thè Theory of Syntaxl, a proposé d'analyser le complément de comparaison selon le modèle suivant:

(1) John is more than[ # Bill ¡s clever #] clever
—* John is more clever than Bill

de nombreux grammairiens transformationalistes ont discuté le problème de la dérivation des constructions comparatives. Le but du présent article n'est pas de comparer entre elles les différentes analyses transformationnelles qu'on a proposées jusqu'ici. Mon intention est plus simplement de montrer qu'on a raison de chercher une explication de type transformationnel, ce qui ne semble pas superflu, puisqu'il y a encore des grammairiens qui doutent qu'on ait réussi à démontrer la validité d'une seule règle de transformation et que, par ailleurs, les grammairiens transformationalistes, dans leurs démonstrations, se permettent assez souvent de présupposer la validité globale de la théorie transformationnell e2.

Je montrerai d'abord, dans la section 2, que, bien avant la naissance de la grammaire transformationnelle, on a eu recours à des arguments transformationnels pour décrire la structure du complément de comparaison,sans toutefois tirer toutes les conséquences d'une description



1: op.cit. pp. 178-181.

2: L'article 'comparaison' du Grand Larousse de la langue française, tome 2, 1972, pp. 821 - 826, discute comme le présent article, mais d'une façon forcément plus sommaire, les avantages d'une description de type transformationnel. Au cours de l'élaboration du présent article, j'ai largement profité des conseils de Ghani Merad, avec qui j'ai examiné la possibilité de paraphraser les différentes constructions

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transformationnelle, ce qui a donné comme résultat des explications un peu embrouillées. Dans la section 3, j'enumererai les arguments qui plaidenten faveur du postulat de base des transformationalistes sur ce point, à savoir que le complément de comparaison sans verbe fini doit se comprendrecomme le résultat de la réduction d'une proposition. Pour montrer la structure propositionnelle du complément de comparaison, je me servirai, comme il est classique de le faire, de paraphrases en langage (relativement) naturel. Cependant, dans la section 4, j'essayerai de montrer que, si l'on accepte de voir dans le complément de comparaison une proposition réduite, on est amené à accepter l'idée de plusieurs transformations en plus de celle qui fait la réduction des comparatives, ainsi que l'idée d'une forme propositionnelle abstraite, une «structure profonde».

2. Dans les grammaires des langues romanes, il est courant, depuis longtemps, de considérer le complément de comparaison introduit par que comme une proposition réduite; ce qui est bien un procédé transformationnel, puisque l'analyse ne consiste pas à décomposer la chaîne linguistique en ses éléments, mais à rapprocher la chaîne observée d'une autre chaîne de structure différente et pourtant suffisamment voisine pour permettre de dire que la plupart des propriétés des deux chaînes s'expliquent par le même ensemble de règles, auquel il suffit d'ajouter un petit nombre de règles de transformation pour passer d'une chaîne à l'autre.

Rappelons brièvement quelques aspects importants du système comparatif
roman en citant un passage d'un précis historique de grammaire
française3:

En latin, le rapport entre les deux termes de la comparaison s'établissait ou bien
avec guani, devant un nominatif représentant une proposition entière :fortior quant
frater «plus fort que le frère», ou bien avec un ablatif: fortior fratre.

Le principe de cette distinction a été conservé dans les langues romanes, où quant
a été remplacé par la conjonction passe-partout que (...), et l'ablatif par de: plus
fortis de fratre.



3: Knud Togeby: Précis historique de grammaire française, Copenhague 1974. Togeby s'appuie sur la thèse, très solide, de Poi Joñas: Les systèmes comparatifs à deux termes en ancien français, Bruxelles 1971. Jonas utilise la notion de proposition réduite, mais fait l'éloge de la manière dont Wagner et Pinchón présentent le problème des constructions comparatives, présentation qui est un refus explicite de l'hypothèse transformationnelle (voir ci-dessous p. 88).

