Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Rousseau et Diderot, critiques de la philosophie égalitaire d'Helvétius

par

Jørn Schøsler

La tendance croissante de la vie culturelle et politique des sociétés occidentales à accorder au milieu physique et moral un rôle décisif dans le développement moral et intellectuel de l'individu a rendu particulièrement actuelle la vieille «question des idées innées». En effet, vu les conséquences pédagogiques et politiques, il est de la dernière importance de savoir si l'homme n'est que le produit des impressions reçues du dehors, ou bien s'il naît au contraire préstructuré dans un sens ou un autre, soit avec la «raison universelle» des rationalistes classiques, soit avec diverses possibilités individuelles, intellectuelles ou moralesl.

Nous allons essayer ici de retracer l'origine de ce débat en remontant à la polémique sensualiste de la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui a posé les prémisses philosophiques de notre situation actuelle. Un examen de la philosophie d'Helvétius, qui est - grosso modo - la première formule «pratique» de la thèse empiriste en France, va nous permettre ainsi de relever les présupposés métaphysiques et les arguments qui sont à la base de ce «sociologisme» qui ne tend à voir en l'homme qu'un produit de la société. Analysant ensuite l'attitude de Rousseau et de Diderot en face d'Helvétius, nous trouvons chez ceux-ci une critique pertinente de l'anthropologie«table rase», critique qui d'ailleurs révèle un accord



1: (1) La tendance du système scolaire vers une école plus égalitaire suppose implicitement qu'il n'existe pas de différences intellectuelles innées, ou du moins que celles-ci sont sans importance pour le développement de l'esprit de l'individu. (2) La resocialisation du criminel, substituée de plus en plus à la punition proprement dite, témoigne également d'une confiance croissante en la malléabilité de l'homme, et (3) les féministes, enfin, rejetant la société faite par l'homme et pour l'homme, s'attaquent essentiellement à l'idée d'une différence de nature entre les sexes. Selon elles, au lieu de nature, il faut parler de rôles assumés dès la tendre enfance, rôles qui deviennent interchangeables du moment qu'on prend conscience de leur contingence.

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philosophique inattendu entre ces deux penseurs par ailleurs très différent
s2.

La thèse égalitaire d'Helvétius

On peut dire qu'avec la philosophie d'Helvétius, la polémique contre les idées innées de Descartes, d'abord d'inspiration métaphysique et théologique, devient plus consciente des implications pédagogiques et politiques de la thèse sensualiste. Ne se contentant plus de répéter après Locke que toutes nos idées tirent leur origine des sens, elle s'efforcera désormais de tirer les conséquences pratiques de la doctrine sensualiste.

Dans les premières pages du livre De l'Esprit (1758), Helvétius non seulement laisse toutes les idées provenir des sens, mais il établit aussi - comme Condillac - la réduction de toutes nos facultés à la sensation. Ainsi, selon lui, la mémoire n'est qu'une «sensation continuée» (p. 2) et la faculté de comparer et le discernement actif ne sont pas autre chose que la faculté de sentir les ressemblances et les différences entre les objets (pp. 8-9). De plus, par une analyse détaillée, il démontre comment nos sentiments, eux aussi, se laissent tous réduire à la sensibilité physique (p. 324), les voyant comme des manifestations différentes de I'«amour de soi», sentiment fondamental dû à la sensibilité innée au plaisir et à la douleur.

Ceci revient à dire qu'à la naissance l'homme ne possède ni l'intelligence («l'esprit» = idées et facultes), ni le caractère moral. Muni de la seule sensibilité physique, il n'a en naissant que la faculté de recevoir, par les sens, des idées et - en un certain sens - des sentiments. Il est évident que cette affirmation implique une position métaphysique: l'espritse réduit à la sensibilité physique = les sens = la matière. Mais, contrairement à l'apologétique de l'époque, nous pensons que l'élaborationd'une philosophie matérialiste n'est pas le but essentiel d'Helvétius3. Effectivement, il n'y a aucune raison de ne pas le croire quand il affirme



2: II n'existe aucune étude d'ensemble sur cette discussion entre Helvétius, Rousseau et Diderot; c'est que la recherche «dix-huitièmiste» - malgré un épanouissement extraordinaire ces dix dernières années - a dans une large mesure négligé le mouvement sensualiste.

3: Une interprétation matérialiste d'Helvétius, voyant en lui surtout un ennemi dangereux de la religion, se trouve par exemple chez A. Chaumiex: Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie, t. 11, (Bruxelles et Paris, 1758-1759), chez le P. H. Hayer: La religion vengée, t. VII, (Paris, 1759) et chez Lelarge de Lignac: Examen sérieux & comique des discours sur l'Esprit, (Amsterdam, 1759).

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lui-même expressément n'attacher aucune importance à la question métaphysique, si débattue à l'époque, de savoir si la pensée est la faculté d'une substance matérielle ou spirituelle (pp. 4-5). Sa véritable intention est manifestement de répondre à la question qu'il pose comme titre au Discours 111 du livre De l'Esprit: «Si l'esprit doit être considéré comme un don de la nature, ou comme un effet de l'éducation.» Soutenir que toutes les idées, toutes les facultés et tous les sentiments sont le résultat de l'influence du dehors, c'est soutenir que nous naissons tous égaux, idée bien consolatrice pour l'humanité puisque alors la nature ne pose pas de limite à l'effort humain pour rendre l'homme meilleur. C'est le mérite d'Helvétius - dans le livre De l'Esprit et plus tard dans l'œuvre posthume De i Homme (1772) - d'avoir été le premier à tirer cette conséquence de l'epistemologie sensualiste4, conséquence qui, grâce à Marx, devait avoir une importance si considérable dans l'avenirs.

