Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Michelet et Lombroso ou le discours exorciste

par

Hilde Olrik

Eva, qui donc es-tu? Sais-tu bien ta nature? Sais-tu quel est ton but et ton
devoir?

(A. de Vigny, la Maison du Berger)

La femme qui s'éloigne de son sexe, non seulement perd les grâces que la nature lui a données sans acquérir les nôtres, mais retombe à l'état de femelle, bavarde, impudique, paresseuse, sale, perfide agent de débauche, empoisonneuse publique, une Locuste, une peste pour sa famille et la société.

(Proudhon, La Pornocratie)

J'ai placé ce passage de Proudhon en deuxième exergue, car il contient un grand nombre des mots clefs ou thèmes qui jalonneront les réflexions qui vont suivre et qui se grouperont autour d'un certain discours répressif et antiféministe de la seconde moitié du XIXe siècle dans lequel j'essaierai de montrer que les modèles de la prostituée et de la femme «honnête» se définissent l'un par rapport à l'autre, de façon plus ou moins explicite.

J'ai choisi deux ouvrages qui me paraissent représentatifs de ce discours, même si à première vue ils semblent n'avoir rien en commun; et je tiens à souligner que ma lecture de ces deux ouvrages sera nécessairement restrictive, étant donné la visée limitée et polémique de mon propos.

Le premier de ces ouvrages, c'est L'Amour de Michelet (1869), qui en apparence est un panégyrique exalté de la femme, dont le but explicite est de «ramener l'homme à la femme» et que, jusqu'à aujourd'hui, la critique classe parmi les belles œuvres féministesl.

Le second est l'étude des deux criminologues italiens Lombroso et Ferrerò: La Donna delinquente, la prostituta et la donna normale (1893), dont la traduction française de 1896 La Femme criminelle et la prostituée servira de base pour mes citations (abrév. FC).

Ces deux livres ont eu un retentissement énorme à leur parution, et
au-delà: le nom de Lombroso occupe toujours une place de choix dans la
criminologie européenne. Les étudiants en droit entendent chanter ses



1: P. ex. Philippe Régnier in Littérature no. 24, 1976, p. 81.

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louanges à cause de son but novateur: chercher des causes médicales à la
criminalité.

Misogynie et idéologie

Proudhon ne savait pas combien il disait vrai en proclamant ailleurs les deux possibilités que la vie offre à la femme: ménagère ou courtisane. Ses contemporains et ses successeurs en esprit y mettront du leur; ils emploieront toutes leurs forces, toute leur conviction à faire qu'il en soit ainsi, pour que Tune ne soit jamais pensée ou définie que par rapport à l'autre. Ils s'ingénient à créer, de toutes pièces ou presque, deux modèles, deux abstractions, un couple binaire dont les deux termes ressemblent étrangement à tant d'oppositions dans l'image féminine à travers les âges: la femme ange et diable, la Madone et la pécheresse, la mère et la putain, etc. Nous sommes en terre connue, archiconnue; nouvelle me paraît seulement la façon dont cette image de la femme est représentée dans la seconde moitié du XIXe siècle: il faut presque revenir aux Pères de l'Eglise pour retrouver des textes d'une misogynie pareille, révélant une telle peur du sexe de la femme.

Ce qui choque peut-être le plus, c'est l'hypocrisie qui caractérise ces discours antiféministes multiples mais convergents. Tous se veulent humanistes, chrétiens le plus souvent2, chantant les louanges de la femme, en apparence; tous se veulent avant tout scientifiques, basés sur la vérité pure et simple et irréfutable de la nouvelle science positive, sur les découvertes de Darwin, des physiologues, des psychologues.

Tous ces savants, imbibés de l'idéologie dominante, se surpassent dans leurs efforts pour solidifier cette idéologie qui resserrera toujours davantage le filet autour de la femme, pour en faire cet être hystérique de l'époque victorienne qu'un Freud parut délivrer, mais en l'assujettissant à un autre esclavage, et dont nous soignons encore aujourd'hui les blessures.

L'homme ventriloque

Au nom de quoi l'homme enfermait-il et châtrait-il sa compagne, lui
fermait-il la bouche? Proudhon a déjà donné la réponse: au nom de la



2: Un exemple type de ce discours religieux et édifiant: Adolphe Monod: La Femme. Deux discours. (Paris 1850).

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famille, au nom de la nation3. Mais pour parler au nom de quelqu'un, il faut que ce quelqu'un soit jugé incapable de s'exprimer lui-même. Il est vrai qu'à l'époque la femme avait très peu de possibilités de s'exprimer (les raisons en sont trop évidentes et connues pour qu'on s'y attarde); il est vrai aussi que depuis quelque temps, à la Voix des Femmes s'étaient jointes d'autres voix féministes; voilà qui explique peut-être aussi la violenceavec laquelle les hommes se mirent à réduire cette voix au silence.

C'est ainsi que L'Amour de Michelet s'ouvre sur un chapitre où nous
trouvons cette constatation-ci:

Ces différences intérieures se traduisent au dehors par une autre plus frappante. La
femme a un langage à part.

Les insectes et les poissons restent muets. L'oiseau chante. Il voudrait articuler.

L'homme a la langue distincte, la parole nette et lumineuse, la clarté du verbe. Mais la femme, au-dessus du verbe de l'homme et du chant d'oiseau, a une langue toute magique dont elle entrecoupe ce verbe ou ce chant: le soupir, le souffle passionné. (A., p. 50)

Ce passage qui n'est pas sans rappeler non seulement l'«ange doux et plaintif qui parle en soupirant» de La Maison du Berger, mais aussi Nora, le petit rossignol de Helmer (Maison de Poupée), me paraît significatif de l'exaltation répressive qui sera celle de Michelet tout au long de l'ouvrage. En effet, une des meilleures tactiques répressives a toujours été de faire taire l'autre pour parler en son nom, de dire qu'on devine ses plus secrètes pensées pour exprimer ses propres désirs.