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L'hypothèse d'une proposition réduite est utilisée pour expliquer
qu'on a toujours que, en ancien français, devant un complément formé
d'une proposition complète ou formé de plus d'un syntagme:

(2) Je te connois mix que tu moi (Perceval, cit. Togeby p. 76)

Cette hypothèse rend compte aussi du fait que que est de rigueur, si le
complément de comparaison ne renvoie pas à un premier terme au
nominatif:

(3) Plus aimet Deu que tut sun linage (Alexis, cit. ib)

Comme, après que, le deuxième terme de la comparaison est ce qui reste d'une proposition dont certains éléments ont été effacés, il peut être à n'importe quel cas, tandis que l'autre construction de comparaison, avec de en français, exige que le premier terme de la comparaison soit au nominatif, le deuxième au cas oblique. Il est regrettable seulement que Togeby ait obscurci son exposé en écrivant, par mégarde, que quam s'emploie devant un nominatif. Comme on le sait, quam s'employait justement devant les noms à n'importe quel cas, et c'est bien cette propriété de la conjonction comparative qui explique les constructions de l'ancien français. Si je cite le manuel de mon regretté collègue Togeby, c'est à la fois parce que le paragraphe qu'il consacre à notre problème fait bien ressortir l'utilité de la théorie d'une proposition réduite, et parce que l'erreur indiquée est symptomatique de l'absence d'une théorie vraiment cohérente concernant ces constructions.

En français, la construction avec que a évincé la construction avec préposition, mais pour bien comprendre le système comparatif il n'est pas inutile de s'occuper un moment de l'opposition entre les deux constructions latines. Selon Emile Benveniste4, les langues indo-européennes ont toujours connu deux types de compléments de comparaison. Le premier, exprimé en latin par l'ablatif, indique une sorte d'étalon:

(4) melle dulcior (plus doux que le miel)

Le terme comparant possède une intrinsèque qui lui donne une valeur d'étalon. Dans l'expression citée, le mot miel peut servir d'étalon, puisqu'il représente, dans la civilisation latine, l'exemple privilégié des choses douces. La construction avec quam, par contre, donne une comparaison de nature mécanique et de fonction disjonctive. C'est-à-dire que, dans ce dernier cas, il s'agit de deux termes vraiment



4: Emile Benveniste: Noms d'agent et noms d'action en indo-européen, Paris 1948.

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comparables et qu'on compare par rapport à une propriété extrinsèque. Or, en forçant un peu le point de vue de Ben veniste, on peut dire que, lorsque le terme comparant doit être relié à un attribut (puisque la propriétéen question ne lui est pas inhérente), le somplément de comparaison prend forcément la forme d'une proposition. Si l'on dit fortior quam frate r ou

(5) Pierre est plus brave que son frère

on compare en réalité deux propositions:

(6) Pierre est plus brave que son frère (n')est brave

En disant (5), on soutient que Pierre se rapporte à l'idée de brave d'une
autre manière que son frère se rapporte à cette même idée.

Dans la construction comparative qui l'a emporté en français, la comparaison se fait donc entre deux propositions et non entre deux termes. Je pense que c'est une des conséquences qu'on peut tirer de l'idée de considérer le complément de comparaison comme une proposition réduite. Mais il ne semble pas que les grammairiens aient discuté cette conséquence. On trouve un peu partout, dans les dictionnaires, dans les traités de stylistique, dans les grammaires, que la comparaison consiste a rapprocher deux objets. Pourtant, l'interprétation sémantique qui s'accorde le mieux avec la théorie syntaxique est bien celle qui dit que, dans un exemple comme celui-ci

(7) Vous raisonnez comme une pantoufle (Romains, Hommes XIV 126)

on compare vous raisonnez et une pantoufle raisonne, et l'on affirme que les deux propositions sont semblables. Ainsi, les expressions «premier terme de comparaison» et «deuxième terme de comparaison» peuvent prêter à confusion. Selon l'hypothèse transformationnelle, la comparaison linguistique est la comparaison d'une proposition avec une autre dans laquelle on efface tous les éléments qui sont identiques à des éléments compris dans la première.

Il est vrai que, pour expliquer le sens d'une comparaison, les grammairiens
se sont toujours servis de paraphrases de forme prépositionnelle.
On explique le sens de

(8) Pierre mange plus que Paul

par la paraphrase

(9) Pierre mange plus que Paul ne mange

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Seulement, la tendance prédominante a été de considérer la paraphrase comme un commentaire, plutôt à usage scolaire, et non pas comme une description linguistique sérieuse. On peut citer, par exemple, la grammaire de Wagner et Pinchón qui explique la comparaison à partir de l'idée d'étalon, ce qui veut dire que la comparaison consiste à rapprocher un objet d'un autres. Ces auteurs refusent de considérer le complément de comparaison sans verbe comme une proposition: «II est artificiel et inutile de ramener une phrase du type: Pierre est aussi grand que toi à une phrase telle que Pierre est aussi grand que tu l'es.»6 Que la grammaire traditionnelle n'ait pas pris tout à fait au sérieux l'idée d'une proposition réduite, c'est ce dont témoignent aussi ses hésitations devant l'analyse de la fonction du complément de comparaison. Tandis que les propositions comparatives ont été classées avec les propositions adverbiales, on a souvent traité, en fait, le complément de comparaison sans verbe comme un membre de phrase sui generis: on l'a mis pratiquement sur le même plan que le complément d'objet direct ou le complément d'objet indirect. D'autre part, il arrive aussi qu'on le traite comme une sorte de complément du nom, surtout dans les langues casuelles, puisqu'on donne la règle que le complément de comparaison se met au même cas que le mot auquel il se rapporte.