Rousseau contre Helvétius

Nombreuses sont les critiques que soulève le sensualisme réductionniste du livre De l'Esprit, mais il y en a une qui mérite particulièrement de retenir notre attention, à savoir celle de Jean-Jacques Rousseau. Parmi les apologistes de l'époque, il est pratiquement seul à comprendre ce qui constitue la vraie originalité d'Helvétius, la thèse de «l'égalité naturelle». Il est vrai que Rousseau défend l'activité innée de l'esprit, qui, selon lui, ne se laisse pas réduire à la sensibilité physique. Mais son but principal n'est pas de défendre l'hypothèse cartésienne de la distinction essentielle de l'âme et du corps. Ses propres formules, dans sa longue note marginaleau livre De l'Esprit et dans une critique d'Helvétius, insérée dans La Nouvelle Héloïse (V, III), font clairement voir qu'il considère



4: II est vrai qu'on trouve déjà chez Morelly (Essai sur l'Esprit humain, Paris, 1743) l'esquisse d'une théorie sensualiste de l'éducation, mais ce n'est qu'à partir d'Helvétius et de Rousseau que prend son essor l'orientation «pratique» du sensualisme.

5: La dette de Marx envers les matérialistes français du XVIII* siècle ressort de façon particulièrement claire de La Sainte Famille. Ayant cité à plusieurs reprises le livre De l'Esprit, il y joint le commentaire suivant: «Wie nach Helvétius die Erziehung, worunter er nicht nur die Erziehung im gewòhnlichen Sinn, sondern die Gesamtheit der Lebensverhàltnisse eines Individuums versteht, den Menschen bildet, wenn eine Reform nòtig ist, welche den Widerspruch zwischen dem besonderen Interesse und dem gemeinschaftlichen Interesse aufhebt, so bedarf er andrerseits zur Durchführung solcher Reform eine Umwandlung des Bewusstseins . . .» (Marx/Engels: Werke, Berlin, 1962-68, B. 2, p. 140).

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lui-même la critique métaphysique dirigée contre Helvétius, d'abord dans les notes marginales au livre De l'Esprit6 et plus tard dans la Profession de foi du vicaire savoyard {Emile, L. IV), comme une réfutation des présupposés métaphysiques de la thèse égalitaire7. Nous allons examiner d'abord les objections de Rousseau dans les notes marginales, ensuite le développement de ces objections dans la critique plus élaborée de la Profession de foi et enfin l'opposition exprimée dans La Nouvelle Héloïse.

S'opposant à la psychologie réductionniste et passiviste d'Helvétius en soulignant le caractère irréductible de chaque faculté et l'activité de l'esprit dans l'établissement des rapports entre les idées reçues des sens, Rousseau conclut que

Le principe duquel l'auteur déduit dans les chapitres suivants l'égalité naturelle des
esprits, et qu'il a tâché d'établir au commencement de son ouvrage, est que les
jugements humains sont purement passifs.

et il ajoute:

j'ai tâché de le combattre et d'établir l'activité de nos jugemens, et dans les notes que j'ai écrites au commencement de ce livre, et surtout dans la premiere partie de la profession de foi du Vicaire Savoyard. Si j'ai raison et que le principe de M. Helvetius et de l'auteur susdit [i.e. l'auteur de l'article «Evidence» de l'Encyclopédie] soit faux, les raisonemens des chapitres suivans, qui n'en sont que des conséquences tombent, et il n'est pas vrai que l'inégalité des esprits soit l'effet de la seule éducation, quoiqu'elle y puisse influer beaucoup». (Notes sur De l'Esprit, Œuvres complètes (= 0.C.), Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1969, t. IV, p. 1129).

Comme il ressort de ce passage, Rousseau considère que la thèse
égalitaire (l'affirmation que nous naissons tous égaux) tombe avec son



6: Publiées d'abord dans l'édition critique de P. M. Masson dans Revue d'Histoire littéraire de la France, t. XVIII (1911), p. 103-124: Rousseau contre Helvétius et plus tard par P. Burgelin et René Pintard dans les Œuvres complètes de Rousseau, (Gallimard, 1969, t. IV, pp. 1121-1130).

7: Deux articles récents soutiennent la thèse d'une opposition pédagogique entre Rousseau et Helvétius. Dans un article intitulé The Malleability of Man ..., (dans: Aspects of thè Eighteenth Century, ed. by Earl R. Wasserman, 1966), John Passmore oppose la conception helvétienne de la toute-puissance de l'éducation à la fameuse thèse de la bonté naturelle de Rousseau, et Guy Besse, de son côté, reprenant le «vieux problème», met également l'accent sur la différente conception pédagogique des deux auteurs. (D'un vieux problème: Helvétius et Rousseau, Revue de l'Université de Bruxelles, 1972). Cependant, aucun de ces deux critiques n'entre en détail dans l'argumentation des deux philosophes et l'unité essentielle de la critique métaphysique et pédagogique dans la pensée de Rousseau échappe à tous les deux.

