Revue Romane, Bind 15 (1980) 1

Alain Robbe-Grillet: La Jalousie1 , Un roman qui a sa propre genèse pour sujet?

par

Brynja Svane

Dans sa Lecture politique du roman2, Jacques Leenhardt a suggéré que La Jalousie peut être considérée comme un roman colonial. Selon lui, l'idéologie exprimée dans La Jalousie est celle des colons pendant la période de décolonisation, après la Deuxième Guerre Mondiale. En examinantla littérature coloniale3 et divers écrits sur l'Afrique, Leenhardt constate qu'il y avait sociologiquement deux types dominants de colons pendant cette période: 1) le colon désuet qui, par son attitude dédaigneuseenvers les indigènes et son manque de souplesse, avait perdu beaucoup en importance et en pouvoir, et 2) le nouveau technicien coopérantqui, par son savoir technique et sa souplesse dans la collaboration avec les indigènes, avait obtenu une certaine autorité en redonnant bonne conscience à l'entreprise coloniale. Leenhardt retrouve ces deux types dans La Jalousie. Le colon désuet serait représenté par le mari, tandis que Franck serait le nouveau colon dynamique et puissant. A partir de cette opposition entre le mari «X» 4 et Franck, basée sur les différences dans leurs rapports avec les indigènes, Leenhardt établit un système bipolaire d'éléments structuraux. La Jalousie contient des mythes sur l'Afrique et sur les conditions de vie dans les colonies. Dans l'univers colonial (c'est-à-dire dans l'univers du roman) la principale opposition est celle entre blanc (les colons, c'est-à-dire X, Franck, A..., Christiane), et



1: Les références renvoient à l'édition de La Jalousie aux Ed. de Minuit 1965 (c 1957).

2: Jacques Leenhardt: Lecture politique du roman, La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet. Ed. de Minuit, 1973.

3: Leenhardt se sert de la littérature coloniale comme source d'information, parce que «la sociologie est quasiment muette sur ce chapitre» (Lecture politique p. 159).

4: Les analyses de La Jalousie désignent le plus souvent comme «le mari», «le narrateur» ou «le mari-narrateur» le personnage observateur. J'ai choisi de l'appeler «X» pour montrer qu'il s'agit d'un personnage au degré zéro, dont il est très difficile de déterminer définitivement l'aspect ou la personnalité.

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noir (les indigènes). A cette opposition principale s'ajoutent deux chaînes
d'associations, l'une apollinienne, l'autre chtonienne, ce qui nous amène
au schéma suivants:


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Selon Leenhardt, un des problèmes fondamentaux de La Jalousie serait l'attitude des blancs envers ces chaînes opposées, et cela permettrait de considérer ce roman comme un roman colonial. Pourtant, cette conclusion me paraît discutable. Il est vrai que l'idéologie de l'univers romanesque correspond en grande partie à l'idéologie coloniale. Il est vrai aussi que le contenu colonial de La Jalousie correspond au mythe de la vie coloniale typique. Mais ce contenu mythologique ne constitue pas le noyau du roman. Leenhardt, dans le dernier chapitre de son livre, souligne lui-même le fait frappant que tous les romans de Robbe-Grillet se construisent sur un univers mythique semblable. Pour cette raison, en analysant le contenu idéologique du mythe colonial (mythe du nègre, mythe de la jalousie, etc.), on risque d'aboutir à une conclusion fausse. Une analyse idéologique devrait plutôt montrer les relations entre ces romans et la société française dans laquelle ils ont été produits. Mais ceci est extrêmement compliqué: les romans de Robbe-Grillet ne prennent pas au sérieux leurs références à la réalité, et l'auteur a joué avec les mythes bourgeois à un tel degré qu'il est pratiquement impossible d'isoler une couche idéologique non ironique. Ces réserves faites à la lecture de La Jalousie comme roman colonial n'empêchent pas que je trouve le système bipolaire de Jacques Leenhardt très pertinent et utile. Ce système est le point de départ d'une grande partie de l'analyse qui suit.

I. Construction et développement du roman

Le développement des éléments de base de La Jalousie se fait en deux
phases: 1) une phase de prolifération, où les thèmes naissent et se multiplienten
toute liberté, et 2) une phase de liquidation, où le roman se



5: Lecture politique p. 114. Leenhardt mentionne les deux chaînes d'oppositions, mais il ne les insère pas dans un schéma.

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détruit lentement par la liquidation des thèmes, un à un. Au niveau de la narration, La Jalousie semble être l'enregistrement direct de toutes les observations d'un personnage non décrit. Les scènes observées sont enregistrées sans explications médiatrices qui pourraient aider le lecteur à suivre les mouvements de «l'œil» observateur. Apparemment, le lecteurn'est informé de rien en dehors des observations concrètes. Le fait qu'on ne sait pratiquement rien sur l'identité de l'observateur, et que celui-ci ne s'adresse pas directement comme un «je» au lecteur, contribueà faire de La Jalousie un des romans les plus bizarres et les plus remarquables de la littérature française. Mais malgré tout, il s'agit bien d'un roman, c'est-à-dire d'une fiction racontée par un narrateur implicite qui se situe au-dessus du niveau du narrateur. Il est évident que le narrateurimplicite est responsable de la mise en scène et qu'il dirige le développement des thèmes et leur destruction successive. Mais comme cette problématique est en dehors de mon propos, je ne distinguerai pas ici entre ce qui est observé par X et ce qui est ajouté par le narrateur implicite.

On peut se demander s'il faut classer comme «thèmes» les éléments de base de La Jalousie6. Ces éléments fonctionnent comme des «praticables »7 qui sont insérés dans le roman ou éliminés selon la nécessité du récit, et qui peuvent se combiner de plusieurs manières différentes. Cette fonction peut être classée comme thématique à cause de la continuité qu'elle crée dans le roman. La fonction thématique est soulignée aussi par le fait que plusieurs des éléments du roman sont sonores ou accompagnés par des sons, ce qui fait penser àun thème musicalB. Ces raisons font que j'emploierai ci-dessous le mot «thème» pour souligner la fonction de constance. Le mot «élément», par contre, sera employé quand il s'agit de «praticables» isolés.



6: Dans le prière d'insérer de Projet pour une révolution à New York, Robbe-Grillet parle des «éléments de base engendrant toute l'architecture du récit,» (cité par Ginette Kryssing-Berg dans Robbe-Grillet: La Maison de rendez-vous, RIDS n° 47, Mai 1977, Université de Copenhague). Sans aucun doute, La Jalousie est engendrée également par des éléments semblables. Seulement, on n'y a pas fait assez attention.

7: Svend Johansen, ancien maître-assistant à l'lnstitut d'Études Romanes à Copenhague, a employé ce terme dans ses cours sur Robbe-Grillet, Mais, queje sache, le terme ne figure dans aucun texte.

8: Dans cet article, le mot «thème» est surtout employé pour désigner une fonction musicale et compositoire. C'est-à-dire qu'il ne vise pas de prime abord les oppositions sémantiques principales.

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II. Présentation des thèmes

Les thèmes ont ceci en commun qu'ils sont enregistrés par X, mais ils
sont de nature très différente (visuels, sonores, etc.). Les plus importants
sont: le roman africain, la lettre, le mille-pattes, la chevelure de A ..., la
lampe, la jalousie, le chant et les conversations.