Ce n'est pas seulement gênant, du point de vue de la logique de l'analyse, de séparer le complément de comparaison des propositions comparatives et de faire une analyse qui ne s'accorde pas avec les paraphrases dont on se sert pour expliquer le sens des comparaisons; en faisant du complément de comparaison un complément nominal se rapportant à un autre nom de la phrase, on a du mal à rendre compte de divergences du type suivant:

(10) Pierre donne plus d'argent à Paul qu'à Jean

(11) Pierre donne l'argent à un homme plus sûr que Jean

Dans les deux cas, on peut dire, en employant la terminologie traditionnelleun peu vague, que Jean est comparé à la personne désignée par le complément d'attribution (datif): à Paul et à un homme plus sûr. Mais dans (11) Jean ne se met pas au datif comme homme. Les grammaires expliquent que, dans (11), Jean ne dépend pas du verbe donne. En latin,



5: R. L. Wagner et J. Pinchon: Grammaire du français classique et moderne, Hachette 1962, pp. 141-142.

6: ib. pp. 607.

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il est préférable de mettre le verbe sum en pareil cas, et de former une
comparative complète7:

(12) Verres argentum reddidit L. Curidio, homini non gratiosiori, quam Cn. Calidius
est (Cicerón, cit. Madvig § 263) Verres rendit l'argent à Lucius Curidius,
homme pas plus populaire que (ne l'est) Cnajus Calidius

Comme je le montrerai plus loin, il est nécessaire aussi dans (11) d'ajouter le verbe être pour comprendre la construction. Il y a donc des cas où l'on est obligé de considérer le complément de comparaison comme une proposition réduite. Evidemment, ce n'est pas très satisfaisant de dire que, dans certains cas, le complément de comparaison dépend du verbe de la proposition matrice et dans d'autres d'un verbe effacé. On obtient un traitement uniforme, et qui rend compte de bien d'autres difficultés encore, si l'on suppose que dans (10) aussi un verbe a été effacé.

Il serait certainement prématuré de prétendre que tous les compléments de comparaison en français moderne doivent être dérivés de propositions comparatives. Plusieurs constructions avec comme, notamment, «font problème». Il s'agit ici seulement de montrer la validité générale de l'hypothèse transformationnelle dans le domaine des constructions comparatives.

3. La plupart des arguments queje vais citer en faveur de la thèse transformationnelle plaident, en réalité, pour toute théorie capable de rendre compte de la quasi-présence de certains éléments: quelque chose qu'on ne voit pas est là pourtant, dans un certain sens. Or, à ce jour, la théorie transformationnelle est la seule à systématiser un savoir de ce type. Dans la section 4, j'aborderai des phénomènes qui plaident plus spécifiquement pour la théorie qui conçoit la quasi-présence comme le résultat de la transformation d'une chaîne préexistante plutôt que comme le résultat de la projection d'une chaîne précédente sur une chaîne suivante.

3.1. Caractère général de la règle d'effacement: Ce n'est pas seulement
pour expliquer les constructions comparatives qu'il faut postuler des



7: Madvig: Latinsk sproglœre, § 263. Cf. aussi Raphaël Kühner: Ausführliche Grammaük der lateinischen Sprache, 1914,11,2, p. 465: «Dem Komparative wird das andere Glied der Vergleichung durch quam in gleichem Kasus und ohne Verb hinzugefugt, wenn beide Glieder dasselbe Verb in gleicher Form gemeinschaftlich haben (...) Wenn aber ein Substantiv mit einem attributiven Komparative in einem Casus obliquus vorhergeht, so steht das andere Substantiv mit quam sum, es, est usw.»