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fondement métaphysique si la sensation et le jugement sont deux opérationsdifférentes. C'est pourquoi il tient à établir - d'abord dans les notes marginales du livre De l'Esprit - le fait que «Dans la premiere opération l'esprit est purement passif, mais dans l'autre il est actif». (Ibid., p. 1125). Ce point de vue se trouve développé dans la Profession de foi par deux arguments fondamentaux, qui sont, sinon concluants, du moins très convaincants.(0.C., t. IV, pp. 572-573). Il affirme d'abord que si «juger» c'est «sentir», il sera impossible de porter un faux jugement sur le rapport de deux choses (p. ex. sur un rapport de grandeur); car, comme selon cette hypothèse on sent le rapport, ce qui veut dire qu'on reçoit passivementune image du rapport objectif, aucune erreur de jugement ne pourra se produire par l'intervention active de l'esprit. A cet argument on pourrait,nous semble-t-il, opposer la vieille leçon du scepticisme qui n'a cessé de nous répéter qu'une perception n'est pas forcément le reflet exact de l'objet qui la cause. Le deuxième argument dont se sert Rousseaupour distinguer le «juger» du «sentir» relève de la notion scolastique d'un sensorium commune. Il faut, nous dit-il, une activité combinatoire qui s'exercerait à l'aide du sens commun, sans lequel «il nous seroit impossible de connoître que le corps que nous touchons et l'objet que nous voyons sont le même». (0.C., t. IV, p. 573). En effet, comment expliquer l'identité de l'objet dans la perception sans avoir recours à une combinaison intérieure des impressions isolées des différents sens? Cependant, on pourrait se demander si la combinaison des perceptions est nécessairement un processus actif. Ne pourrait-on pas se représenter ce processus par l'image d'un canal constitué passivement par ses affluents? Quoi qu'il en soit, Rousseau lui-même ne nous laisse aucun doute sur l'irréductibilité du sujet à l'objet: «Qu'on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations; qu'on l'appelle attention, méditation, réflexion, ou comme on voudra; toujours est-il vrai qu'elle est en moi et non dans les choses, que c'est moi seul qui la produis, quoique je ne la produise qu'à l'occasion de l'impressionque font sur moi les objets.» (Ibid.).

Il ne faudrait pas que la nature un peu problématique de ces deux arguments de Rousseau, que nous venons de citer, dissimule le fait que, pour l'essentiel, nous tenons la façon de voir de Rousseau pour vraie. Phénoménologiquement il semble juste de différencier la vie psychique en deux processus essentiellement différents: d'un côté, nous nous sentonsle récepteur passif des impressions des sens, et de l'autre, nous éprouvons en nous-mêmes une spontanéité ou activité qui travaille ces

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impressions. Or, n'oublions pas que cette conception - qu'elle soit vraie ou non - ne mène en aucune manière au but que vise Rousseau, à savoir la falsification de la thèse égalitaire. Il est toujours possible de soutenir que nous avons en naissant le même potentiel d'activité spirituelle et que la différence d'intelligence et de caractère, observable parmi les hommes, est due à l'éducation différente qu'ils ont subie. (Education prise, selon Helvétius, au sens large de conditionnement). D'ailleurs, les rationalistes «activistes» n'ont jamais été individualistes, affirmant toujours que les hommes naissent essentiellement égaux en tant que «participants» de la même raison universelle; ce qui revient à dire que la distinction radicale qu'introduit Rousseau entre juger et sentir n'étant pas une démonstration rigoureuse, elle se laisse du moins facilement lier à la cause de l'individualisme,comme on le verra à l'époque du romantisme.

Dans La Nouvelle Héloïse (V, III), Rousseau s'engage plus directementdans une réfutation pédagogique de la conception helvétienne de l'éducation comme toute-puissante, sans oublier pourtant les présupposésmétaphysiques de la question. Suivant Helvétius d'assez loin, il admet que nous tirons toutes nos idées et tous nos sentiments des sensations,mais, ajoute-t-il, s'opposant à Helvétius, nous naissons avec nos «dispositions à les acquérir». (0.C., t. 11, pp. 565-566). Autrement dit: bien que le développement de l'individu soit déterminé dans une large mesure par la nature des impressions reçues du dehors, il ne se fait qu'en fonction d'un facteur inné - «Organisation intérieure» (ibid., p. 566) - qui fait que les mêmes impressions jouent différemment chez des individus différents. Il est intéressant de noter que pour soutenir son opinion, Rousseau allègue Vexpérience, rejoignant ainsi Helvétius qui, lui aussi, fait appel à l'expérience pour avancer l'idée que combat justement Rousseau,celle de la malléabilité totale de l'homme. Ainsi, lorsqu'Helvétius se fonde sur Yexpérience pour affirmer que les hommes ne naissent qu'avec de légères différences dans la «finesse des sens», dans I'«étenduede la mémoire» ou dans la «capacité d'attention», différences sans aucune importance pour le développement de l'individu, (cf. De l'Esprit, Discours 111, Ch. 11-IV), Rousseau, lui, montre également par l'expérience que deux hommes, placés dans les mêmes conditions, pourront se développer d'une manière tout à fait différente. (0.C., t. 11, p. 565). Ceci met en évidence l'insuffisance de la foi du XVIIIe siècle en l'expérience comme moyen infaillible pour arriver à la vérité objective. En appeler à la seule expérience des sens pour établir la vérité se révèle bien insuffisant du moment que l'expérience mène non seulement à des résultats différents,mais

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rents,maismême opposés. Pour obtenir un fondement solide, il faut
évidemment substituer à l'expérience brute l'expérimentation de la
science.