1. Le roman africain

Celui-ci a un rapport avec presque tout ce qui a un intérêt dans La Jalousie, et de plus ce thème est une sorte de centre de gravité du roman. On peut discerner trois fonctions du roman africain. Premièrement on peut parler d'une fonction mythique, le contenu du roman africain étant un contenu purement mythique. Il s'agit d'un nombre très limité de notions banales sur la vie en «Afrique» (ou dans n'importe quel territoire colonial): la chaleur, la quinine, la fièvre, la jalousie et les drames triangulaires. Les personnages du roman La Jalousie se reflètent dans le roman africain, et ainsi une des fonctions de ce roman en abîme est de souligner la banalité des personnages et des mythes qui les entourent, en d'autres termes, de souligner que La Jalousie n'est pas une étude psychologique de «vrais» personnages, et que le «sens» véritable ne se trouve pas dans ce contenu mythologique très maigre. L'univers mythologique superficiel des deux romans est surtout souligné à la page 215, où l'apéritif stéréotypé de La Jalousie va de pair avec la couverture vernie du roman africain. Le contenu banal de celui-ci est décrit ainsi:

II est presque l'heure de l'apéritif ti A... n'a pas attendu davantage pour appeler le
boy, qui apparaît à l'angle de la maison (...). Il place le plateau avec précaution,
près du roman à couverture vernie.

C'est ce dernier qui fournit le sujet de la conversation. Les complications psychologiques mises à part, il s'agit d'un récit classique sur la vie coloniale, en Afrique, avec description de tornade, révolte indigène et histoires de club. A ... et Franck en parlent avec animation, tout en buvant à petites gorgées le mélange de cognac et d'eau gazeuse servi par la maîtresse de maison dans les trois verres, (p. 215-216; c'est moi qui souligne.)

Deuxièmement on peut discerner une fonction littéraire comme productiond'écriture. Cette fonction est importante pour comprendre la constructionet la destruction de La Jalousie. Finalement, le roman africain a unefonction psychologique. Etant un lien entre A ... et Franck, le roman africain devient un point de fixation pour la jalousie de X. Sa jalousie (ou plutôt son angoisse) atteint un maximum chaque fois qu'il est question du

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roman africain, même si ce n'est pas exprimé directement. La conscience de la jalousie chez X reste «pré-réflexive» - pour reprendre une notion sartrienne - même quand il constate que les autres ont quelque chose en commun, et que lui est de trop. Ceci est surtout évident dans le passage suivant:

Tous les deux parlent maintenant du roman que A... est en train de lire, dont
l'action se déroule en Afrique (...).

Il [Franck] fait ensuite une allusion, peu claire pour celui qui n'a même pas feuilleté le livre, à la conduite du mari. Sa phrase se termine par «savoir la prendre» ou «savoir l'apprendre», sans qu'il soit possible de déterminer avec certitude de qui il s'agit, ou de quoi. Franck regarde A..., qui regarde Franck. Elle lui adresse un sourire rapide, vite absorbé par la pénombre. Elle a compris, puisqu'elle connaît l'histoire, (p. 26)

2. Mises en abîme scripturales

Plusieurs des autres thèmes apparaissent dans des passages qui ressemblent à des descriptions. En les examinant de près, on voit que ces descriptions visent beaucoup plus loin que ce qui est immédiatement décrit. On peut dire qu'elles sont des descriptions du récit même de La Jalousie, et qu'elles fonctionnent donc comme des mises en abîme scripturales. On peut considérer ces descriptions comme un rappel continuel du fait que le «vrai» contenu de La Jalousie est l'histoire de sa propre genèse, de sa forme, etc.

Il est évident que les cris des carnassiers sont accompagnés de descriptions
de ce genre:

Cependant tous ces cris se ressemblent; non qu'ils aient un caractère commun facile à préciser, il s'agirait plutôt d'un commun manque de caractère: ils n'ont pas l'air d'être des cris effarouchés, ou de douleur, ou menaçants, ou bien d'amour. Ce sont comme des cris machinaux, poussés sans raison décelable, n'exprimant rien, ne signalant que l'existence, la position et les déplacements respectifs de chaque animal, dont ils jalonnent le trajet dans la nuit. (p. 31)

Cette description du non-sens des cris nous parvient à travers l'observateur(l'écouteur) X. C'est sa conception des cris et non leur sens véritable.Car chacun sait que les animaux crient justement pour exprimer quelque chose de précis (l'angoisse, la colère, le rut, etc.). X défigure le sens des cris pour les faire correspondre à ses propres idées. Ceci correspondà la mise en scène de La Jalousie même: l'auteur a enlevé aux personnages tout motif, tout sentiment, etc., et les laisse fonctionner comme des automates qui sont là par hasard. Les gestes des personnages

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sont enregistrés sans que leur but en devienne clair. A plusieurs reprises ces gestes sont décrits par des phrases du genre: «la voix raconte», «le bras lève le verre», ce qui enlève tout sens aux situations humaines, de même que les cris des carnassiers sont dépourvus de sens, comme on l'a vu. La répétition de renseignements sur l'emplacement des meubles, sur le nombre de verres, etc., a le même effet. Ainsi il paraît justifié de lire le passage cité ci-dessus comme une description des personnages de La Jalousie.

Les descriptions des vols cycliques des moustiques autour de la lampe (pp. 147-154 avec interruptions) peuvent aussi être lues comme des descriptions de gestes faits par les personnages du roman. Cela est évident, par exemple, dans la citation suivante:

Du reste, qu'il s'agisse de l'amplitude, de la forme, ou de la situation plus ou moins excentrique, les variations sont probablement incessantes à l'intérieur de l'essaim. Il faudrait, pour les suivre, pouvoir différencier les individus. Comme c'est impossible, une certaine permanence d'ensemble s'établit, au sein de laquelle les crises locales, les arrivées, les départs, les permutations, n'entrent plus en ligne de compte, (p. 149)

Les moustiques sont considérés comme un ensemble, où les mouvements individuels de chaque moustique n'ont pas d'importance, ce qui correspond à la dissolution de l'identité des personnages du roman. De même que le dessin formé par les moustiques n'est pas influencé par les morts individuelles de quelques moustiques, les gestes isolés des personnages ne sont pas décisifs pour la structure du roman.

Lesphrases des conversations sont décrites d'une manière semblable:

Les phrases se succèdent, chacune à sa place, s'enchaînant de façon logique. Le
débit mesuré, uniforme, ressemble de plus en plus à celui du témoignage en justice,
ou de la récitation, (p. 85)

Sans changements, cette description peut être lue comme la description d'une partie du récit de La Jalousie. Les phrases du roman s'enchaînant automatiquement, les connections étant mécaniques, et le contenu presque dénué de sens. Non seulement les phrases ont ce caractère, mais aussi les conversations en général, comme il ressort de la citation suivante:

Le sujet bientôt s'épuise. Son intérêt ne décline pas, mais ils [Franck et A...] ne trouvent plus aucun élément nouveau pour l'alimenter. Les phrases deviennent plus courtes et se contentent de répéter, pour la plupart, des fragments de celles prononcées au cours de ces deux derniers jours, ou antérieurement encore.

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Après d'ultimes monosyllabes, séparés par des noirs de plus en plus longs et finissant
par n'être plus intelligibles, ils se laissent gagner tout à fait par la nuit. (p. 98)

Cette description d'une conversation entre A... et Franck peut facilement être considérée comme visant le roman: celui-ci traite de sa propre genèse, et ce sujet «bientôt s'épuise». C'est-à-dire que le roman tourne à vide, une fois que le procès de la genèse s'est arrêté vers la fin de la phase de prolifération. Après que les thèmes ont été introduits, ils ne font que se répéter d'une manière stéréotypée, sans évolution apparente, jusqu'à leur liquidation.