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règles d'effacement. Il existe d'autres constructions syntaxiques quine
s'expliquent pas sans de telles règles:

(13) Elle a étudié le calcul des probabilités et sans doute aussi la théorie de l'information

On ne voit pas ce que la conjonction et pourrait bien coordonner, si ce n'est précisément deux propositions. Les éléments coordonnés ne peuvent être ni deux syntagmes nominaux (SN), ni deux syntagmes verbaux (SV), puisque sans doute est un complément de la proposition, et non un complément du syntagme verbal. Il faut donc admettre que, dans la deuxième proposition, les éléments identiques à des éléments de la proposition précédente, à savoir elle a étudié, ont été affacés.

Nous observons, en effet, que, dans les comparaisons, on efface les
doubles. Alors qu'on ne réduit pas

(14) Paul gagne plus que son frère ne dépense

on réduit normalement

(15) Paul gagne plus que son frère ne gagne

à

(16) Paul gagne plus que son frère

3.2. Effacement du sujet réel dans les propositions comparatives: La syntaxe des comparatives offre une particularité qui montre que la théorie d'une règle d'effacement opérant dans les comparaisons n'est pas seulement fondée dans la logique, mais aussi dans la syntaxe. Dans les comparatives, le pronom neutre il peut être le sujet unique d'un très grand nombre de verbes qui, normalement, ne se construisent pas avec un tel sujetB:

(17) votre proposition mérite d'être prise en considération par quelqu'un qui a besoin
d'argent, ainsi qu'il ne vous a pas échappé (Gide, Les caves du Vatican 58)

(18) il ne mourrait pas par un excès de douleur, comme il arrive aux hommes jeunes
dont l'âme un beau jour éclate (Romains, cit. Hoybye)

Or les verbes en question admettent l'emploi de // neutre comme sujet
apparent:



8: P. Hoybye: «Les expressions impersonnelles». Mélanges offerts à Maurice Grevisse, Gembloux 1966, pp.215-220.

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(19) II ne vous a pas échappé que votre proposition mérite d'être prise en
considération par quelqu'un qui a besoin d'argent

(20) II leur arrive de mourir par un excès de douleur

Au lieu donc de traiter l'emploi de // neutre dans les comparatives comme
une exception inexplicable, on peut en rendre compte d'une façon tout à
fait naturelle en admettant qu'il y a eu un sujet réel qui a été effacé.

3.3. L'apparition de chaînes non-syMagmatiques: Une phrase normale est composée de syntagmes, ou autrement dit: on peut décrire la structure de la majorité des phrases par un petit nombre de groupes modèles d'une structure régulière (groupes adverbiaux, adjectivaux, nominaux, verbaux, etc.). Si l'on n'admettait pas de règles d'effacement, il faudrait accepter l'idée de milliers de syntagmes différents:

(21) Mon père avait, tout au contraire, un aussi constant souci de se faire valoir que
ma mère de s'effacer (Gide, L'école des femmes 158)

(22) Cette chemise lui va, comme un tablier à une vache

La chaîne ma mère de s'effacer de (21), par exemple, ne correspond à
aucun des syntagmes habituels. On compliquerait donc énormément la
grammaire en refusant les règles d'effacement.

3.4. Absence d'un premier terme de comparaison: Des phrases comme (21) er (22) peuvent encore servir à montrer qu'il n'est pas vrai en général que la comparaison consiste à rapprocher deux objets. Le complément de comparaison ne désigne pas un objet, et il est donc impossible de dire quel serait le premier terme delà comparaison. Même dans les cas où le complément de comparaison n'est formé que d'un seul syntagme, il est souvent impossible de trouver un syntagme qu'on pourrait qualifier de premier terme de la comparaison:

(23) II raconta l'affaire très mal, beaucoup plus mal encore qu'au directeur de la P. J.
(Simenon, Scrupules 70)

(24) Si tous ceux qui ont un comportement bizarre devaient devenir des meurtriers
ou des victimes, on trouverait plus d'appartements libres qu'aujourd'hui (ib.
39)

Puisqu'il est impossible de désigner le premier terme - que ce soit parce qu'il y a trop de candidats ou que ce soit parce qu'il n'y en a aucun - il faut tirer la conclusion que la forme linguistique de la comparaison, c'est la comparaison entre deux propositions.