Ce passage est aussitôt suivi d'un autre, où l'auteur adopte un zézaiement
informe et ridicule, qui serait le mode d'expression de la femme,
pour ensuite reprendre à la ligne:

«Maintenant qu'elle a parlé, essayons de formuler sa pensée». (A., p. 64)

et nombreuses sont les parenthèses par lesquelles l'auteur nous assure
« . .qu'elle le veut ainsi» et les affirmations de ce genre. Cf. p. ex. p. 84:
«II faut que tu crées ta femme. Elle ne demande pas mieux.»



3: Pour démêler les différents fils qui s'enchevêtrent et finalement s'unissent pour former cette image modèle de la femme que nous voyons s'élaborer à partir du milieu du siècle, il est utile de se référer à l'idéologie de 1848, que Louis Devance analyse si brillamment dans Romantisme n° 13-14 («Femme, famille, travail et morale sexuelle dans l'idéologie de 1848»).

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L'altérité de la femme

Essayons de voir de plus près quels sont les arguments premiers qui entrent dans la démonstration serrée que déploie Michelet dès la première ligne de son ouvrage, pour prouver l'altérité de la femme, pour mettre au clair ce qui la rend radicalement opposée à l'homme:

L'objet de l'amour, la femme, est un être fort à part, bien plus différent de l'homme
qu'il ne semble au premier coup d'œil; plus que différent, opposé, mais gracieusement
opposé dans un doux combat harmonique qui fait le charme du monde.
Elle ne fait rien comme nous, elle pense, parle, agit autrement. Ses goûts diffèrent
de nos goûts. Son sang n'a pas le cours du nôtre; par moments, il se précipite,
comme une averse d'orage. Elle ne respire pas comme nous. En prévision de la
grossesse et de la future ascension des organes inférieurs, la nature a voulu qu'elle
respirât surtout par les quatre côtes d'en haut. De cette nécessité résulte la plus
grande beauté de la femme, la douce ondulation du sein, qui exprime tous ses
sentiments dans une éloquence muette.

Elle ne mange pas comme nous, ni autant, ni les mêmes mets. Pourquoi? Surtout pour la raison qu'elle ne digère pas comme nous. Sa digestion est troublée à chaque instant par une chose: elle aime du fond des entrailles. La profonde coupe d'amour (qu'on appelle le bassin) est une mer d'émotions variables qui contrarient la régularité des fonctions nutritives. (A., p. 49-50)

S'il y a lieu de s'attarder sur ce point, c.-à-d. sur la façon dont Michelet définit la femme, c'est d'abord parce que Lombroso, dans La Femme criminelle et la prostituée, consacre 186 pages à la description de la femme normale, pour pouvoir ensuite déceler tout écart et le taxer de criminalité. Comme il le dit à la page 346:

Chez la femme nous cherchons surtout la féminité et lorsque nous trouvons le
contraire, nous concluons au maximum de l'anomalie. (FC, p. 346)

(alors qu'il n'avait aucun besoin d'une telle première partie sur l'homme normal, dans son premier ouvrage L'Homme criminel, cela va de soi, parce que l'homme = l'homme normal, l'homo sapiens, celui par rapport à qui tout le reste se définit.)

Il y a lieu de s'y attarder ensuite, parce que Lombroso se réclame
explicitement de Michelet; il cite ce que dit Michelet sur la (non)-sexualité
de la femme, comme une preuve irréfutable (v. ci-après).

Sans entrer ici dans les détails, rappelons seulement que Michelet et Lombroso se réclament sans cesse de Darwin, et qu'ils continuent, avec encore plus de rigueur et de ferveur, la voie ouverte par Darwin, et qui consiste - pour le formuler très grossièrement - à taxer de biologique, de

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naturelle, toute structure évolutive, et de rester fermé aux facteurs d'ordre historique et socio-culturel. Avec Darwin, la supériorité de l'homme et l'infériorité de la femme étaient prouvées comme des faits de nature. Selon lui, la femme n'ayant pas eu besoin de lutter pour la vie autant que l'homme, elle s'est arrêtée à un stade inférieur à l'homme dans son développement, elle est restée plus proche de la femelle des animaux et de l'enfant.

Cette idée darwinienne a eu une influence incalculable sur l'œuvre de
Lombroso (v. ci-après) et déjà dans celle de Michelet elle est la source de
deux thèmes principaux:

la femme est un enfant et la femme est une malade,

qui sont ceux-là mêmes où Michelet et Lombroso se rejoignent pleinement,
aussi différents qu'ils puissent paraître au premier abord. Considérons
d'abord le développement de ces thèmes chez Michelet.

La femme enfant

Ce thème de la femme proche de l'enfant, revêt, chez Michelet, la forme idéalisée, édulcorée qui est la sienne: la femme est l'enfant de l'homme, ou plutôt: l'homme est le créateur de la femme. (Cf. p. ex. Livre premier: «Création de l'objet aimé», chap. VIII: «II faut que tu crées ta femme. Elle ne demande pas mieux», etc.)

Entrent dans le développement de ce thème chez Michelet des résonances à la fois bibliques (l'homme créateur comme Dieu, Eve, créée à partir de la côte d'Adam etc.) condillaciennes (la femme = la statue, la page blanche) et mythiques (la statue de Pygmalion); nouvelle me paraît seulement la façon dont ce thème se confond avec deux autres thèmes ou mythes tenaces à l'époque: celui de Vandrogyne et celui de l'imprégnation (dont nous ne ferons pas ici l'historique).