Dans le passage cité ci-dessus, la conversation est engloutie par la nuit, par l'ombre. L'ombre est visuelle (peu à peu A... et Franck cessent d'être visibles), mais en réalité, l'ombre est aussi un phénomène sonore. Les intervalles entre les mots sont désignés comme des «noirs», ce qui correspond à l'ombre de la nuit. Normalement, la langue française désigne comme des «blancs» les intervalles vides d'une conversation. L'obsurcissement progressif est un des phénomènes les plus intéressants à cet endroit du texte. Car la dissolution de La Jalousie même se fait par un obscurcissement progressif, comme on le verra plus tard, quand il sera question de la liquidation des thèmes. On peut constater ici que la description à la page 98 est un présage de la liquidation finale du roman.

Il paraît justifié, aussi, de considérer les descriptions du chant indigène
comme des descriptions du roman. Cela est surtout évident aux pages
100-101, mais également dans la citation suivante:

Le poème ressemble si peu, par moment, à ce qu'il est convenu d'appeler une
chanson, une complainte, un refrain, que l'auditeur occidental est en droit de se
demander s'il ne s'agit pas de tout autre chose, (p. 194-195)

Dans cette citation, il est tentant de remplacer le mot «chanson» par
«roman». Ce roman ressemble si peu à un roman qu'on a le droit de se
demander ce que c'est!

3. Présentation schématique des thèmes

On a vu comment Leenhardt aboutit à une chaîne d'oppositions bipolaires, déterminées par la situation des personnages blancs dans un univers isolé de l'univers des indigènes. Le système de Leenhardt est incontestable, si on accepte la répartition des personnages en Blancs et Noirs. Mais il est possible de grouper les personnages autrement. Leenhardt constate que X se sent menacé par A ... et par Franck, parce

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que ceux-ci ont plus de contacts que lui avec les indigènes. Si, au lieu de rassembler dans une unité X, Franck, A ... et Christiane, on les sépare, on aura un système différent d'oppositions bipolaires. L'analyse, alors, aboutira à un autre résultat que celui de Leenhardt. On peut séparer X des autres personnages, étant donné que son rôle «d'observateur» diffère profondément des rôles des autres personnages, qui sont des objets d'observationpour X. En fait, Christiane est si marginale dans le roman, qu'elle a très peu d'importance pour l'analyse. Les indigènes se placent logiquement dans l'univers de A... et de Franck, à cause de leurs rapportsavec ceux-ci. Dans les pages qui suivent, A... et Franck seront souvent mentionnés ensemble comme une unité significative, c'est pourquoije me suis permis de les désigner quelquefois par l'abbréviation: A-F.

Avec cette nouvelle répartition des personnages de La Jalousie, les
principales oppositions bipolaires formeront le schéma suivant:


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Les indigènes étant unis à A... et à Franck, il est impossible de distinguer entre peau blanche et peau noire aussi clairement que le fait Leenhardt. Ceci ne veut pas dire que je nie l'évidence d'une idéologie raciste dans La Jalousie. Seulement, cette idéologie appartenant à l'univers mythique du roman, je crois qu'on peut se permettre de considérer l'opposition entre X et les autres comme plus importante pour le récit que l'opposition entre Blancs et Noirs.

L'opposition entre blanc et noir dans le sens lumière/ombre peut être insérée dans le schéma. Comme il a déjà été mentionné, l'ombre est très importante pour la liquidation des thèmes du roman. La liquidation est étroitement liée à l'observateur X, dont les observations deviennent impossibles avec l'obscurcissement progressif. Ainsi, il est logique que l'ombre (le «noir») s'attache àXet non aux indigènes ou à A... (qui a une chevelure noire, il est vrai, mais qui porte une robe blanche).

Les éléments les plus importants de La Jalousie sont insérés dans les
quatre schémas qui suivent, chacune des oppositions principales étant
élargie d'éléments annexes.

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Schéma I. Opposition principale: —~bruit

Commentaires au schéma I.

Tous les éléments de ce schéma sont une sorte de production sonore ou textuelle. Les éléments dans l'univers de A... et de Franck sont tous chargés de sens et leur fonction principale est de créer un lien entre A... et Franck et entre ceux-ci et les indigènes, en éliminant X qui n'arrive pas à pénétrer dans cet univers. L'univers auquel il a accès est d'un caractère fondamentalement différent, parce que tous les éléments ayant rapport avec lui sont dénués de sens, fragmentaires, et même menaçants.

Après le roman africain, la lettre est le plus clair exemple d'une productiontextuelle.
Comme le roman africain, ce thème a plus d'une fonction.La

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tion.Lafonction littéraire est évidente, la lettre étant une sorte d'écritureen abîme de La Jalousie. Mais on ne sait pas ce qui est écrit dans la lettre! Dans Lecture politique Leenhardt parle de la lettre comme écriture.Mais il conclut que c'est un texte non terminé (p. 198). Cette conclusionne me semble pas justifiée. Puisque Franck a reçu la lettre, il est plus probable qu'elle est terminée et chargée de sens. Il est logique qu'il ne reste que des «fragments d'écriture à l'encre noire» sur le buvard, étant donné l'usage habituel des buvards: absorber l'encre superflue de lettres nouvellement écrites. X n'a pas accès à la lettre elle-même, puisqu'ellea été donnée à Franck, mais à cause de sa jalousie, il veut en connaître le contenu. Pour cette raison, il essaie de construire un sens à partir des fragments d'encre sur le buvard, mais il n'y réussit pas. Il reste privé de l'ensemble chargé de sens et doit se contenter de fragments incomplets qui, même reflétés dans un miroir, ne révèlent aucun sens:

A l'intérieur du sous-main, le buvard vert est constellé de fragments d'écriture à l'encre noire: barres de deux ou trois millimètres, petits arcs de cercles, crosses, boucles, etc...; aucun signe complet n'y pourrait être lu, même dans un miroir, (p. 168).

La lettre fonctionne aussi psychologiquement comme lien entre A... et Franck. Par le fait qu'elle a été écrite par A... et donnée à Franck (qui la porte dans sa poche, pp. 107, 114), la lettre devient un point de fixation pour la jalousie de X, comme le roman africain.

Les conversations traitent de sujets différents, mais comme le roman africain et la lettre, la plupart d'entre elles ont une double fonction: fonction littéraire d'écriture en abîme (qui a déjà été commentée) et fonction de lien entre A ... et Franck pour exclure X. En général, le contenu des conversations est très banal, mais ce sont toujours A... et Franck qui le choisissent. Il n'y a pas d'exemple de sujet de conversation choisi par X, sauf une fois ou deux où il demande des nouvelles de Christiane. Mais ce sujet (qui pourrait peut-être désunir A ... et Franck) ne donne lieu qu'à très peu de paroles échangées. La principale contribution de X aux conversations consiste en quelques commentaires secs et raisonnables, qui, pourtant, n'arrivent pas à captiver l'intérêt de A ... et de Franck. Il faut constater qu'en général X reste très marginal dans les conversations, sans accès à l'ensemble chargé de sens de l'univers de A ... et de Franck.

Les voix fonctionnent comme des instruments de musique. Elles ont
des registres différents et dominent à tour de rôle, c'est-à-dire que les

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voix sont chargées de sens comme une composition musicale à valeur esthétique. Mais encore une fois, il faut constater que X est isolé de l'ensemble significatif: il ne participe pas à la musique comme les autres personnages. II est «écouteur» comme, visuellement, il est «observateur».Ceci est souligné, par exemple, aux pages 142-143 où A... et le boy jouent un rôle de complices:

«Qu'est-ce que c'est?»

La voix de A... est contenue, comme dans une chambre de malade, ou comme la
voix d'un voleur qui parle à son complice.