La partie non-effacée de la comparative peut être n'importe quelle

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partie de celle-ci. La fonction ou la place de l'adverbe de degré (moins,
plus, si, tant, etc.) dans la proposition matrice ne détermine en rien le
choix de ce qu'on garde comme complément de comparaison:

(25) Elle envoie plus de colis à Paul
(elle n'envoie de colis) à Jacques
Jean (ne lui envoie de colis)
que Jean (n'envoie de colis) à Jacques
(elle ne lui envoie) de lettres
(elle ne lui en a envoyé) précédemment

On conserve le ou les termes qui n'ont pas d'équivalent dans la proposition matrice, c'est-à-dire ce qui dans les comparatives de (25) se trouve en dehors des parenthèses. S'il y a deux éléments particuliers qu'il faut qualifier de termes de comparaison, ce ne sont probablement pas ceux qu'on croit. Dans les comparaisons corrélatives, avec moins, plus, etc., la comparaison porte en effet sur deux éléments particuliers, à savoir deux indications de mesure. Dans toutes les phrases de (25), on compare une mesure X à une mesure Y. Aussi la théorie transformationnelle présuppose-t-elle l'existence d'une indication de mesure, un quantifieur, dans la structure profonde de la comparative corrélative. Ainsi celle-ci ressemble un peu à une relative, vu qu'il y a deux éléments qui se répondent terme à terme, d'une proposition à l'autre9.

3.5. Résolution des ambiguïtés: Si l'on se sert traditionnellement de paraphrases pour expliquer le sens des comparaisons, c'est parce qu'on en éprouve le besoin. Normalement les ambiguïtés linguistiques ont leur origine dans la polysémie des unités lexicales ou elles sont dues à des rencontres fortuites. Mais les constructions comparatives, comme certaines autres constructions syntaxiques, offrent des cas d'ambiguïté si fréquents et si réguliers qu'il faut leur supposer une cause systématique. L'explication qui s'offre tout naturellement, c'est la règle qui permet d'effacer les éléments répétés et qui fait que la fonction syntaxique de la partie conservée de la comparative n'apparaît plus clairement. Citons un cas typique d'ambiguïté:

(26) Elle connaît beaucoup mieux Lucien que Charles (Romains, Hommes XII 99)

qui peut correspondre soit à

(27) Elle connaît beaucoup mieux Lucien qu'elle ne connaît Charles



9: Voir en particulier les études de Joan Bresnan et de Jean Milner.

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- c'est le sens de la phrase dans le contexte - soit à

(28) Elle connaît beaucoup mieux Lucien que Charles ne le connaît

4. La reconstruction de la partie effacée ne va pas toujours sans difficulté. Cependant, la théorie d'une proposition réduite semble si solidement confirmée par les faits linguistiques que les difficultés de la reconstruction ne peuvent l'infirmer. Bien au contraire, la plupart de ces difficultés s'expliquent assez bien par d'autres règles de transformation et corroborent donc, en fin de compte, la théorie transformationnelle dans son ensemble. Considérons, par exemple,

(29) Marthe (...) ne se sentait pas plus forte que lui (Aymé, Gustalin 162)

dont le sens n'est pas

(30) Marthe ne se sentait pas plus forte que lui ne se sentait fort

Pour expliquer (29) il faut supposer que (29) est dérivée de quelque chose
comme

(31) Marthe ne sentait pas qu'elle était plus forte que lui ne (l')était (fort)

L'hypothèse d'une règle appelée 'montée du sujet', qui est bien motivée
par ailleurs, est donc confirmée par la syntaxe du complément de comparaison.

Parmi les tournures qui posent un problème pour la reconstruction de
la partie effacée, la plus fréquente est probablement celle dont j'ai déjà
donné un exemple dans

(11) Pierre donne l'argent à un homme plus sûr que Jean

C'est le cas que la grammaire traditionnelle décrit en disant que le complément de comparaison ne dépend pas du verbe principal. En termes transformationnels, cela veut dire que le verbe de la proposition réduite n'est pas identique à celui de la proposition matrice. La difficulté s'explique assez aisément lorsqu'on se rend compte que, dans toutes les comparaisons corrélatives, le problème surgit quand l'adverbe de degré modifie un adjectif épithète. Étant donné que, en grammaire transformationnelle, on suppose que l'adjectif épithète est dérivé d'un attribut, (11) s'explique par une phrase telle que

(32) Pierre donne l'argent à un homme qui est plus sûr que Jean ne l'est (= que Jean
n'est sûr)

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Examinons aussi un exemple littéraire de cette construction:

(33) Elle soupçonna son frère de viser à quelque situation politique plus haute qu'un
siège au Parlement (Romains, Hommes XIII, 36)

Au lieu de dire, d'une façon un peu vague, que la non-répétition de à est due au fait que le complément ne dépend pas du verbe viser, il semble plus clair de dire que, lorsque l'adverbe de degré (ici plus) modifie un adjectif épithète, il faut transformer Tépithète en attribut, dans une proposition relative, pour voir si le verbe effacé n'est pas en réalité le verbe être:

(34) Elle soupçonna son frère de viser à quelque situation politique qui fût plus
haute que ne l'est un siège au Parlement

Comme dans (33), la partie non-effacée est le plus souvent le sujet de la
comparative. Mais il peut être question aussi d'un complément adverbial:

(35) il rêvait pour le Pape d'un pouvoir plus vaste qu'en aucun temps (Romains,
Hommes XIII 165)

(36) il rêvait pour le Pape d'un pouvoir qui serait plus vaste qu'il n'avait été en
aucun temps

Cependant, même lorsque l'adverbe de degré modifie un adjectif épithète, le complément de comparaison semble quelquefois ne pas dépendre du verbe être, mais d'un verbe identique à celui de la proposition matrice:

(37) Jean a donné un meilleur livre à Paul qu'à Pierre

A première vue, (37) semble avoir la même structure que

(38) Jean a donné plus de livres à Paul qu'à Pierre

qu'on peut paraphraser par

(39) Jean a donné plus de livres à Paul qu'il n'en a donné à Pierre

mais les informateurs auxquels je me suis adressé jugent tous impossible
de faire une paraphrase du même type de (37):

(40) *Jean a donné un meilleur livre à Paul qu'il n'a donné à Pierre

Le paraphrase correcte de (37), avec une comparative complète, est du
type suivant:

(41) Jean a donné un meilleur livre à Paul que ne l'est le livre qu'il a donné à Pierre

Donc, même dans les cas où la partie non-effacée se rattache à un verbe

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identique à celui de la proposition matrice, les paraphrases semblent attester que la structure complète, après un adjectif épithète modifié par un adverbe de degré, contient le verbe être. Une phrase telle que (41) est en elle-même une curieuse confirmation de la théorie transformationnelle,puisque la compétence linguistique des Français leur permet d'affirmerque la phrase est correcte, bien que ce soit une phrase d'un type qu'on n'entend jamaislo.

Il existe pourtant des cas où l'on peut faire des paraphrases moins
lourdes que (41), avec omission du verbe être:

(42) Elle obtiendra une meilleure moyenne que son frère

(43) Elle obtiendra une meilleure moyenne que n'a obtenu son frère

Une paraphrase de ce type est possible, semble-t-il, lorsque la phrase est particulièrement simple. A la différence de (37), (42) ne contient pas de complément d'objet indirect. Puisque, comme nous allons le voir, il n'y a pas identité entre paraphrases et structures profondes, la solution la plus simple de ce problème est de voir dans (43) une paraphrase abrégée qui ne reflète pas fidèlement la structure profonde. Mais avant de se pronohceravec



10: J. Bresnan insiste sur la différence entre deux sortes d'ajouts adjectivaux dont une seulement correspond à une relative avec être: on dit bien (A) I've never seen a man who is taller than my mother et aussi (B) I've never seen a man taller than my mother, mais la phrase suivante est incorrecte: (C) *I've never seen a taller man than my mother. L'épithète taller de (C) ne correspond donc pas à une relative. Le même problème se pose en français. Breznan pense que (C) est aberrant parce que le complément de comparaison de cette phrase doit être dérivé d'une proposition telle que my mother is a tait man, dont l'absurdité est transparente. Dans les constructions du type (C), le substantif noyau du syntagme nominal serait donc répété dans la comparative, qui, à son tour, serait un complément non pas de l'adjectif épithète mais de tout le syntagme nominal. L'analyse de Breznan ne résout pas le problème du verbe, puisqu'elle ne dit pas où se trouve la forme du verbe être qui permet d'effacer le verbe être dans la comparative. Si l'hypothèse est exacte selon laquelle c'est toujours la deuxième manifestation du même verbe qu'on efface, il faut penser que la source de a taller man est également une structure attributive comportant le verbe être. Il n'y a certainement pas de parallélisme exact entre l'adjectif épithète et une relative, mais il y a, d'autre part, de nombreux points communs, et le fait que la réduction de la proposition comparative présuppose en général la répétition du même verbe suggère l'idée que l'épithète est le résultat d'une transformation antérieure à celle qui permet de réduire une relative à un adjectif en apposition. Vergnaud (1975) examine également des cas où le verbe effacé ne serait pas la réplique d'un verbe précédent, mais une forme du verbe être. Son étude, centrée sur quelques constructions très compliquées, ne me semble pas mettre en doute la théorie générale de l'identité du verbe effacé avec un verbe précédent.