Michelet semble s'écarter du thème traditionnel de l'androgyne, tel qu'il s'exprime p. ex. chez Balzac, et cela en bonne logique, car quoi qu'il en dise, pour lui la femme n'est pas d'une perfection telle qu'on puisse désirer fusionner avec elle (l'idée de l'androgyne suppose une acceptation de la moitié féminine, l'idée d'égalité en quelque sorte). Il faut d'abord faire table rase, effacer toute trace antérieure, pour l'imprégnerde soi-même, pour lui infuser une dose de masculinité, il faut qu'elle subisse le lent et laborieux processus de l'imprégnation, par lequella

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quellafemme se met à ressembler à l'homme, à s'imbiber des rayons de
ce dieu-soleil, bref, à accéder à l'état d'être4.

L'épouse imprégnée se fait homme. Envahie de la force mâle qui une fois a mordu
en elle, elle y cédera de proche en proche. L'homme gagnera, la pénétrera. Elle sera
lui de plus en plus.

Un an, deux ans, suffiront pour qu'une soie charmante et légère, comme la fleur
de l'épi de blé, fleurisse à sa lèvre. Sa voix aussi sera changée. (A., p. 207-8)

Michelet cache mal le motif profond de cet apprentissage si lent et pénible: une femme, c'est avant tout une future mère, mère d'un fils (autre chose est impensable pour Michelet), petit citoyen, futur soldat de la patrie, - il est donc de toute première nécessité qu'elle ne demeure pas à son stade d'ignorance et d'imbécillité totale. (Il y aurait long à dire sur les aspects racistes et eugéniques de la pensée de Michelet et de Lombroso.)

Sans insister sur l'énorme et particulière influence que ce thème de Michelet a eu sur l'esprit de Zola (où il se joint à sa hantise de la virginité), il faut préciser que pour Michelet, il n'y a pas de doute que ce thème sert à souligner l'indestructibilité des liens du mariage, aux dépens de l'adultère.

La femme malade

Avec le second thème principal: la femme est une malade, nous allons essayer de suivre le raisonnement de Michelet selon lequel l'altérité de la femme la destine à l'enfermement à perpétuité entre les murs de la sacro-sainte maison familiale, étant donné son incapacité d'effectuer un travail en dehors de la maison. Nous verrons après de quelle façon Lombroso, près de trente ans plus tard, définit des cadres très fixes pour une prétendue normalité en dehors de laquelle tout est criminalité = prostitution, et par conséquent surveillance, enfermement etc.

Elevée par sa beauté, sa poésie, sa vive intuition, sa divination, elle n'en est pas moins tenue par la nature dans un servage de faiblesse et de souffrance. Elle prend l'essor chaque mois, notre pauvre chère Sibylle, et, chaque mois, la nature l'avertit par la douleur, et par une crise pénible la remet aux mains de l'amour. (A., p. 49)

C'est dès la première page de son ouvrage que Michelet se lance dans des
élucubrations sanguines, qui ne cesseront de s'amplifier et de jalonner le
livre entier: la vérité première sur laquelle se base l'assertion de la



4: Pour un développement plus exhaustif du thème de l'androgyne chez Michelet, cf. Jeanne Calo: La Création de la femme chez Michelet (Paris 1975).

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maladie de la femme, ce sont ses règles. Michelet s'adonne avec joie à cette étude, et nous assistons à une coïncidence très étrange entre une fascination personnelle (que le journal de Jules et de sa femme Athénaïs nous ont révélée) et une «découverte positiviste», car une des découvertesscientifiques qui préoccupent et émeuvent le plus Michelet, c'est celle relative kl'ovulation. Citons ce passage significatif en entier:

Sur le point si grave de la prétendue impureté de la femme, sa souffrance périodique, même barbarie matérielle chez les prétendus spiritualistes. Au contraire, les médecins, purifiant ce phénomène, en ont établi le caractère si touchant, si élevé. Ce que vous appelez une purgation, imbéciles, c'est la blessure sacrée d'amour dont vos mères vous ont conçus. (A., p. 447)

Découverte magique, il est vrai: d'impure, voilà la femme transformée en
pure!

Cette prétendue impureté de la femme à laquelle fait allusion Michelet, - et qui fait écho à l'«enfant douze fois impur» d'un Vigny - nous savons trop quels en ont été les effets pour la femme à travers les siècles et les civilisations pour nous étendre là-dessus: dans presque toutes les cultures primitives, des tabous et des rites d'une complication et d'une sévérité incroyables ont été élaborés autour de ces phénomènes de prétendue impureté de la femme: sang, accouchement, - le tout dans le but d'exclure la femme de toute fonction et tâche publique.

Mais si l'on croit qu'avec les nouvelles découvertes et l'interprétation de Michelet les choses vont changer, on sera vite détrompé: le ¦*¦ devenu + ne change rien; que la femme soit pure ou impure, les conclusions seront identiques: la femme est une malade qu'il faut soigner. La femme doit peu travailler, tel est le titre d'un chapitre qu'il faudrait citer en entier. A celui qui objecterait que les règles ne durent que quelques jours, Michelet saurait prouver le contraire: «Cet état est-il passager? Nullement.» Suit une preuve minutieuse de sa faiblesse prolongée, qui se termine ainsi:

De sorte qu'en réalité, 15 ou 20 jours sur 28 {on peut dire presque toujours) la femme
n'est pas seulement une malade, mais une blessée. Elle subit incessamment l'éternelle
blessure d'amour. (A., p. 56-57)

Les réflexions et les conclusions de Michelet relatives à cet état maladif naturel de la femme mènent pour beaucoup directement à l'entreprise de Lombroso, car la conclusion logique de tout ceci, c'est, selon Michelet, ç^une femme y quoi qu'elle fasse, est toujours impunissable, et en dehors de la justice:

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Imposer à la malade les mêmes peines qu'au bien portant (je veux dire l'homme) ce
n'est pas une égalité de justice, mas une inégalité et une injustice. (A., p. 44)s

Et c'est l'union de deux branches de la science, science de la justice et
science de la nature, dont il parle ici, qu'a essayé d'effectuer aussi Lombroso.
Michelet le dit en ces termes:

II faut que la justice devienne une médecine, s'éclairant des sciences physiologiques, appréciant la part de fatalité qui se mêle aux actes libres, enfin ne voulant pas punir seulement, mais guérir. Il faut que la médecine devienne une justice. (A., p. 443)

Et c'est les effets de cette médecine-justice que nous verrons par la suite.