«Le monsieur, il est là,» répond la voix du boy, de l'autre côté du panneau, (p. 142-143)

Le chant humain a la même double fonction que le roman africain, la
lettre et les conversations. La fonction littéraire a déjà été décrite. Le
chant fonctionne aussi comme lien entre A ..., Franck, et les indigènes.
Le plus souvent, ce sont les indigènes qui chantent, mais A... écoute
avec plaisir le chant et elle paraît en comprendre le sens, même si elle ne
comprend pas les paroles isolées. Dans la plus longue description du
chant indigène (pp. 99-105 avec interruptions), il est fortement souligné
que A... écoute très attentivement. Mais X n'a pas accès à l'univers du
chant. Il n'en tire aucun plaisir, et le chant lui paraît incompréhensible:

«aux paroles incompréhensibles, ou même sans paroles» (p. 99)

Le chant l'irrite par son non-sens, et il ne l'écoute que parce que A... le fait! A... chante elle-même une fois, et il est évident, à cet endroit aussi, que X est isolé de l'univers du chant. Par contre, Franck comprend la chanson de A..., et encore une fois, on ala constellation des personnages: A-F vs X:

A... fredonne un air de danse, dont les paroles demeurent inintelligibles. Mais Franck les comprend peut-être, s'il les connaît déjà, pour les avoir entendues souvent, peut-être avec elle. C'est peut-être un de ses disques favoris, (p. 29-30; c'est moi qui souligne.)

Le chant des oiseaux n'appartient ni à l'univers de A ... et de Franck, ni à l'univers de X. Il s'attache à A ... et à Franck par sa connexion avec le jour et la lumière (voir schéma II), et par sa musicalité (chant vs bruit). Mais le chant des oiseaux a également des traits communs avec les éléments de l'univers de X, surtout avec le bruit des criquets qu'il remplace au lever du jour.

Pour résumer, on peut dire que la production sonore et textuelle
chargée de sens de l'univers de A... et de Franck trouve sa négation
dans les éléments de l'univers de X. De la lettre, il n'a accès qu'au

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non-sens des lignes et des taches du buvard. Des conversations, il n'entendsouvent
que des fragments, comme dans le passage suivant:

La phrase se terminait par «savoir attendre», ou «à quoi s'attendre», ou «la voir se
rendre», «là dans sa chambre», «le noir y chante», ou n'importe quoi. (p. 193).

Leenhardt interprète ces mots comme une chaîne très significative. Il est sans doute vrai que le choix des mots n'est pas fortuit, mais ils ne font pas nécessairement partie de la problématique noir/blanc. Les cinq phrases possibles doivent être considérées plutôt comme des représentations des idées de X lui-même (par exemple, la jalousie et la méfiance envers A...). On a vu comment X déforme le sens des cris des carnassiers pour les faire correspondre à ses propres idées. Il dénature également les conversations entre A... et Franck. Il est isolé du sens véritable, (peut-être s'en isole-t-il volontairement), et il essaie de construire un sens nouveau qui corresponde à son propre monde d'idées. Ce qui importe le plus dans le passage cité ci-dessus n'est pourtant pas la question de savoir si X réussit à construire une nouvelle chaîne de sens, mais le fait qu'il n'a aucun accès à l'univers significatif de A... et de Franck. Il est frappant aussi que pendant les conversations X écoute «les bruits des tasses» etc. autant que les paroles. L'univers de X est un univers dénué de sens, où règne un «silence qui n'est pas le silence» à cause de tous les bruits isolés et absurdes qui s'imposent constamment.


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Schéma 11. Opposition principale: ombre

Commentaires au schéma II.

Il n'est pas nécessaire d'expliquer longuement ce schéma qui est

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vu- tu n •«• i activité Schéma 111. Opposition principale: - observation passive

beaucoup plus simple que le schéma I. La lumière du jour et celle de la lampe s'attachent indirectement à A... et à Franck, la lumière ayant rapport avec tous les éléments appartenant à leur univers, tandis que la nuit et l'ombre s'attachent à X. On peut objecter qu'à la fin du jour. A ... ne veut pas qu'on apporte tout de suite la lampe, et qu'elle préfère la pénombre ou l'intimité créée par une lumière tamisée. Mais il reste toujours un peu de lumière quand A... et Franck sont sur scène. La nuit totale les fait disparaître, de même que les conversations s'arrêtent quand la lumière disparaît. X, par contre, reste là, même quand la lampe s'éteint pour la première fois. A force d'autosuggestion, il réussit à se concentrer sur le rythme de la respiration, ce qui lui permet de survivre à ce premier obscurcissement total (p. 173). Mais quand la lumière disparaît du roman pour la deuxième fois, X disparaît aussi, et le roman se termine (pp. 217-218). Comme il a déjà été dit, l'opposition lumière/ombre est étroitementliée à la liquidation du roman, et pour cette raison, le schéma II doit être considéré en rapport avec le schéma IV. Les scènes d'obscurcissementprogressif seront traitées en détail plus tard.

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Commentaires au schéma III.

X étant continuellement l'observateur du roman, il est logique que la
notion d'activité soit liée aux personnages qu'il observe, c'est-à-dire à
A..., à Franck, et aux indigènes. On peut aller plus loin encore et constater
que son observation ressemble plutôt à de l'espionnage et à du
voyeurisme, comme chez une certaine catégorie de marginaux sexuels.
A... et Franck, par contre, ont la possibilité d'activités sexuelles et
d'activités pour sauvegarder l'ordre et la propreté, et pour empêcher la
destruction qui menace la maison et les moyens de transport nécessaires.
Enfin, ils sont actifs pour éviter l'ennui de la vie coloniale. X ne participe
pas directement à ces activités qu'il se contente d'observer passivement.

A ... se laisse exciter par le mille-pattes, qui s'attache ainsi à Vactivité
sexuelle. L'excitation de A ... augmente quand Franck montre sa virilité
en écrasant le mille-pattes:

A ... n'a pas bronché depuis sa découverte: très droite sur sa chaise, les deux mains reposant à plat sur la nappe de chaque côté de son assiette. Les yeux grands ouverts fixent le mur. La bouche n'est pas tout à fait close et, peut-être, tremble imperceptiblement, (p. 62)

A... semble respirer un peu plus vite; ou bien c'est une illusion. Sa main gauche se
ferme progressivement sur son couteau. (...)

La main aux doigts effilés s'est crispée sur le manche du couteau; mais les traits du visage n'ont rien perdu de leur fixité. Franck écarte la serviette du mur et, avec son pied, achève d'écraser quelque chose sur le carrelage, contre la plinthe, (p. 63-64)

Dans cette scène d'écrasement du mille-pattes, X est complètement mis en dehors de ce qui se passe entre A ... et Franck. Il n'a pas pu écraser lui-même le mille-pattes, et il doit se contenter de regarder en «voyeur» l'excitation de A... Il est tentant d'interpréter la passivité de X comme de l'impuissance. Comme il n'a pas pu satisfaire A ..., il doit maintenant souffrir de voir Franck montrer sa virilité pour la séduire. La scène du mille-pattes écrasé a aussi une autre fonction, puisqu'elle constitue une tentative de la part de Franck pour sauvegarder l'ordre et pour survivre. Le roman lui-même nous a prévenu que tout est menacé de destruction dans les régions tropicales (à cause de la chaleur, des insectes, etc.), et qu'il faut agir promptement pour l'empêcher. Contrairement à X, Franck se rend tout de suite compte de la menace du mille-pattes, et il agit avec résolution.

La décision de faire peindre la balustrade est une autre tentative de
survie de la part de A .... Si elle n'est pas peinte, le bois s'abîmera très

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vite. Les voitures aussi font partie de l'univers de A... et de Franck, puisque ce sont Franck et les indigènes qui s'occupent de tous les moyens de transport indispensables à la vie coloniale. X lui-même ne se sert de sa camionnette que comme objet d'observation. La lecture du roman africain, le couvert mis et les scènes de retour (la voiture dans la cour) représentent les tentatives de A... et de Franck pour éviter l'isolement et l'ennui.