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nohceraveccertitude, il faudrait étudier dans le détail les conditions
d'application de cette paraphrase abrégée.

Il faut rappeler, à ce propos, que la langue ne place pas le sujet parlant devant l'alternative qui consiste ou bien à répéter ou bien à effacer: on peut, par le verbe faire, remplacer des structures très complexes, ce qui est une des raisons pour lesquelles on ne rencontre jamais, dans la pratique, de structures répétitives compliquées:

(44) jamais sourire d'aucun de mes enfants ne m'a inondé le cœur d'une aussi
séraphique joie que fit celui que je vis poindre sur ce visage de statue (Gide,
Symphonie 41-42)

où fit remplace que l'était la joie dont m'inonda le cœurll.

En principe, le complément de comparaison dépendant de l'épithète
autre se comporte comme le complément de comparaison qui dépend
d'un adjectif modifié par un adverbe de degré:

(45) II fit observer qu'il dépendait encore d'autres gens que Mgr Lebaigue; du
recteur de l'lnstitut catholique, pour ne citer que lui (Romains, Hommes XIII
38)

où l'on remarque que l'auteur n'a pas répété la préposition après autres. Cependant, la syntaxe de autre pose des problèmes particuliers, et l'on traite souvent le complément de autre comme s'il dépendait directement du verbe de la proposition matricel2:

(46) Je ne l'indiquerais pas à un autre qu'à toi (ib. XII 181)

Ainsi qu'il ressort des problèmes de détail qu'on vient d'examiner, on s'éloigne assez rapidement de la langue naturelle quand on essaye de reconstruire la proposition comparative complète. Tout d'abord, pour faire des paraphrases acceptables, il faut utiliser des pronoms au lieu de substantifs et d'adjectifs. Si l'on remonte au-delà des pronominalisations, on arrive à des structures abstraites de type chomskyen:

(1) John is more than [#Bill is clever#] clever —* John is more clever than Bill

Dans la structure abstraite, la comparative est placée à côté de l'adverbe
de degré pour marquer qu'elle en dépend étroitement.

La répétition de l'adjectif dans la comparative est très bien justifiée en
français, puisqu'il est représenté par le pronom le. Mais cette représentationde



11: Sur l'emploi défaire comme 'verbum vicarium', voir Sandfeld: Les propositions subordonnées, p.447 sq., et J. Pinchon: Les pronoms adverbiaux, p. 169 sq.

12: Sandfeld: L'lnfinitif, p. 139 sq.

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tationdel'élément modifié par l'adverbe de degré est exceptionnelle. Comme les règles du jeu exigent justement qu'on efface la deuxième manifestation du même élément, la paraphrase avec répétition d'élémentsidentiques ne peut être qu'un artifice qui reflète imparfaitement la structure profonde. Ce qu'on peut répéter dans des paraphrases acceptablesquoiqu'artificielle s, ce sont uniquement les éléments pronominalisableset le verbe. On ne peut pas pronominaliser les adverbes, par exemple,et il ne peut donc pas être question de répétition:

(47) Paul court plus vite que Pierre (ne court)

Si, à la rigueur, il est possible de répéter le verbe dans (47), c'est que la
répétition du verbe est naturelle et motivée lorsque le temps n'est pas le
même:

(48) Paul court plus vite que Pierre n'a couru

Cette possibilité qui s'offre de répéter le verbe, ainsi que les pronominalisations et le traitement d'éléments dissemblables mis en parallèle, indiquent qu'il faut partir d'une structure théorique avec répétition de tous les éléments de la proposition matrice qui n'ont pas de pendant dans la comparative. Quant au sens, il est clair, par exemple, que dans

(49 Paul court plus vite sur le sable que Paul

la restriction sur le sable vaut aussi bien pour la deuxième que pour la
première proposition.

On est finalement amené à accepter non seulement l'idée de la répétition
d'adverbes tels que vite, mais aussi l'usage d'éléments abstraits. La
répétition de vite dans (47) peut être exprimée dans une paraphrase:

(50) Pierre court vite. Paul court plus vite

mais, à la différence de (50), (47) n'implique pas que Pierre coure vite. Il
faut ajouter des indications de mesure:

(51) Pierre court X vite. Paul court Y vite

où Y, correspondant à plus, est plus grand que X.