N'empêche qu'une argumentation en soi peut être plus ou moins convaincante, et, en l'occurrence, il nous semble encore une fois qu'Helvétius se tire mal de la discussion. Que ce soit l'un ou l'autre qui ait raison - la question fait toujours l'objet d'un débat acharné - il n'en reste pas moins qu'Helvétius, en donnant essentiellement raison à son adversaire, est victime de sa propre argumentation. Au lieu de rejeter, comme il aurait dû le faire, l'affirmation que deux personnes (p. ex. un frère et une sœur) peuvent se développer d'une manière tout à fait différente dans les mêmes conditions, il accepte cette prémisse, essayant de «sauver» sa thèse par une hypothèse auxiliaire: les conditions d'un certain milieu n'étant jamais strictement identiques, il n'est pas étonnant que deux individus puissent se développer différemment bien qu'issus tous les deux de ce qu'on appellerait le même milieu. On comprend l'indignation de Rousseau devant une telle tentative d'évasion:

Laissons, je vous prie, toutes ces subtilités, et nous en tenons à l'observation. Elle
nous apprend qu'il y a des caracteres qui s'annoncent presque en naissant, et des
enfans qu'on peut étudier sur le sein de leur nourrice. (0.C., t. 11, p. 565).

Soulignons néanmoins que la position de Rousseau ne diffère pas tant de celle d'Helvétius que pourrait le faire croire cette critique du livre De l'Esprit, insérée après coup dans La Nouvelle Héloïse. En réalité il est d'accord avec Helvétius sur l'idée qu'au moins le caractère moral de l'individu est le résultat de l'influence pédagogique et politique. Si nous ne naissons pas avec la même capacité d'esprit, nous avons du moins en naissant la même disposition au développement moral; car, nous dit Rousseau avec toute l'école sensualiste, l'homme naît avec un sentiment fondamental, l'«amour de soi», qui, virtuellement, contient tous les autressentiments, bons comme mauvais, moraux comme immoraux, et c'est à l'influence de déterminer quels sentiments seront actualisés chez l'adulteß. {Emile, 0.C., t. IV, p. 493). Pourtant Rousseau donne deux précisions importantes à cette théorie sensualiste du caractère moral: 1) Pour être efficace à long terme, l'éducation morale doit tenir compte



8: Un examen plus approfondi de cet aspect de la philosophie de Rousseau se trouve dans mes articles: Den autoritœre tendens i Rousseaus pœdagogik, SYMPOSION, Odense. 1/77, pp. 3-14 et «La position sensualiste de Jean-Jacques Rousseau», Revue Romane, tome XIII, Fase. 1. 1978.

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du tempérament inné et 2) Yamour de soi n'est pas l'unique mobile des actions de l'homme; parmi tous les sentiments que contient virtuellement ce sentiment originel, il y en a un qui transcende son origine: le sentiment moral (la «conscience»), sentiment universel et invariable. Or celui-ci ne s'actualise pas automatiquement. Ce n'est qu'une éducation bien entenduequi pourra le réveiller et en faire le mobile des actions de l'homme. (Cf. Lettre à Christophe de Beaumont, 0.C., t. IV, p. 936 etEmile, 0.C., t. IV, pp. 322 et 493). Ainsi on voit que Rousseau, bien qu'admettant des différences innées de tempérament, attribue lui aussi à l'éducation le rôle décisif de déterminer le développement moral de l'individu.

Helvétius contre Rousseau

Examinons maintenant la réplique qu'adresse Helvétius à Rousseau dans De l'Homme et de ses facultés intellectuelles et morales (1772, vol. 2, Section V), œuvre posthume qui reprend, pour la développer, la doctrine sensualiste du livre De l'Esprit. Comme le remarque Guy Besse9, cette réplique d'Helvétius n'a pas beaucoup retenu l'attention des critiques, mais malheureusement, G. Besse lui-même n'entre pas dans le détail de l'argumentation.

L'argument principal d'Helvétius consiste à faire voir les contradictionsdans lesquelles tombe Rousseau, aussi bien dans La Nouvelle Héloïse que dans VEmile. Ainsi, juxtaposant des passages de Rousseau, Helvétius montre que Rousseau tantôt accorde à l'homme un caractère moral inné, tantôt considère la moralité comme un produit de l'éducation.(De l'Homme, vol. 2, Section V, Ch. I). Il est vrai que les formules de Rousseau semblent de part et d'autre contradictoires, fait sur lequel Rousseau attire d'ailleurs lui-même notre attentionlo. Or, comme il l'affirmeaussi lui-même, sa pensée n'en reste pas moins cohérente. En effet, l'opposition d'Helvétius est manifestement le résultat d'une lecture superficielle de Rousseau. Un exemple mettra ceci en évidence: dans VEmile, nous fait remarquer Helvétius, Rousseau affirme d'un côté «que le sentiment de la justice est inné dans le cœur de l'homme» et «qu'il est



9: Op. cit., p. 133.