La femme prostituée

Cesare Lombroso, auteur de L'Uomo delinquente (1876, traduction française en 1895: L'Homme criminel), publia en 1893, en collaboration avec un autre criminologue, G. Ferrerò, La Donna delinquente, la prostituta e la donna normale, traduit en français en 1896 ainsi qu'en de nombreuses langues européennes.

L'idée directrice de cet ouvrage est que la seule criminalité féminine,
ou presque, qui existe, c'est la prostitution:

l'équivalent de la criminalité innée est chez elle [la femme] la prostitution. (FC, XI)

II ne faut pas, cependant, en conclure que la femme soit moins criminelle
que l'homme; loin de là:

la prostituée est psychologiquement une criminelle, mais si elle ne commet pas de
crimes, c'est parce qu'elle en est empêchée par sa faiblesse physique, son peu
d'intelligence.. (FC, 578-79)

- même la grandeur de délit lui est déniée par Lombroso, qui lui déniera
systématiquement toute qualité humaine.

Lombroso s'appuie sur les découvertes de Darwin pour prouver que
«la femme est intellectuellement et physiquement un homme arrêté dans



5: Cf. aussi: «II n'y a contre les femmes aucun moyen sérieux de répression Elles corrompent tout, brisent tout; point de clôture assez forte La nature, qui, par-dessus toutes les lois, place l'amour et la perpétuité de l'espèce, a par cela même mis dans les femmes ce mystère (absurde au premier coup d'œil): Elles sont très responsables et elles ne sont pas punissables.» Michelet: Histoire de la Révolution, t. VII, livre XX, ch. 2, p. 375, note (1853).

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son développement» (FC, XIV). Que Lombroso consacre une première et grande partie de son ouvrage sur la femme criminelle à une description de la femme normale (p. 1-186) n'a rien d'étrange puisque, selon lui, entre la femelle des animaux, la sauvage, l'enfant, la femme normale et la femme criminelle, c.-à-d. la prostituée, il n'y a que des degrés de différence.Il s'agit de degrés plus ou moins grands d'atavisme, des échelons divers, mais tous très loin et de nature radicalement différente de l'homme. Toutes sont des hommes inadaptés, ataviques.

Mais ce n'est pas à l'aide de la seule notion darwinienne d'atavisme que Lombroso a pu mener à bout sa démonstration forcenée - il y a un autre concept qui paraît primordial pour le développement de sa pensée, c'est celui de dégénérescence, auquel je voudrais consacrer quelques lignes.

C'est au milieu du XIXe siècle, au moment où, avec l'essor de l'étude des maladies psychiques, on reconnut l'hérédité comme une de leurs causes, que le concept de dégénérescence glissa de la pensée mythique vers la médecine pour s'y installer confortablement en souverain pendant plusieurs décennies. Il s'implanta dans la pensée des psychiatres, médecins, savants, philosophes, critiques et écrivains, et il acquit une ampleur démesurée mais en fait très explicable: c'était le moment où l'idée de progrès et où l'optimisme de la première moitié du siècle se transformaient lentement en désillusion.

Comme on imaginait que le système nerveux était porteur de l'hérédité, la dégénérescence était avant tout une chose psychique, et les fameux stigmates de dégénérescence étaient donc les particularités physiques et extérieures, les symptômes des failles psychiques. Il fallait bien, en cette période férue d'observation exacte, des signes visibles, repérables, mesurables, et c'est ainsi que la fureur anthropométrique se développe, sur la base de l'ancienne phrénologie. (V. FC, planche IV.)

Dans le discours prostitutionnel dans lequel vint s'inscrire Lombroso en 1893, il se passe ceci, qu'après les grandes discussions sur la fréquencedes maladies mentales chez la prostituée6 (cf. ci-dessous la discussionsur la fréquence de l'hystérie chez la prostituée), vient s'installer l'idée que la prostitution en soi est une folie, et il s'agit à présent de démontrer que cette affection résulte de la dégénérescence. C'est dans ce



6: C'est depuis Les Maladies Mentales d'Esquirol (1832) que la fréquence de l'aliénation mentale chez la prostituée est reconnue comme une vérité scientifique et même Parent-Duchâtelet s'inscrit parmi les défenseur de cette «théorie» {y .De la prostitution dans la ville de Paris, 1836, I. p. 262-66).

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sens-là que vont tous les efforts de Lombroso. Son coup de génie, c'est l'usage qu'il fait de la notion de dégénérescence, c'est l'invention du terme de prostituée-née, cage sans issue; les mailles du filet se sont soudées: La prostituée-née est un être incomplet, victime d'une hérédité morbide et qui présente des signes de dégénérescence physique et psychique en rapport avec son évolution imparfaite.

Cette tare dont est victime la prostituée-née, Lombroso la désigne
comme la folie morale, troisième concept clef qui sert à définir la prostituée:

l'examen attentif de nombreux cas nous montrera que la folie morale est très fréquente
chez les prostituées-nées, bien mieux, qu'elle en détermine le type. (FC, p.
527)

L'équation fonctionne à plein: prostituée-née = le type de la folie morale. Mais c'est l'inverse surtout qui fait frissonner: signe de folie morale = prostituée-née!, et de fait, ce nouveau concept va servir d'instrument dépisteur sûr et infaillible de tout écart à la précieuse et bien précaire normalité.