Tous les éléments appartenant à l'univers de X sont des négations de l'activité et de l'ordre que maintiennent A ... et Franck pour survivre. X aperçoit surtout les défauts et les dégâts, et il les observe avec une certaine jouissance au lieu de les réparer. Par exemple, il passe un certain temps à toucher la peinture abîmée de la balustrade. Il tourne autour de la tache du mille-pattes écrasé avec une jouissance presque masochiste. Il aperçoit des trous minuscules faits par des punaises dans les murs. Il observe attentivement la tache de peinture sur la terrasse et les taches d'huile faites par la camionnette en stationnement dans la cour. Mais il n'a aucune intention de faire enlever ces taches. Comme instrument


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non géométrie (épanouissement) Schéma IV. Opposition principale: : : geometrie (repression)

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d'observation, X se sert surtout d'une fenêtre dont le verre a des défauts, à l'aide desquels il réussit plus ou moins à détruire l'univers de A ... et de Franck (les scènes de retour) et l'ordre qui l'entourne (la camionnette quand elle est à sa place). Pour décrire l'effet du verre, le récit emploie surtout les mots «entamer» et «distordre», ce qui est très significatif.

Commentaires au schéma IV.

Ce schéma est le plus important, les éléments de la structure du roman
pouvant s'y insérer:


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Mais naturellement ce schéma doit être considéré en rapport avec les
précédents.

La masse verte de la vieille plantation est souvent mentionnée. On
peut caractériser comme «non structure» cette masse ondulante qui irrite
X par son manque de structuration:

feuillage sans nuances (p. 55)

aux surfaces trop uniformes (p. 74)

II essaie de la structurer en la regardant par exemple à travers la jalousie ou les défauts de la fenêtre. La masse noire de la chevelure de A ... fait tout de suite penser à l'épanouissement de la végétation dans la vieille plantation. La chevelure qui ne se laisse pas contrôler est une fascination constante pour X. En même temps, il est agacé par cette chevelure forte et non géométrique, qui l'empêche de concevoir A ... comme une forme géométrique contrôlable9. Pour plaire à son mari (X), A... essaie de rassembler ses cheveux en un chignon, mais la chevelure étant trop forte, le chignon se défait constamment. Aussi l'élément «chignon défait» est-il placé, dans le schéma, sur la ligne séparant les deux univers, pour souligner que cet élément existe surtout pour plaire à X, même s'il n'arrive pas à l'apprécier pleinement. Même fraîchement enroulé, le chignon est trop irrégulier et trop compliqué pour que X le comprenne.



9: Leenhardt montre que A. . . ressemble à une figure géométrique, et il mentionne la possibilité de la concevoir comme la lettre «A» (Lecture politique p. 143).

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II convient peut-être de souligner qu'il n'y a pas de désaccord entre «l'ordre» attribué à l'univers de A... et de Franck dans le schéma 111, et le terme «désordre» employé par X pour caractériser la vieille plantation (par exemple à la page 11). Il s'agit d'ordre dans deux sens différents. A... et Franck s'occupent de tenir «en ordre» tout ce qui est nécessaire pour survivre agréablement. Ils n'acceptent pas le désordre dans le fonctionnement des moyens de transport, ni dans le train de la maison. Mais pour le reste, ils essayent de créer une liberté d'épanouissement. X, par contre, essaie de ranger absolument tout dans un ordre visuel presque maladivement géométrique. Ceci explique qu'il puisse concevoir l'univers de A... et de Franck comme plein de désordre.

Les éléments «+roman» et «-roman» sont insérés dans le schéma pour illustrer que la genèse de La Jalousie en est un thème très important. Pour être tout à fait exact, il faudrait constater qu'au niveau explicite, il n'est pas question de ces éléments, mais qu'ils ressortent implicitement de ce qui est dit sur le roman africain, par exemple. Evidemment, l'élément «+roman» désigne les possibilités que La Jalousie a de devenir un «vrai» roman. Il se caractérise le mieux par «prolifération», terme qui pourrait servir également pour caractériser le libre épanouissement de la vieille plantation et de la chevelure de A.... Ce sont A..., Franck, et les indigènes qui, par leur présence et par tout ce qui les entoure, et surtout par leur participation active à tout (par exemple, au récit du roman africain), permettent à La Jalousie de se développer. L'élément «-roman» est la négation de «+roman». Il se caractérise le mieux par le terme «liquidation» et appartient, évidemment, à l'univers de X.

X s'occupe longuement à compter les arbres de la nouvelle plantation, et à étudier les constellations géométriques de ce secteur, Par exemple, sept pages (pp. 32-38) contiennent uniquement des observations géométriques. Si on relie cette manie de géométrie chez X à ce qui a été dit plus haut, elle paraîtra plus ou moins explicable comme une tentative de la part de X pour restreindre tout libre épanouissement dans l'univers de A ... et de Franck. Les formes géométriques de la nouvelle plantation seront, alors, une négation de la «masse verte» de la vieille plantation. On peut concevoir la jalousie (l'objet concret) et la balustrade comme des éléments représentatifs de la même manie géométrisante chez X. Il se sert autant que possible de ces deux éléments structurants pour observer son entourage. L'effet en est évident: le monde autour de lui est «découpé en lamelles», ce qui empêche de le concevoir comme un ensemble significatif.

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III. Construction et déconstruction (Prolifération - Liquidation)

Là phase de construction (ou de prolifération) de La Jalousie commence aux premières pages et continue sans restrictions jusqu'à la page 58, où, pour la première fois, le roman commence à tourner à vide, avec des répétitions variées de thèmes déjà introduits. Les quelques éléments introduits après (à l'exception du chant indigène et du chant des oiseaux qui sont introduits respectivement aux pp. 99 et 78), sont étroitement liés àX et à son désir, plus ou moins inconscient de détruire A ... et Franck. En d'autres termes, ces éléments sont liés à la liquidation du roman, dirigée par X (qui, évidemment, dépend du narrateur implicite). De plus, la plupart des éléments introduits après la page 58 font partie de thèmes plus larges, déjà introduits par d'autres éléments avant la page 58.

Si on compare La Jalousie à un roman traditionnel (ou, si on veut, à une pièce de théâtre), la phase de prolifération correspond à la phase de présentation traditionnelle. Tous les personnages sont introduits, et le lecteur voit tout ce qui les entoure. Les «praticables» sont amenés sur scène un à un, et après 50 pages environ, les coulisses sont prêtes et l'action peut commencer.'Mais il ne se passe rien. Au lieu d'une action passionnante, on est obligé d'assister à une répétition continuelle de ce qui devrait être seulement l'arrière-plan de l'action, c'est-à-dire les praticables. Ce qui, dans un roman traditionnel, serait le noyau central, a simplement été enlevé, et il en résulte que la phase d'action non existante est remplacée par une phase de marche à vide où, malgré le manque d'éléments nouveaux, le roman n'arrive pas à se terminer. Cette marche à vide pourrait, théoriquement, continuer indéfiniment, mais cela n'est pas le cas. Peu à peu, elle est remplacée par la phase finale de déconstruction (liquidation), qui commence à la page 122 par la disparition de A..., longtemps attendue («Maintenant la maison est vide»). On peut voir, dans le fait que l'action traditionnelle du roman et sa culmination tragique ou sereine ont été remplacées par les phases de marche à vide et de liquidation, la preuve qu'il faut lire La Jalousie plutôt comme un métaroman que comme un roman colonial. C'est-à-dire qu'il traite de sa propre genèse (impossible) plutôt que des régions tropicales, de la jalousie, du racisme, ou d'autres problèmes de ce genre.