10: «J'ai fait cent fois reflexion en écrivant qu'il est impossible dans un long ouvrage de donner toujours les mêmes sens aux mêmes mots [...] Tantôt je dis que les enfans sont incapables de raisonement, et tantôt je les fais raisoner avec assés de finesse; je ne crois pas en cela me contredire dans mes idées, mais je ne puis disconvenir que je ne me contredise souvent dans mes expressions». (0.C., t. IV, p. 345).

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au fond des âmes un principe inné de vertu et de justice», et de l'autre, il soutient que «la voix intérieure de la vertu ne se fait point entendre au pauvre qui ne songe qu'à se nourrir», que «le peuple a peu d'idées de ce qui est beau et honnête» et «qu'avant l'âge de raison, l'homme fait le bien et le mal sans le connoitre» {De l'Homme, vol. 2, Section V, p. 4), ce qui nous amène à conclure que Rousseau considère à la fois «l'idée de la vertu» comme «innée» et «acquise».

Cependant, il ressort clairement qu'Helvétius ne comprend rien à ce que représente pour Rousseau la notion d'inné. Comme beaucoup d'innéistes et de sensualistes au XVIIIe siècle, il est d'avis que l'inné -si tant est qu'il existe - doit nécessairement être présent à la conscience. Or, Rousseau, justement, se réclame d'une notion virtuelle de l'innéisme et ne voit en conséquence aucune contradiction dans les passages cités par Helvétius. D'ailleurs YEmile le dit clairement: l'homme naît partout avec un sentiment de la justice, un sens absolu du bon et du mauvais, mais ce sentiment inné - la «conscience» - est virtuel dans un double sens. Virtuel, en premier lieu, parce qu'il ne s'actualise que chez l'adulte une fois atteint l'«âge de raison» («Avant l'âge de raison l'on ne sauroit avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales» (0.C., t. IV, p. 316)), âge où s'acquiert la connaissance du bien: «Conoitre le bien, ce n'est pas l'aimer, l'homme n'en a pas la conoissance innée; mais sitôt que sa raison le lui fait connoitre, sa conscience le porte à l'aimer: c'est ce sentiment qui est inné». (0.C., t. IV, p. 600). Virtuel, en second lieu, en ce sens qu'il ne s'actualise pas nécessairement. Son actualisation présuppose une influence heureuse et précise: «Ainsi ce qui rend l'homme essentiellement bon est d'avoir peu de besoins et de peu se comparer aux autres; ce qui le rend essentiellement méchant est d'avoir beaucoup de besoins et de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce principe, il est aisé de voir comment on peut diriger au bien et au mal toutes les passions des enfans et des hommes». (0.C., t. IV, p. 493).

Par conséquent il faut dire que les objections d1 Helvétius ne sont rien d'autre que ce que la logique traditionnelle a appelé une ignoratio elenchi.D'ailleurs - malgré les contradictions alléguées - Helvétius croit connaître parfaitement la véritable pensée de Rousseau, lui accordant la conception d'une bonté morale originelle. Cela ressort d'une manière particulièrement claire de l'argumentation du troisième chapitre du livre De l'Homme, chapitre qui traite, comme l'indique son titre, De la bonté de l'homme au berceau. S'opposant à ce qu'il croit être la pensée de Rousseau, il affirme dans ce chapitre que l'homme naît sans caractère

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moral, ni bon ni mauvais, («Nul individu ne naît bon; nul individu ne naît méchant», (De l'Homme, 1772, t. 2, p. 9), ne s'apercevant pas qu'il rejoint justement par là la vraie pensée de Rousseau. En effet, tout ce que veut dire Rousseau en parlant de la bonté naturelle de l'homme, c'est que, contrairement à ce que prétend la dogmatique chrétienne, l'homme n'est pas a priori foncièrement corrompu, victime du péché originel. L'homme naît, nous dit Rousseau - exactement comme Helvétius - avec un «amour de soi» amoral: «il [l'amour de soi] ne devient bon ou mauvais que par l'application qu'on en fait et les relations qu'on lui donne». {Emile, 0.C., t. IV, p. 322). Bien entendu la conception des deux philosophes diffère en ceci que pour Rousseau Vamour de soi contient virtuellement l'amour des autres, tandis que pour Helvétius Yamour de soi est le dernier mobile de toutes les actions humaines. Cette divergence fondamentale éclate aux yeux quand, à la question que lui pose Rousseau:«sans un principe inné de vertu, verroit-on l'homme juste et le Citoyen honnête concourir à son préjudice au bien public?», Helvétius répond de la manière suivante: «Le héros Citoyen qui risque sa vie pour se couronner de gloire, pour mériter l'estime publique et pour affranchir sa patrie de la servitude, cède au sentiment qui lui est le plus agréable». (De l'Homme, 1772, t. 2, p. 5).