Lorsque l'adverbe de degré n'est pas un modificateur, mais un quantifieur,
on ne peut même pas faire une paraphrase du type (50):

(52) J'ai dormi plus que (je ne dors) d'habitude

(53) *Je dors d'habitude. J'ai dormi plus

II faut supposer un élément de quantification X:

Side 98

(54) Je dors d'habitude X. J'ai dormi plus

ou, avec les propositions dans l'ordre habituel:

(55) J'ai dormi plus [g je dors d'habitude X]§

Pour étayer l'hypothèse d'un tel élément de quantification, on peut
citer des arguments proprement syntaxiques. Si nous avons

(56) II a autant d'ennemis que d'amis

on peut se demander de quoi dépend d'amis. La forme exige un quantifieur,
sans lequel on aurait des amis. Ce quantifieur ne peut pas être
l'adverbe précédent, ce qui ressort de

(57) II a plus d'ennemis que d'amis

où le sens exclut la combinaison de d'amis avec plus. On serait peut-être
tenté de penser que la réduction de des à de serait due à la négation de la
comparative:

(58) II a plus d'ennemis qu'il n'a d'amis

mais après autant (56) il ne saurait être question d'une négation, et l'on a
d'ailleurs de aussi devant un sujet, sur lequel la négation ne peut porter:

(59) Plus de filles que de garçons l'ont compris

II faut donc supposer une structure du type

(60) Plus [§X de garçons l'ont comprisJs de filles l'ont compris

L'idée de la présence de cet élément X dans la structure sous-jacente de la comparative s'impose encore plus dans les cas où l'adverbe de degré, employé comme expression de quantité, est régi par une préposition. Dans ces cas, toute paraphrase sous forme de proposition est exclue (sauf avec le verbe faire):

(61) Dans ses discours, il s'exprime avec plus de résignation que de fougue

Or, si l'on suppose pour (61) une structure profonde du type

(62) Dans ses discours, il s'exprime avec plus [§ il s'exprime avec X de fougue]§ de
résignation

dans laquelle l'élément X est obligatoirement effacé, ou plutôt déplacé à gauche pour se faire représenter par que, on comprend l'impossibilité d'une paraphrase en langue naturelle. Dans la construction voisine avec objet direct, il n'y a pas de difficulté à déplacer l'élément X à gauche pour le faire représenter par que:

Side 99

(63) Dans ses discours, il montre plus [sil montre X de fougueJs de résignation
—» Dans ses discours, il montre plus de résignation que (il ne montre) de fougue

Ces constructions s'expliqueraient donc de la même manière que d'autres constructions où il est question du déplacement d'une expression de quantité. Tandis qu'on peut déplacer à gauche l'adverbe combien, lorsque celui-ci est complément d'objet direct:

(64) II a montré combien de cartes?
—> Combien a-t-il montré de cartes?

on ne peut transformer

(65) II a joué avec combien de cartes?

ni en

(66) *Avec combien a-t-il joué de cartes?

ni en

(67) ?Combien a-t-il joué avec de cartes?

Ce ne sont pas des causes, à cet égard fortuites, comme l'existence ou l'inexistence d'un pronom adéquat, qui expliquent qu'on ne peut pas faire de paraphrase du complément de comparaison dans ces constructions. Même s'il y a un pronom qui peut représenter la préposition en question, la construction reste incorrecte:

(68) *Tu ne jouiras pas de plus de libertés que je n'en jouis aujourd'hui

Ici, en pourrait représenter de libertés, mais, pour que la construction
soit correcte, il faudrait que en représente de X de libertés, ce qu'il ne
peut faire si X a été effacé ou déplacé à gauche.

Les paraphrases en langue naturelle sont manifestement insuffisantes pour montrer la forme propositionnelle du complément de comparaison. On pourrait en tirer la conclusion que le complément de comparaison n'est pas, en général, une proposition réduite. Cependant, les arguments qu'on peut citer en faveur de la théorie d'une proposition réduite semblent si forts qu'il faut plutôt tirer la conclusion inverse, à savoir que, pour expliquer les phénomènes observés, il faut se servir de structures propositionnelles théoriques.

Ebbe Spang-Hanssen

Copenhague

Side 100

Résumé

L'auteur se propose de montrer que, sans accepter à priori le modèle transformationnel, on est amené, par l'étude des détails du système comparatif français, à admettre la validité, en ce domaine, de certaines idées de base de l'école transformationnelle. Pour analyser les compléments de comparaison des langues romanes on a toujours eu recours à des analyses de type transformationnel, mais on a rarement poussé ces analyses très loin, ce qui a donné comme résultat des descriptions un peu embrouillées.

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