La liquidation se fait surtout par une distorsion de la matière
thématique (qui aboutit parfois à une élimination) et par un obscurcissement

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1. Distorsion et élimination

X défigure tout ce qu'il voit. Son désir de détruire l'univers de A... le fait «jouer» avec une destruction du champ visuel. Il le découpe en morceaux à l'aide de la jalousie et de la balustrade. Il y projette des formes bizarrement distordues, à l'aide des défauts du verre. C'est-à-dire que X évite toute impression d'ensemble de cet univers. Il choisit obstinément de voir et d'entendre l'envers du monde qui l'entoure. Des conversations il n'entend que des phrases isolées, de la lettre il ne voit que le non-sens de fragments d'écriture tout à fait fortuits, et il ne comprend pas le sens du chant. Il conçoit même le paysage comme fragmentaire, et la scène de l'écrasement du mille-pattes devient une série de signes sur lemur, dénués de sens cohérent.

Par toutes ces distorsions, X évite une confrontation avec la réalité, en la changeant en une espèce d'écriture. De même, il a la manie de regarder les réflexions et les traces des objets au lieu des objets eux-mêmes (cf. les «images» et les «images réfléchies» qui abondent). On peut mentionner aussi que, pour éliminer le souvenir de l'écrasement du mille-pattes, X essaie de gommer la tache laissée sur le mur (pp. 130-131). Ce gommage déclenche, au niveau du récit, un glissement vers un autre gommage: celui d'un mot écrit sur une feuille de papier (p. 131). Ce glissement fait penser à A ... en train de gommer («quelque travail minutieux» p. 43) et au résultat de cet acte sur un papier bleu pâle (pp. 168-169). Il semble alors que les défigurations de X amènent une espèce de double destruction. La réalité est d'abord détruite en devenant écriture. Ensuite l'écriture est gommée ou détruite autrement.

En outre, on peut noter que A... a une tendance assez marquée à disparaître. C'est surtout évident dans la série d'images d'A... aux pp. 118-122, où celle-ci disparaît constamment du champ visuel. Les paroles qui introduisent le nouveau chapitre («Maintenant la maison est vide» p. 122) marquent la culmination d'un grand nombre d'allusions à sa disparition possible. En même temps, ces paroles marquent le commencement de la phase de liquidation, où il devient de plus en plus évident que l'univers de A ... et de Franck est menacé de disparition. Il est inutile de mentionner tous les passages où le mot «vide» apparaît vers la fin de La Jalousie, mais voici quelques exemples, choisis au hasard: pp. 123, 126, 143, 181, 188, 203. On peut ajouter, également, deux passages avec de nouvelles images de A... où elle disparaît constamment: pp. 135-137 et pp. 183-188.

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Malgré la destruction progressive de la matière thématique, la plupart des thèmes et des personnages survivent obstinément à toute tentative de destruction, jusqu'aux dernières pages du roman. Ce n'est qu'après l'éclatement total du contenu du roman africain (p. 216) que La Jalousie peut se terminer. Dans le passage cité ci-dessous, le contenu du roman africain est dissous par une énumération de contradictions absurdes, qui concernent les personnages et l'actionlo. J'ai divisé le passage à l'aide de traits obliques: un seul trait sépare les parties d'une contradiction, tandis qu'un trait double marque le commencement d'une nouvelle contradiction (il est fonctionnaire/ il n'est pas fonctionnaire// etc.):

Le personnage principal du livre est un fonctionnaire des douanes./ Le personnage
n'est pas un fonctionnaire, mais un employé supérieur d'une vieille compagnie
commerciale.//

Les affaires de cette compagnie sont mauvaises, elles évoluent rapidement vers
l'escroquerie./ Les affaires de la compagnie sont très bonnes.//

Le personnage principal - apprend-on - est malhonnête./ Il est honnête,//

il essaie de rétablir une situation compromise par son prédécesseur, mort dans un
accident de voiture./ Mais il n'a pas eu de prédécesseur, car la compagnie est de
fondation toute récente;//

et ce n'était pas un accident./ Il est d'ailleurs question d'un navire (un grand navire
blanc) et non de voiture, (p. 216)

Le roman africain est complètement détruit dans ce passage. Ceci est nécessaire, parce que son contenu donne la garantie que l'action de La Jalousie même commencera tôt ou tard. Tant que le roman africain existe, les lecteurs (et l'auteur?) gardent l'espoir de trouver dans La Jalousie quelque intrigue passionnante. Mais après l'anéantissement du roman africain, il ne reste aucun espoir de voir se développer l'action de La Jalousie, qui se termine alors par l'obscurcissement total, annoncé déjà depuis longtemps.

2. Obscurcissement

Comme l'angle de vision est celui de l'observateur X, il est logique que le



10: Leenhardt interprète ce passage d'une manière tout à fait différente. Il suggère de le lire comme une présentation de l'histoire des colonies: «Loin de paraître arbitraire, ce résumé-discussion du roman africain présente d'une manière dialectique toute l'histoire de la colonie jusqu'au point où elle est arrivée et où elle débouche sur la dialectique même de La Jalousie». {Lecture politique p. 183).

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roman s'anéantisse dans un obscurcissement progressif, car le fondement du roman disparaît quand l'ombre empêche X d'observer quoi que ce soit. Vers la fin du roman, après la destruction du roman africain, il est évident que l'ombre est décisive pour la liquidation de la matière thématique:

(...) ombres très longues (...). La rivière (...) s'obscurcit. Déjà le versant nord ne reçoit plus aucun rayon. Le soleil, à l'ouest, s'est caché derrière l'éperon rocheux. (...) Très vite le fond lumineux est devenu plus terne. (...) les panaches des bananiers s'estompent dans le crépuscule.

Il est six heures et demie.

ha nuit noire et le bruit assourdissant des criquets s'étendent de nouveau, maintenant,
sur le jardin et la terrasse, tout autour de la maison, (p. 217-218; c'est moi qui
souligne.)

Cette fin est annoncée, en effet, depuis la toute première phrase du roman: «Maintenant l'ombre du pilier - » (p. 9), et l'ombre apparaît régulièrement comme un élément important dans le roman. Mais l'ombre évolue en devenant de plus en plus dangereuse. Pour illustrer cette évolution, j'ai choisi quatre passages du roman montrant les changements progressifs de l'ombre:

(1) L'ombre domine pour la première fois aux pages 17-18 où l'apéritif est servi sur la terrasse à la nuit tombante. Il est frappant qu'à cet endroit X soit capable de voir dans «l'obscurité complète». Certains détails concernant les mouvements de A..., impossibles à discerner dans une obscurité totale, sont évoqués dans le récit. C'est-à-dire que l'emprise de l'ombre sur le roman n'est pas totale. L'ombre est inoffensive, et X ne la considère pas encore comme menaçante.

(2) Pourtant, àla page 27, déjà, l'ombre est devenue dangereuse. Après le dîner, le café est servi sur la terrasse dans la même «obscurité complète», mais X ne voit plus rien. De plus, les cris des carnassiers sont introduits à la page 27, et le bruit fait par les verres placés sur la table à la page 20 est devenu le «choc d'une petite tasse de porcelaine» à la page 27. On peut observer chez X une manière de réagir qui annonce ses réactions quand la lampe s'éteindra plus tard: ne voyant plus rien, il commence à tâter la balustrade (p. 28). Il se consacre complètement à l'examen de cette surface avec ses mains, jusqu'à ce qu'il puisse de nouveau entrevoir Franck. Puis, X recommence à s'approprier le monde extérieur par le regard, et il oublie la surface de la balustrade.