Concluons qu'Helvétius n'arrive aucunement à consolider sa position par sa critique de Rousseau - tout au contraire! Comme nous l'avons vu, c'est que toute son argumentation est basée sur une fausse interprétation de Rousseau. Premièrement, sa position extrêmement positiviste l'empêchede comprendre la fonction essentielle de la notion de disposition dans la pensée de Rousseau. (Pour Helvétius une disposition est une sorte de «qualité occulte»). Deuxièmement, il confond deux questions différentes: 1) Existe-t-il une loi naturelle, critère absolu de la moralité? et 2) quelle est la genèse du caractère moral? Helvétius ne voit pas que l'existence d'une loi morale innée n'implique pas celle d'un bon caractère.Ce qui constitue le bon et le mauvais caractère, c'est respectivementle respect et le mépris de cette loi morale. Par contre, Rousseau, conscient de cette différence, peut affirmer d'une part que chaque individunaît - du moins virtuellement - muni de la connaissance et du sentimentdu bon et du mauvais, et d'autre part, que l'individu naît sans caractère moral, malléable par l'éducation, qui déterminera l'enfant à respecter ou à mépriser la loi morale. Ainsi la pensée de Rousseau se révèle dans le fond aussi réfléchie et aussi cohérente que celle d'Helvétius,malgré son apparence moins systématique et moins conséquente.

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Du reste, n'oublions pas qu'Helvétius ne prouve pas la vérité de sa philosophie égalitaire en relevant des contradictions dans le texte de Rousseau. Qu'il y ait des contradictions ou non chez Rousseau, il reste toujours aussi probable que les hommes naissent différents en ce qui concerne l'intelligence et le caractère.

Diderot contre Rousseau et Helvétius

Le caractère défectueux de l'argumentation d'Helvétius est mis en évidence par Diderot, qui, dans sa Réfutation de l'Homme d'Helvétius (1773) nous offre une critique pertinente de la thèse égalitaire, critique qui reprend, pour les développer, quelques objections esquissées brièvement en 1758 à l'occasion de la parution du livre De l'Esprit. Voulant surtout parler du matérialisme de Diderot, la critique a souvent été amenée à ne voir entre lui et Helvétius qu'une différence de degréll. Or, il nous semble que la position sensualiste de Diderot dans la Réfutation rend plus légitime un rapprochement avec Rousseau.

Si on a souvent représenté Diderot hostile à Rousseau dans le jugement qu'il porte sur la polémique Rousseau-Helvétius, c'est probablement qu'on a interprété sa façon de voir à partir de l'opposition connue par ailleurs entre les deux philosophes, opposition métaphysique (monisme -



11: Cf. par exemple M. Hermann Ley {Diderots Réfutation des Helvétius, Wissenschaftliche Zeitschrift der Humboldt-Universitàt zu Berlin, XIII (1964), p. 119): «Diderots fortlaufende Widerlegung von des Helvétius Werk intitulé l'Homme haben den Charakter eines Streites unter Materialisten» et Guy Besse, qui, voyant dans la Réfutation une évolution vers le matérialisme dialectique, parle d'une «querelle de famille» et d'un «débat entre frères de pensée et frères de combat». (Observations sur la Réfutation d'Helvétius par Diderot, Wissenschaftliche Zeitschrift der Humboldt-Universitàt zu Berlin, XIII (1964), p. 137). Rapprochant ainsi la position de Diderot de celle d'Helvétius, qu'il combat pourtant avec énergie, on est naturellement amené à l'opposer du même coup à celle de Rousseau, qui, lui, se laisse plus difficilement assimiler au camp matérialiste. (Cf. par exemple M. Mordecai Grossmann: «The nature, aims and content of éducation are viewed by both Rousseau and Helvétius from an angle of social conditions contemporary with them, and yet their views are diametrically opposed to each other .. .But perhaps before presenting such violent opposition in views we ought first to compare Helvétius with one with whom he differed in degree only - Diderot» The Philosophy of Helvétius, New York City, 1926, p. 146 (c'est nous qui soulignons)). Or, laissant à part toute considération ontologique, il nous semble plus naturel de rapprocher Diderot de Rousseau, dont il partage justement l'attitude en face d'Helvétius.

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dualisme)l2 et opposition personnelle (la guerre légendaire entre les «deux frères ennemis»l3). De plus il faut dire que dans la Réfutation l'attitude de Diderot à l'égard de Rousseau peut paraître au premier abord assez négative. Ainsi, s'opposant fortement à la critique sociale et culturelle de Rousseau - la glorification de l'état sauvage - il l'attaque personnellement: Rousseau «se soucie bien plus d'être éloquent que vrai» {Réfutation de l'Homme d'Helvétius, Œuvres complètes, éd. Le Club français du livre, 1971, tome XI, p. 482). Rousseau, nous dit-il encore, se soucie peu de la vérité; l'essentiel pour lui, c'est de flatter l'imagination et la sensibilité (ibid.). Helvétius au contraire est «un grand moraliste, un très subtil observateur de la nature humaine, un grand penseur, un excellent écrivain et même un beau génie». (Ibid., p. 506).

Cependant, il ne faut pas se laisser duper par les apparencs. En réalité, Diderot n'est pas aussi hostile à Rousseau que pourraient le faire croire ces propos. En porte témoignage le parallèle suivant, par lequel il exprime d'une façon précise et concise son jugement sur les deux combattants: «La différence qu'il y a entre vous et Rousseau, c'est que les principes de Rousseau sont faux et ses conséquences vraies; au lieu que vos principes sont vrais et vos conséquences fausses. Les disciples de Rousseau en exagérant ses principes ne seront que des fous; et les vôtres, en tempérant vos conséquences, seront des sages». (Ibid.).