Deux exemples peuvent suffire pour montrer l'étendue de l'affaire: Dans L'Homme criminel sont énumérés des exemples de folie morale chez l'enfant (présage sûr de sa qualité de graine de criminel et d'un avenir chargé), où entrent des «crimes» tels que: colère, vengeance, jalousie, mensonge, cruauté, paresse, oisiveté, vanité, prédisposition à l'obscénité (onanisme) etc. (HC, p. 92)

Ensuite je citerai le passage suivant de La Femme criminelle, qui cessera
de paraître contradictoire quand nous aurons suivi jusqu'au bout la pensée
de Lombroso:

La folie morale ... se manifeste chez la femme surtout dans la première période du
mariage. Pour éviter la grossesse la femme affecte une répugnance ouverte envers
son mari. (FC, p. 616)

Comme nous l'avons déjà dit, c'est Vanthropométrie la première machine de guerre qui est mise en place pour dépister la moindre trace de stigmates de dégénérescence, donc de folie morale, et parmi les révélations qu'elle fournit, celles qui occupent le plus Lombroso, et sur lesquelles il se fonde, c'est que la prostituée a l'apparence de la femme primitive et qu'elle est plus proche du mâle que la femme honnête. (Très vite, dans l'ouvrage, se substitue à la notion de femme normale celle de femme honnête!) car:

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un des caractères particuliers de la femme sauvage est justement la virilité. (FC, p.
346)

Comme preuves irréfutables sont reproduites des planches représentant
des négresses à traits grossiers = masculins.

Cette ressemblance de la femme primitive, et donc de la prostituée
avec l'homme, ne reçoit d'autre explication que celle-ci, très vague:

L'influence de la dégénérescence tend de plus en plus à rapprocher et à confondre
les deux sexes, par une tendance au retour atavique vers la période de l'hermaphrodisme.
(FC, p. 409)

Cela est assez étonnant, car ce point pourrait être source d'erreurs
fatales d'interprétation: l'homme étant l'idéal complet, une femme pourrait-elle
désirer plus que de lui ressembler? (cf. Michelet).

Pour Lombroso la réponse doit tellement aller de soi qu'il ne se donne nulle part la peine de nous la fournir: celui à qui la femme doit s'astreindre à ressembler un peu, c'est l'homme cultivé, civilisé, celui qui maîtrise ses instincts, l'homme adapté; celui à qui ressemble la prostituée, c'est l'homme primitif, tout à ses instincts, à sa bestialité7.

Les résultats de l'anthropométrie sont confirmés par la physico-biologie, et c'est ainsi que Lombroso peut démontrer, par des analyses et des exemples, que parmi les caractéristiques de la dégénérescence de la prostituée se trouvent sa précocité (menstruation et défloration précoces!), son obtusité et sa lascivité (v. ci-après) ainsi que sa gourmandise et le mélange d'oisiveté et d'agitation qui caractérise son comportemen tB.

Mais ce qui pour lui constitue les symptômes premiers de la folie morale, ce à quoi peuvent se réduire tant d'autres tares morales, ce qui en définitive définit la prostituée, c'est l'absence de pudeur et l'atrophie de l'instinct maternel:



7: Les trois caractéristiques qui, selon la «preuve» de Lombroso apparentent la prostituée à la femme primitive et à l'homme sont d'une incongruité propre à la méthode de Lombroso, d'une naïveté choquante: 1. l'embonpoint. 2. l'abondance de poils et de grains de beauté. 3. les tatouages. (FC, lIIe partie)

8: Elles prêteraient toutes à de longs commentaires que le manque de place ne nous permet pas ici: signalons seulement que c'est grâce à ces prétendues caractéristiques de la prostituée que du coup nous comprenons pourquoi Michelet emploie tant d'énergie à parler de la nutrition, du peu que doit manger la femme, ainsi que de la vie calme mais laborieuse qu'elle doit mener.

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Le manque de pudeur est le caractère le plus saillant de ces malheureuses. (FC, p.
540)

Un grave stigmate de dégénérescence est chez beaucoup de criminelles-nées, l'absence
d'amour maternel. (FC, p. 430)

La prostituée-née est donc dépourvue du sentiment de la maternité, sans affection
de famille, sans scrupules d'honnêteté, dans la satisfaction de ses propres désirs
elle présente, pour cela, le type complet de la folie morale. (FC, p. 541)

Tout cela n'a bien sûr rien d'étonnant pour qui a lu le livre de Michelet et
qui sait que «sa» femme se définit avant tout comme pudique et comme
mère.

Essayons de cerner d'un peu plus près cette importance démesurée attachée
à l'instinct maternel, et pour ce faire, retournons encore à
Michelet.

Le sang, le corps

Dans la démonstration de son affirmation première (la femme est une malade), la preuve première de Michelet, irréfutable parce que scientifiquement prouvée, était les règles de la femme, qui non seulement la soumettent irrévocablement à la temporalité et à la matière, et qui l'excluent de toute tâche qui demande un effort d'intelligence, de pensée, mais qui font aussi d'elle une blessée.

La femme n'est pas seulement une malade mais une blessée. Elle subit incessamment
l'éternelle blessure d'amour. (A., p. 57)

Ce passage et de nombreux autres peuvent nous aider à éclaircir un peu
tout se qui se cache de mythologique dans la prétendue scientificité de
Michelet.

Ce thème du sang qui coule de la femme paraît dans L'Amour avec une telle insistance, avec une telle obsession queje suis tentée d'y voir une espèce de renversement du thème du vampire, et, dans la façon dont en parle Michelet, une manière d'exorciser sa peur.

Je vois dans le thème obsédant de la femme à la blessure ouverte chez Michelet une espèce de revanche angoissée, d'exorcisme contre le thème classique du vampire, qui est souvent une femme qui suce la sang de l'homme, et nous savons bien que le sang = la sève, la virilité de l'homme, et nous savons assez combien cette peur de la féminité dévorantehantera

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vorantehanterade plus en plus les esprits durant cette fin du siècle9; et il
paraît évident que les efforts effrénés de Michelet et plus tard de Lombrosovont
tous dans le sens de fermer cette autre bouche de la femmelo.