(3) La scène de la page 17 est répétée aux pages 58-59, mais cette fois
l'ombre est devenue menaçante. Il est vrai que le passage important où X

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arrive à voir malgré l'obscurité est répété presque mot à mot. Mais cette
fois, la scène est interrompue par le bruit des criquets, qui est devenu si
assourdissant qu'il domine la conversation:

Mais les paroles se perdent dans le vacarme assourdissant des criquets qui monte de
toutes parts, (p. 59; c'est moi qui souligne.)

Le bruit des criquets avait été décrit ainsi à la page 17:

Elle semble écouter le bruit, qui monte de toutes parts, des milliers de criquets
peuplant le bas-fond. Mais c'est un bruit continu, sans variations, étourdissant, où il
n'y a rien à entendre, (p. 17; c'est moi qui souligne.)

Bien sûr, déjà ici, il s'agit d'un bruit assez fort, mais qui ne domine pas.
L'obscurité semble plus dangereuse à la page 59 qu'à la page 17, parce
que le bruit des criquets a augmenté.

(4) L'évolution de l'ombre entre dans sa dernière phase quand X se trouve dans l'obscurité parce que la lampe s'est éteinte. Dans le commentaire au schéma 11, j'ai déjà relevé comment X réussit à survivre en se concentrant sur le rythme de la respiration. Sa première réaction dans le noir est très pratique et raisonnable: il se dépêche d'effacer les traces qui pourraient montrer qu'il a fouillé dans les affaires de A .... Il referme le tiroir de la commode qu'il a fouillé, sans avoir d'ailleurs rien trouvé. Quand il n'a plus d'actions concrètes à accomplir, il est accablé par le noir et le silence. Il est envahi par l'angoisse et le désespoir:

Le sifflement absent de la lampe à pression fait mieux comprendre la place considérable
qu'il occupait. Le câble qui se déroulait régulièrement s'est soudain rompu,

ou décroché, abandonnant la cage cubique à son propre suri: la chuie libre. Les
bêtes ont aussi dû se taire, une à une, dans le vallon. Le silence est tel que les plus
faibles mouvements y deviennent impraticables, (p. 173; c'est moi qui souligne.)

Mais X réussit à vaincre son angoisse devant l'obscurité par une série
d'associations:

nuit noire > chevelure de soie noire > brosse à cheveux > rythme du
brosse ment > rythme de la respiration > rythme régulier > «mesurer,
cerner, décrire»

(décrire = survivre, pour X et pour le roman)

Pareille à cette nuit sans contours, la chevelure de soie coule entre les doigts crispés. (...) la brosse de soie glisse doucement, de haut en bas, de haut en bas, de haut en bas, guidée maintenant par la seule respiration, qui suffit encore à créer, dans l'obscurité complète, un rythme égal, capable encore de mesurer quelque chose, si

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quelque chose demeure encore à mesurer, à cerner, à décrire, dans l'obscurité
totale, jusqu'au lever du jour, maintenant.

Le jour est levé depuis longtemps, (p. 173-174; c'est moi qui souligne.)

Mais même si X évite de succomber à l'ombre, à cet endroit du texte, et même si le roman continue, à peu près comme si de rien n'était, on peut constater que le récit se fige de plus en plus. Ceci est surtout manifeste aux pages 198-199, où le roman s'agite convulsivement dans les derniers spasmes, sans trouver d'équilibre entre des descriptions d'une rapidité frénétique et une stagnation complète.

Quelques éléments nouveaux sont introduits, à titre d'essai, juste avant la fin du roman. Ainsi, il est question d'un lézard dont on n'a pas entendu parler avant (p. 195). Mais cet élément étant figé presque avant de paraître, il ne réussit pas à faire redémarrer le roman. La dernière fois qu'on voit le lézard, il est devenu «le même lézard en pierre grise» (p. 205). De nouveaux cris d'animaux sont introduits à la page 208, mais ces cris non plus n'amènent rien de nouveau. Franck et A... sortent tous deux pour les examiner, mais reviennent presque tout de suite pour jouer les «scènes habituelles».

Après son retour de la ville, A... demande ce qu'il yade nouveau àla plantation. On lui répond qu'il n'y a rien de nouveau. Cette réponse peut être lue comme une déclaration sur La Jalousie même. Ce roman n'arrive pas à se ranimer, mais se fige de plus en plus, jusqu'à sa disparition dans l'obscurité complète.

IV. Conclusion

Le «contenu» particulièrement maigre de La Jalousie m'a amenée à lire ce roman comme un métaroman. On peut approfondir cette impression d'absence de valeurs romanesques traditionnelles en examinant les sentiments présents dans La Jalousie et dans les autres romans de Robbe-Grillet.

Tous les grands sentiments qui d'habitude jouent un rôle important dans la littérature (l'amour, la haine, les liens du sang, l'amitié, la fidélité, etc.) ont disparu de l'univers créé par Robbe-Grillet, ou y sont déformés jusqu'à en devenir méconnaissables. Dans Les Gommes, l'amour n'est présent que dans les descriptions sensuelles de la gomme. Dans les autres romans, l'amour est réduit à une sexualité très superficielle, qu'on pourraitobserver dans n'importe quel sex-shop. De plus, l'amour est souvent identifié à des relations d'achat et de vente (la prostitution dans La

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Maison de rendez-vous) ou à des sentiments de possession comme la jalousie. Il est très significatif, par exemple, que le terme «amour» ne paraisse dans La Jalousie qu'en connexion avec les cris des carnassiers. Le sentiment d'un lien du sang ne paraît que dans les parodies grotesques du mythe d'Œdipe. Et tous les autres grands sentiments positifs possibles ne se font remarquer que par leur absence. Le seul sentiment réel que ressentent les personnages de cet univers romanesque est Y angoisse. Goldmann affirme que Dans le labyrinthe introduit pour la première fois le thème de l'angoissell. En réalité, l'angoisse est déjà présente dans Les Gommes et dans Le Voyeur, et elle revient dans tous les romans ultérieurs.On s'est parfois posé la question de savoir si on peut considérer l'observateur de La Jalousie comme un être humain. A mon avis, X est un personnage doté d'une grande sensibilité et en même temps un personnagehabité par une angoisse très forte. Comme Wallas dans Les Gommes et Mathias dans Le Voyeur, il se sent constamment accusé. Quand A ... et Franck blâment la conduite du mari du roman africain, il se sent coupable. Quand il entend les bruits de la nuit, il est saisi d'une angoisse très forte, qu'il ne peut vaincre qu'en se concentrant sur son rôle d'enregistreur. Et malgré ses efforts pour faire disparaître l'univers de A... et de Franck (par des illusions d'optique, par exemple), il a peur de voir réellement disparaître A..., parce que sans elle, il n'aurait plus de points de repère.

Dans les premiers romans, les personnages sont souvent en proie à une sorte de fatigue et souffrent de ne pas avoir assez d'influence sur leur propre situation. Les personnages principaux des Gommes et du Voyeur ressentent, en plus, une espèce de «malaise cotonneux», parce qu'ils ne sont plus sûrs de leur identité, et parce que tout but leur a été enlevé. Mais dans les romans ultérieurs, même ces sentiments ont disparu. Dans La Maison de rendez-vous, l'évolution de lady Ava représente un aspect nouveau. Elle vieillit, devient laide et tout le monde l'abandonne, ce qui provoque un nouveau sentiment proche de l'angoisse: le chagrin. A part ces variations sur l'angoisse et la dépression, les personnages de Robbe-Grillet n'ont que le sentiment du vide. Et le vide est souligné à plusieurs reprises. Même les yeux, qui selon une certaine tradition littéraire reflètent l'âme, sont vides. Les yeux vides se retrouvent à maints endroits dans tous les romans de Robbe-Grillet.