Au premier abord, ce jugement peut paraître étrange puisque Rousseau et Helvétius, comme nous l'avons vu plus haut, partent justement des mêmes principes sensualistes. Mais en poursuivant la lecture, on s'aperçoitque ce qu'entend Diderot par les «principes» de Rousseau, c'est précisément cette théorie d'une bonté morale innée que lui impute injustementHelvétius. (Cf. ibid.). Par conséquent, il est légitime de supposerque dans la Réfutation, Diderot voit la philosophie de Rousseau telle qu'elle est représentée par Helvétius dans le livre De l'Homme. Or,



12: Nous tenons à souligner que nous n'avons pas l'intention de démontrer une évolution spiritualiste éventuelle de Diderot à partir de la Réfutation. Nous voulons seulement attirer l'attention sur le fait que dans leur réfutation d'Helvétius, Diderot et Rousseau, deux penseurs par ailleurs très différents, sont d'accord pour opposer au sensualisme «passiviste» d'Helvétius l'élaboration active des données des sens et l'irréductibilité du phénomène moral à la sensibilité physique. D'ailleurs, nier que Diderot dans la Réfutation hésite sur le bien-fondé d'une ontologie matérialiste, à laquelle semblent échapper certains phénomènes proprement humains, c'est peut-être sous-estimer la complexité de sa position.

13: Jean Fabre: Deux Frères ennemis: Diderot et Jean-Jacques, Diderot Studies 111, Genève, 1961, pp. 155-215.

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Diderot n'en considère pas moins les objections de Rousseau contre Helvétius comme justes. Certes, les «principes» de Rousseau, c'est-à-dire l'affirmation de la bonté naturelle et du bonheur de l'homme non civilisé et sans éducation, sont faux mais les conséquences qu'il en tire, et qu'il utilise contre Helvétius sont exactes: la vie spirituelle et la morale ne se laissent pas réduire à la sensibilité physique, irréductibilité qui signifie pour Rousseau, on s'en souvient, l'infirmation de la thèse de l'égalité naturelle.

Naturellement Diderot accepte le point de départ sensualiste d'Helvétius - ses «principes» - mais, à l'exemple de Rousseau, il en rejette les conséquences «extrêmes», à savoir l'égalité naturelle ou, ce qui revient au même, la toute-puissance de l'éducation. D'ailleurs Diderot ne dissimule pas que ce qu'il admire en Helvétius, c'est sa méthode rigoureuse plutôt que les résultats auxquels mène cette méthode. Il faut, à l'en croire, préférer la pensée systématique et logique d'Helvétius, malgré les faux résultats auxquels elle aboutit, aux observations détachées, mais correctes, de Rousseau: «Sa philosophie, s'il en a une, est de pièces et de morceaux. La vôtre est une. J'aimerais peut-être mieux être lui que vous, mais j'aimerais mieux avoir fait vos ouvrages que les siens. Si j'avais son éloquence et votre sagacité, je vaudrais mieux que tous les deux». (Ibid., p. 507).

Un examen plus approfondi des objections de Diderot à Helvétius semble confirmer notre interprétation des propos explicites de Diderot sur Rousseau et sur Helvétius. Effectivement, l'argumentation de Diderotrejoint à peu près celle de Rousseau, bien que Diderot - naturellement - insiste davantage sur la nécessité de l'organisation physique. Ainsi, nous trouvons chez Diderot comme chez Rousseau (cf. plus haut pp. 70) une réfutation du fondement métaphysique de la thèse égalitaire, c'est-à-dire de l'identification du «juger» avec le «sentir». Il convient avec Rousseau que toutes nos idées viennent des sens et que la sensation est la conditio sine qua non du jugement qui établit activement des rapportsentre les données passives des sens, mais s'opposant à Helvétius, et toujours en accord avec Rousseau, il souligne du même coup l'impossibilitéde réduire cette activité combinatoire à la passivité de la sensation:«Prendre des conditions pour des causes, c'est s'exposer à des paralogismes puérils, et à des conséquences insignifiantes». (Ibid., p. 492). De plus, non seulement la pensée n'est pas réductible à la sensation, dont elle élabore les données, mais déjà la notion clef d'Helvétius, à savoir celle de la «sensibilité physique», renferme un mystère insoluble.

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En effet, comment la sensibilité, qualité immatérielle, peut-elle être l'attributde
la matière? (.. .mais la liaison nécessaire de ce passage
m'échappe». [Ibid.]).

Comme Rousseau, Diderot refuse aussi de faire de la sensibilité physique le mobile universel des actions humaines. Celles-ci, bien que présupposant toutes la douleur et le plaisir physiques, n'en sont pas nécessairement la conséquence immédiate. (Ibid.). Beaucoup d'actions n'ont aucune liaison avec le besoin physique de la jouissance: par exemple, quel rapport y a-t-il entre «l'héroïsme insensé de quelques hommes religieux et les biens de ce monde? ... Le premier principe de leur morale est le dédain d'honneurs corrupteurs et passagers. Voilà ce qu'il faut expliquer. Quand on établit une loi générale, il faut qu'elle embrasse tous les phénomènes, et les actions de la sagesse et les écarts de la folie». (Ibid., p. 505). Ici il est intéressant de noter que Diderot, connaissant les objections de Rousseau contre la morale de «l'intérêt» d'Helvétius, ainsi que la riposte de celui-ci, n'hésite pas à se ranger du côté de Rousseau.