Si l'on admet que le thème du vampire soit celui-là même de la féminité dévorante dont l'envers s'appelle forcément la déperdition de la force virile, il est facile de voir combien Michelet et Lombroso s'inscrivent dans l'idéologie façonnée par un Proudhon, qui réclamait épargne et ascèse.

Que le sang de la femme ait exactement les mêmes connotations
sexuelles que le sang que le vampire suce chez l'homme, se trouve confirmé
par maint passage de L'Amour, p. ex.:

la sève les [les femmes] tourmente peu. Cette froideur leur vient... de la déperdition
maladive de vie qui se fait en elles.. (A., p. 197)

Au milieu de toute cette rhétorique sanguine se trouve une petite remarque d'ordre pratique qui risquerait de passer inaperçue, mais qui ne m'en paraît pas moins de la plus grande importance: pour ne pas être pris au dépourvu par certains caprices féminins, Michelet conseille à son lecteur-mari de tenir un petit calendrier des règles de sa femme (comme il le faisait lui-même):

Défie-toi de ta mémoire. Rien ne te soutiendrait plus que de tenir un petit journal de
sa vie physique. ... Cette base fixe d'expérience et d'observation te mettra bientôt
en état de prévoir ... ce qu'elle sera le lendemain. (A., p. 159-60)

(peut-on imaginer meilleur résumé de science positive!)

Ce conseil de Michelet me semble très significatif d'une des préoccupationsmajeures de l'époque: le réglementarismell. Pour Michelet il s'agit très nettement de calmer une peur, en notant, en décrivant, en observant, en fichant, en cochant, et il me semble que c'est cette fureur du codage, du fichage qui atteint un paroxysme proche du délire avec Lombroso: chaque parcelle, chaque millimètre du crâne et du corps de la femme criminelle et de la prostituée se trouve mesuré, calculé, décrit (v. p.



9: Voir l'article très éclairant là-dessus de Jean de Palacio: «La féminité dévorante», RSH 168, p. 601-18).

10: C'est grâce àce thème de la féminité dévorante que le thème déjà signalé de ianutrition, si importante dans l'Amour, reçoit un nouvel éclaircissement («la femme doit peu manger») ainsi que celui de la gourmandise des prostituées, chez Lombroso.

11: Etudiée d'abord dans l'œuvre de Foucault, et dernièrement par Alain Corbin dans Les Filles de Noce. (Paris 1978)

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673-74, index) pour que, tout de suite, au moindre écart, au moindre signe alarmant, la femme en question puisse être soumise à un examen, et bien maladroit sera l'observateur-juge-médecin qui ne trouvera pas de correspondanceentre telle particularité chez cette femme et chez la prostituée-né el2.

L'aboutissement logique de l'exaltation du sang menstruel et de l'ovulation
est ce panégyrique à propos de l'utérus:

Quiconque n'a pas été endurci, blasé sur ces tristes spectacles, est à peine maître de lui, en voyant la peinture exacte de la matrice, après l'accouchement. Une douleur frémissante saisit et fait froid à l'épine ... L'irritation prodigieuse de l'organe, le torrent trouble qui exsude si cruellement de la ravine dévastée, oh! quelle épouvante!. . . on recule . ..

Ce fut mon impression quand cet objet vraiment terrible m'apparut la première fois dans les planches excellentes du livre de Bourgery. Une incomparable figure de l'atlas de Coste et de Gerbe montre aussi le même organe sous un aspect moins effrayant, mais qui émeut jusqu'aux larmes. On le voit quand, par son réseau infini de fibres rouges, qui semblent des soies, des cheveux pourpres, la matrice pleure le sang. (A., p. 225)

¦délire positiviste s'il en fut, digne suite des pires romans gothiques!

Pour comprendre les hauteurs délirantes de ce paroxysme, il suffit de récapituler ce que représente pour Michelet cet «organe d'amour», sur le plan du conscient et sur celui de l'inconscientl3. Depuis l'Antiquité, la théorie selon laquelle l'utérus était une bête vorace qu'il fallait «nourrir» régulièrement, était restée tenace et on peut dire qu'au XIXe siècle, l'utérus était devenu presque une métaphore de sexualité féminine. Ceci permet de comprendre l'ardeur des partisans d'une nouvelle théorie selon laquelle l'hystérie était située au cerveau (c.-à-d. que «la femme est tout utérus» s'était transformé en «la femme est tout nerfs»), partisans parmi lesquels il faut dans un certain sens compter Michelet et Lombroso. L'Amour proclame:



12: La table des matières me fait penser à une nouvelle version du corps morcelé, une dérision de siècles de blasons que les hommes ont composés à «l'honneur» des femmes, - et il me semble que la dérision suprême, l'image renversée de ce culte de la femme, c'est dans la prostitution d'aujourd'hui que nous la trouvons, dans le fait que chez la plupart des prostituées, chaque nouveau morceau de corps offert augmente le prix: «Si on soulève une jambe, ou une deuxième, c'est 20 francs en plus et chaque truc différent, ensuite, c'est 20 francs de plus.» (Claude Jaget: Une Vie de Putain, p. 94)

13: Ce n'est pas ici le lieu de retracer l'histoire passionnante de Yhystérie, mais cf. p. ex. art. de Gérard Wajemann dans Romantisme n° 13-14: «Note sur l'hystérique au XIXe siècle», et d'autres articles de ce numéro.

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L'Amour est chose cérébrale. Tout désir fut une idée. (A., p. 431)

et du même coup l'utérus devient cerveau:

Mais l'organe de la femme est autre. Ce doux organe, qui pour elle est un second
cerveau, ne rêve que des rêves d'amour. (A., p. 182)

Ce dont il s'agit pour Michelet comme pour Lombroso, c'est de prouver que même l'utérus n'a rien à voir avec la sexualité, seulement avec la maternité, que l'équivalent de la sexualité masculine est la maternité féminine.