11: Lucien Goldmann: Pour une sociologie du roman, p. 319. Éd. Idées/Gallimard 1973 (c 1964).

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Les seules situations où les personnages laissent apercevoir des sentiments profonds sont celles où domine une sexualité sado-masochiste. Cette déviation sexuelle s'explique peut-être ainsi: les personnages recherchent des situations sado-masochistes, parce que les victimes dans ces situations manifestent une angoisse de plus en plus grande qui s'exprime dans leurs yeux, créant ainsi un contact - aussi négatif soit-il - entre bourreau et victime.

On peut conclure qu'il est très difficile de ne pas concevoir comme extrêmement aliénés ces personnages dénués d'émotivité et n'existant qu'à moitié. Il est possible que la meilleure interprétation de ce manque presque total d'engagement et de vie intérieure soit celle de Goldmannl2. En tout cas, il est très tentant d'établir un parallèle entre la réifícation croissante des rapports humains dans la société capitaliste et l'aliénation qui domine une grande partie de la littérature moderne.

Il est justifié également de voir dans une perspective sociologique le fait qu'il s'agit ici d'un métaroman où le centre de l'intérêt ne se situe plus au niveau des personnages mais au niveau de l'écriture. Il est évident que, dans la production littéraire de Robbe-Grillet, La Jalousie marque la culmination de la dissolution des personnages, et, en même temps, paradoxalement l'abandon des efforts pour détruire les personnages. L'auteur n'a pas tenté d'écrire un roman où l'absence de personnages soit totale, peut-être parce qu'il est difficile de concevoir un roman sans allusion à des êtres humains. L'optimisme énoncé par Robbe-Grillet dans ses premières visions d'un nouveau roman qui devait décrire le monde des objets sans rapport avec l'être humainl3, n'a pas donné les résultats prévus. Sans doute parce que le roman comme genre ne peut exister que dans la mesure où il est capable de rendre compte des relations entre l'être humain et le monde qui l'entoure. Selon l'expression de Lukács: rendre compte de la recherche dégradée d'un héros problématique qui aspire à des valeurs authentiques dans un monde inauthentique. On peut constater alors que la dissolution des personnages dans les romans de Robbe-Grillet s'est arrêtée à un moment où il était encore possible de créer un roman. Si cette évolution avait continué, le résultat probablementn'aurait pas été un roman sans personnages, mais pas de roman du tout. A partir de La Jalousie, l'auteur a choisi un autre chemin: au lieu de



12: Entre autres, Pour une sociologie du roman.

13: Alain Robbe-Grillet: Pour un nouveau roman. Éd. Idées/Gallimard 1964 (c 1963), p. 21, 78, 81 et autres.

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disparaître, les personnages commencent à faire partie de la problématiquede
récriture, problématique qui domine l'œuvre de Robbe-
Grillet à partir de ce romanl4.

A mon avis, il faut analyser parallèlement la dissolution des personnages et la problématique d'écriture de plus en plus dominante dans les romans. Ce sont deux ingrédients d'égale importance dans la structure de ce qui a été appelé «nouveau roman». Il est évident qu'il ne peut pas s'agir de phénomènes fortuits, puisqu'ils ont marqué la littérature romanesque d'avant-garde pendant une période de presque vingt ans, et, pour cette raison, il convient de les analyser d'un point de vue sociologique.

On peut établir un parallèle entre l'intérêt manifesté par le «nouveau roman» pour les problèmes de l'écriture et l'atmosphère apolitique des années cinquante et d'une partie des années soixante, période de la guerre froide. Il est clair, surtout dans la littérature et dans ses sciences annexes, que pendant cette période on essaie d'éviter les perspectives socio-historiques pour centrer son attention sur les structures immanentes de textes isolés. Dans la mesure où il s'agit d'un métaroman, on peut dire que La Jalousie, par son égocentrisme renfermé dans un système clos, est un des nombreux exemples d'une attitude qui s'est voulue apolitique et non engagée et qui a dominé pendant assez longtemps la vie littéraire.

On peut aller plus loin encore, dans l'analyse sociologique de La Jalousie comme métaroman. Le déplacement de l'intérêt vers la problématiquede l'écriture fait que ce roman (avec les autres métaromans modernes) s'attache à une manière d'expression formaliste qui, depuis iongtemps déjà, était dominante dans les arts avoisinants. Dans la.peinture,il est très net que dans les années cinquante et soixante les couleurs et les formes sont un but en soi et ne doivent pas fonctionner comme des symboles de profondeur humaine. Comme exemples clairs de ce phénomène, on peut mentionner Victor Vasarely et quelques représentantsde «l'école de Paris»: Nicolas de Staël, Maurice Estève et autres. On peut dire que la surface même est le contenu, formule applicable



14: On considère souvent que ce n'est qu'à partir de Dans le labyrinthe que Robbe-Grillet s'est penché sur cette problématique. Ainsi, on a parlé d'un «nouveau nouveau roman» qui serait une seconde période de Robbe-Grillet, «amorcée par Dans le labyrinthe (1959) et atteignant son apogée avec Projet pour une révolution à New York» (Ginette Kryssing-Berg, op.cit.). Je crois, en effet, que cette évolution est amorcée dès le début (Les Gommes, Le Voyeur), et qu'elle devient évidente à partir de La Jalousie, déjà.

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également aux romans de Robbe-Grillet. Mais, au début du siècle déjà, cette évolution était évidente dans la peinture. Avant la Première Guerre Mondiale, la peinture abstraite naissante a produit des œuvres d'art démuniesabsolument de profondeur humaine symbolique (Kasimir Malevich, Théo Van Doesburg, et Bart van der Leck). Dans la poésie, on rencontre chez Baudelaire, déjà, une tendance à centrer l'attention sur les objets (p. ex. dans «Rêve parisien»), et sur la problématique même de l'écriture poétique (p. ex. «L'ennemi»). On peut noter aussi que la poésie moderne après Baudelaire a tendance, de plus en plus, à évoquer le processus de l'écriture.

Si l'on accepte de lire La Jalousie comme un métaroman, il faut se rendre compte que l'originalité de Robbe-Grillet, dans ce domaine, est toute relative: l'œuvre d'art fermée sur elle-même et sur ses propres moyens d'expression n'est pas un phénomène récent; Robbe-Grillet reprend ici un procédé exploité par d'autres genres à différentes époques. Il faut se demander alors pourquoi ce phénomène est quasi absent dans le genre romanesque avant le «nouveau roman», tandis qu'il a été explicitement formulé dans d'autres formes d'expression il y a cinquante ou cent ans. Par conséquent, il est difficile d'insérer catégoriquement le phénomène métaroman dans un contexte socio-historique. Néanmoins, il faut essayer de le faire, car ce n'est certes pas un hasard si le roman, tout d'un coup, commence à se pencher sur lui-même, et ce n'est pas un hasard non plus si un genre littéraire est soudainement problématisé à un tel degré qu'il semble prêt à se dissoudre.

Or, il convient de le souligner, une explication sociologique du phénomène métaroman/métalittérature sera nécessairement beaucoup plus complexe que l'hypothèse réductrice de Goldmann, selon laquelle il y a homologie entre la structure de la société capitaliste et la réification dans la littérature moderne.

Brynja Svane

Copenhague

Résumé

Cet article étudie en détail les thèmes qui permettent de lire La Jalousie d'Alain
Robbe-Grillet comme un métaroman et tente de situer dans un contexte socio-historique le
phénomène du métaroman moderne.