Nous avons vu chez Diderot comme chez Rousseau une réfutation de l'identification helvétienne du «juger» avec le «sentir», identification, qui, comme le remarque Rousseau (cf. plus haut), constitue le fondement métaphysique de la thèse égalitaire. La sensation, quoique condition nécessaire du jugement, n'est évidemment pas la cause productrice de celui-ci. Or, comme nous l'avons déjà remarqué, le fait même d'établir une distinction entre juger et sentir ne suffit pas pour prouver la fausseté de la thèse égalitaire. Il faut encore expliquer pourquoi tout le monde ne naît pas doué de la même faculté déjuger. C'est ce qu'a entrepris Rousseau dans La Nouvelle Héloïse en parlant d'une «organisation intérieure» qui fait que les mêmes impressions agissent différemment sur différents individus. Diderot, profondément d'accord avec Rousseau sur ce point, insiste longuement là-dessus, prenant peut-être même son point de départ dans le texte plus succinct de Rousseau.

L'erreur fondamentale d'Helvétius est, nous dit-il, que, de peur d'introduiredes «qualités occultes», il s'en tient uniquement à l'aspect immédiatementobservable de «l'organisation», négligeant le côté intérieur de celle-ci, révélé par l'anatomie et la physiologie (cf. op. cit., p. 512). L'esprit humain - «le juge ou le rapporteur» (ibid., p. 508) «qui assure et qui nie» (ibid., p. 525) - ne dépend pas seulement des cinq sens, mais aussi d'un organe intérieur, le cerveau, qui, d'une manière inexplicable il est vrai, combine et juge. Si Helvétius avait tenu compte de ce facteur intérieur décisif, il aurait compris qu'en vertu d'une «organisation» plus

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ou moins différente, les individus naissent inégalement pourvus de capacitésintellectuelles et morales: «L'homme ne naît rien; mais chaque homme naît avec une aptitude propre à une chose». (Ibid., p. 600). Opposantà Helvétius la conception d'un innéisme virtuel, Diderot, on s'en souvient, renouvelle l'affirmation de Rousseau, selon laquelle l'homme naît sans idées et sans sentiments, mais avec des «dispositions à les acquérir», dispositions variant selon I'«organisation intérieure» (cf. plus haut). Curieusement, nous dit Diderot, Helvétius fait de I'«organisation» ce qui distingue l'homme de l'animal et les animaux entre eux, mais néglige complètement ce facteur «lorsqu'il s'agit des variétés d'intelligence,de sagacité, d'esprit, d'un homme à un autre homme». (Ibid., p. 525).

Il est difficile de ne pas acquiescer à la critique de Diderot, critique qui, fondée sur une connaissance solide des sciences naturelles, approfondit l'attaque plus spontanée et plus «common sensé» de Rousseau contre les généralisations paradoxales et inadmissibles d'Helvétius. En effet, à notre avis, la philosophie égalitaire d'Helvétius illustre parfaitement la faillite d'une pensée spéculative, idéologiquement figée, devant les faits inexorables de la science. Malgré une intention nettement positiviste, Helvétius n'écoute pas la leçon de l'expérience, et, animé du désir de défendre une cause qu'il considère comme juste, il «sauve» sa thèse de l'égalité naturelle par une métaphysique non moins spéculative que celle qu'il voulait combattre. En effet, il ne suffit pas d'alléguer l'expérience; si l'on ne se sert pas de l'expérience scientifiquement fondée, on risque de prendre ses désirs pour la réalité.

Conclusion

L'opposition de Rousseau et de Diderot à la philosophie égalitaire d'Helvétiusconstitue un événement crucial dans le mouvement sensualiste en France au XVIIIe siècle. Elle représente en quelque sorte la prise de conscience d'une pensée, qui, dans le sensualisme extrême de Condillac et d'Helvétius, a trouvé un aboutissement logique mais absurde. En mettant l'accent sur les conséquences «pratiques» de la réfutation lockienneet condillacienne de l'innéisme cartésien, Helvétius révèle à la fois l'utilité et l'absurdité d'un sensualisme radical, pour qui n'existe que ce qui tombe sous les sens. Provoqués par une telle simplification, Rousseauet Diderot sont amenés à préciser leur position sensualiste, et, se rapprochant d'une commune formule sensualiste mitigée, ils restituent en

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quelque sorte le côté intérieur de l'homme, complètement négligé par Helvétius. Non seulement ils mettent en lumière l'irréductibilité du jugementet de la morale à la sensibilité physique, mais, plus fidèles au critère commun de l'observation qu'Helvétius, ils signalent l'existence d'une «organisation intérieure», accordant dès la naissance différentes capacitésintellectuelles et morales aux individus.

Jorn Schosler

Odense

Résumé

L'orìgine métaphysique du débat politique moderne sur la part de l'inné et de l'acquis dans
la nature humaine est à trouver dans la polémique sensualiste de la seconde moitié du
dix-huitième siècle français.

Etudiant ici la base métaphysique de la thèse égalitaire d'Helvétius ainsi que la critique de celle-ci par Rousseau et par Diderot, on entre pour la première fois dans le détail de cette discussion montrant à la fois la faiblesse logique de la position égalitaire d'Helvétius et la justesse de celle de ses deux adversaires. Du même coup on démontre un accord philosophique inattendu entre Rousseau et Diderot, deux penseurs par ailleurs très différents.