Il est bien vrai que les organes sexuels sont plus compliqués et plus nombreux chez
la femme (vulve, utérus, ovaire, etc.), mais ils ne sont pas tant des organes génitaux
que des organes maternels (FC, p. 107)

L'exemple suivant montre encore plus clairement que c'est par ce biais
de l'utérus que la non-sexualité de la femme sera prouvée:

Synthèse. - U amour féminin n'est autre chose au fondquune face secondaire de la maternité: c'est ainsi que plusieurs organes maternels sont devenus maintenant organes sexuels: tous les sentiments d'affection qui lient la femme à l'homme viennent non pas tant de l'influence sexuelle, que des instincts de dévouement et de suggestion acquis par adaptation. (FC, p. 123)

Un glissement imperceptible s'opère du sentiment de maternité au dévouement.
Michelet l'exprime en ces termes fleuris:

Dévouement désintéressé! C'est une sottise vaniteuse, assez ordinaire dans l'homme, de croire que la femme lui cède, vaincue par l'amour physique. Cette erreur peut s'excuser chez les enfants, chez les novices, mais elle est bien ridicule en tous ceux qui ont un peu d'expérience. Quiconque connaît les femmes sait très-bien que presque toutes n'y mettent que de la complaisance et de la bonté. Dans notre état civilisé, la sève génératrice les tourmente peu.

Pour dire nettement la chose, dût l'orgueil de l'homme en souffrir, elles cèdent presque toujours sans aveuglement, pour remplir leur destinée de femme, pour assurer l'amour de l'homme et se créer une famille, elles cèdent par tendresse pour lui, par le très-noble besoin qu'elles ont de se dévouer. (A., p. 197-98)

constatation à laquelle fait écho Lombroso en termes moins fleuris:

Ce qu'on pourrait appeler avec une exactitude plus grande l'amour de la femme pour l'homme n'est pas un sentiment d'origine sexuel, il est plutôt une forme de ces dévouements qui se développent entre un être inférieur et un être supérieur. (FC, p. 115)

et il renchérit, en précisant:

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L'amour féminin consiste donc presque entièrement en des instincts de dévouement et d'affection, tels qu'en acquièrent souvent les êtres inférieurs ou plus faibles, en vivant en contact avec des êtres plus forts ou supérieurs, le chien domestique, par exemple. (FC, p. 115)

La sexualité exorcisée

Mais la prostituée dans tout ceci, dans tous ces efforts pour minimiser et nier l'existence de la sexualité chez la femme, la prostituée qui pour la pensée populaire ainsi que mythologique de l'époque était synonyme de femme lascive?l4 Comment expliquer la prostituée si la femme n'a pas de sexualité? La réponse de Lombroso ne sera pas sans ambiguïté. Pour désamorcer toute critique de la part de ceux qui ne voudront jamais croire à une petite sexualité chez la prostituée, il entame le sujet par la constatation suivante:

Excès sexuels. - Comme déjà nous le faisaient prévoir la précocité sexuelle et la précoce défloration, nous observons chez plusieurs criminelles et prostituées, une sensibilité sexuelle supérieure à celle des femmes normales, bien moindre, cependant, que l'homme ne se l'imagine dans l'effervescence de son excitation génésique. (FC, p. 385)

Mais ce passage sera suivi de près par celui-ci, qui vient nous rassurer.
Il ne s'agit là que d'exceptions qui confirment la règle: une sexualité
moindre.

Sexualité moindre. Mais chez les prostituées de profession ces cas [d'excès sexuels] sont de rares exceptions; chez elles, la précocité est plus grande que la véritable tendance sexuelle, et cette précocité même est plus dans le vice que dans la passion charnelle. (FC, p. 390)

Mais Lombroso n'affirme jamais rien sans «preuves scientifiques» et elles sont là, nombreuses, page après page, irréfutables. Lombroso a observé minutieusement les organes sensoriels des différentes parties du corps chez un grand nombre d'hommes «honnêtes», de femmes honnêtes, de voleuses et de prostituées, observations qui toutes démontrent la moins grande sensibilité en général de la femme et celle encore moindre de la prostituée:



14: II suffit de rappeler Thérèse Raquin, chap. VII, où la volupté de Thérèse est décrite ainsi: «Au premier baiser, elle se révéla courtisane», et qui, selon cette «logique», finit prostituée, ou presque.

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L'insensibilité douloureuse des prostituées qui correspond à celle des criminellesnées, est confirmée par la facilité avec laquelle elles s'exposent, sans se plaindre, aux plus cruelles blessures pour leurs tribades et pour leurs amants - il y en a peu qui n'en soient couvertes (sur 392 prostituées de Parent, 90 furent soignées pour blessures), - par l'indifférence avec laquelle elles supportent de graves lésions syphilitiques, ou les cautérisations aux organes génitaux externes et les opérations chirurgicales. (FC, p. 378)

Nous voyons comment l'argumentation glisse pour nous prouver sa moins grande sensibilité sexuelle; aucune analyse n'est évitée pour prouver cette obtusité sexuelle; l'examen de la sensibilité incluait une analyse de la sensibilité du clitoris. Au bas d'un schéma minutieux se trouve ce résumé:

De sorte que la femme normale est en général bien plus sensible que la prostituée
qui se distinguerait surtout par l'obtusité plus grande du clitoris et moindre de la
paume de la main, (ibid.)

Sans entrer dans tous les détails, nous avons pu constater que dans son discours explicite, Lombroso défend l'idée d'une sexualité petite, pour ne pas dire inexistante chez la prostituée. N'empêche que son argumentation présente des contradictions si flagrantes qu'on se demande s'il n'a pas été tenté d'opter pour l'optique opposée: une sexualité plus grande chez la prostituée, suivant en cela l'ambiguïté inhérente à la pensée de presque tous les savants et écrivains de l'époque.

Essayons de voir, pour finir, quelles sont les implications majeures de
chacune de ces optiques, en citant des passages qui chez Lombroso
montrent combien il est tiraillé entre les deux.

Soutenir que la prostituée a une sexualité plus grande a l'avantage de
confirmer les idées suivantes:

1. prostituée = femme virile:

Cet érotisme qui les [les prostituées] différencie des femmes normales, chez qui il est faible et tardif, les rapproche aussi, sous ce point de vue, du mâle dont elles se distinguent seulement par une plus grande et à la fois plus étrange précocité. (FC, p. 386)

2. prostituée = femme primitive:

la femme primitive fut toujours prostituée. (FC, p. 345)15



15: II serait intéressant d'étudier différentes manifestations de cette «théorie» au cours du siècle, rappelons seulement cette belle assertion d'Alphonse Esquiros: «la femme noire est naturellement fille publique» {Les Vierges Folles, 1844, p. 54).

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3. prostituée = femme hystérique:

il est très probable que le nombre des prostituées à base hystérique surpasse de
beaucoup ce qu'on en connaît jusqu'à présent. (FC, p. 643)

passage particulièrement intéressant qui montre combien Lombroso nage
en pleine contradiction, car ailleurs il affirme (contre Charcot!) non
seulement que l'hystérie

est spécialement la maladie des femmes (FC, p. 620)

mais que

Leur [des hystériques] caractère le plus saillant est l'érotisme. Il est vrai que quelques
auteurs affirment le contraire. (FC, p. 625)

Cette idée a l'avantage énorme de confirmer l'idée de la femme
naturellement putain, la femme serpent-tentatrice, lubrique etc.:

ce fond d'immoralité qui existe chez toute femme, même honnête. (FC, p. 596)

idée, donc, qui permet de stigmatiser toute sexualité féminine jugée excessive
en la qualifiant de prostitution - et n'est-ce pas là le but implicite
et mal caché de l'ouvrage de Lombroso?

Opter pour une petite sexualité chez la prostituée a pourtant dû avoir
des avantages certains pour décider Lombroso à abonder dans ce sens.
Voyons ce qu'il en est.

1. D'un point de vue moral et hygiénique, qui est celui de Lombroso, l'affirmation de la non-sexualité de la prostituée invite à ne pas fréquenter les prostituées: elles n'ont rien d'excitant, rien de particulier, c'est un mythe (cf. FC, p. 385 «sensibilité sexuelle bien moindre que l'homme ne se l'imagine..»).

2. Mais avant tout, c'est le meilleur moyen d'exorciser toute la sexualité
féminine: elle n'est pas, ni chez la femme normale, ni, ou encore moins,
chez la prostituée. Ni vue, ni connuel6.

Ce n'est donc qu'au prix de flagrantes contradictions que Lombroso arrive à soutenir son optique. Son discours explicite s'embrouille tout le temps; seul parle clair le discours implicite qui, lui, crie haut une peur obsessionnelle que même le recours à toute la science de l'époque n'arrive pas à calmer.



16: Au fond, cette hésitation entre sexualité plus grande ou moindre, attribuée à la prostituée, persiste aujourd'hui, où les affirmations à son égard vont du «Ça a le cul chaud, ces donzelles-là» (cf. J. Cordelier, La Dérobade) jusqu'à leur prétendue frigidité, (p. ex. Maryse Choisy: Psychoanalysis of thè Prostitute, London 1962, p. 23).

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Et, tout à la fin, la bulle crève, le paragraphe qui clôt l'ouvrage est
lourd de peur et de menace, tout en nous mettant en garde contre toute
apparence féminine anodine:

D'après ces données et sachant que souvent l'hystérisme psychique ... peut se manifester sans accès convulsifs évidents et qu'il est dans ce cas plus cynique et plus impudique, // est très probable que le nombre des prostituées à base hystérique surpasse de beaucoup ce qu'on connaît jusqu'à présent... (FC, p. 643)17

On dirait qu'ici, à la fin de son immense entreprise pour dépister et cataloguer chaque parcelle de la prostituée-née, pour désamorcer et finalement annuler sa sexualité, il est tout d'un coup pris de doute et de panique, il voit la faille de son bel édifice aux briques serrées: tout y est basé sur le visible et le mesurable. Et s'il se cachait, derrière, autre chose qu'on ne peut pas voir et mesurer? L'invisible, l'indicible même? Devant ce gouffre qui s'ouvre devant lui, devant ce danger sournois et larvé, il a donc recours à une dernière invention, celle de la prostituée virtuelle.

La boucle est bouclée, et solidement cette fois-ci; plus moyen d'en
sortir. C'est ici que Lombroso rejoint pleinement le Proudhon de la citation
initiale: mêmes images du caché, du sournois.

C'est ainsi que l'ouvrage de Lombroso et avec lui celui de Michelet sur lequel il s'appuie, m'ont paru aussi appartenir à ces ouvrages qui dénoncent, bien malgré eux, les limites du positivisme, invitant à une réflexion sur l'être et le paraître, tous les deux exemplaires de ce discours exorciste dont le thème clef pourrait se résumer ainsi: «ce sexe qui n'en est pas un».

Hilde Olrik

Copenhague

Résumé

En me fondant sur une «lecture croisée» de L'Amour de Michelet et de La Femme criminelle et la prostituée du criminologue italien Lombroso, j'ai essayé de montrer comment, à travers le panégyrique exalté de l'un et les analyses «scientifiques» de l'autre, se profile un même discours exorciste au sujet de la sexualité féminine; discours dont le but idéologique est de confiner la femme dans le cadre du foyer, dans son rôle de procréatrice conjugale, et qui, à ces fins, stigmatise tout écart à la norme en la qualifiant de prostitution. C'est ainsi que la femme «honnête» et la prostituée ne se définissent que l'une par rapport à l'autre.



17: C'est moi qui souligne dans toutes les citations.