Revue Romane, Bind 14 (1979) 2

Les Conversations de Mademoiselle de Scudéry, éditées par Phillip J. Wolfe. Spéculum Artium, University of North Carolina, Chapel Hill. Longo Editore, Ravenna, 1977.

Merete Gerlach-Nielsen

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Si l'on s'est donné le mal de ¡ire Mademoiselle de Scudéry, ce qui est déjà un projet de longue haleine, la tentation est grande, en effet, lorsqu'il s'agit décrire sur elle, de contrefaire en quelque sorte sa façon, de s'assimiler son besoin d'exhaustivité, ses répétitions, ses nuances à l'infini. L'œuvre de Mademoiselle de Scudéry, tout comme l'ouvrage de son biographe le plus récent Alain Niderst (Madeleine de Scudéry', Paul Pellison et leur monde, P.U.F., Paris 1976, 574 p.), auraient volontiers pour épigraphe tout dire. Sans apporter beaucoup de résultats nouveaux ni proposer une approche méthodologique nouvelle, l'ouvrage d'A. Niderst est prolixe -etil manque de charme, tout le contraire àuMadeleine de Scudéry et son salon de Georges Mongrédien (Tallandier, Paris, 1946, 235 p.) lequel reste, jusqu'à nouvel ordre, la meilleure introduction au monde scudérien.

L'objet de ce compte rendu est une édition de quelques Conversations de Mlle de Scudéry.
L'éditeur, Phillxp J. Wolfe choisit pour son introduction et ses notes une technique opposée à

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la prolixité. Il resserre en peu de lignes ou de pages, et sans pédantisme précieux ou savant, les points qu'il juge essentiels pour une juste appréciation des Conversations. Nous résumons la thématique de l'introduction comme ceci: /. Succès des Conversations auprès des contemporainset de la postérité. 2. Historique du dialogue au XVIIe siècle.3. Originalité de Mlle de Scudéry par rapport à celle-ci. Originalité qui se situe dans la présentation assez circonstancielledu cadre environnant, du langage uniformément mondain, par conséquent non individualisé, des interlocuteurs, de la très grande générosité de cœur de ceux-ci, laquelle les place volontiers au niveau de celui qui les écoute plutôt que de s'imposer eux-mêmes. Suivant les indications de Mlle de Scudéry elle-même, Ph. Wolfe groupe les conversations en trois catégories, celles directement tirées d'un roman (1 ), celles dont le cadre antique (tant critiqué par Boileau) a été remplacé par un cadre moderne (2) et, pour finir, celles qui semblent composées exprès pour tel ou tel recueil des Conversations (3).

Pour son édition Ph. Wolfe s'en tient aux recueils de Conversations publiées plutôt que d'opérer son choix à l'intérieur des romans eux-mêmes, ce qui lui aurait permis notamment d'insérer dans son édition l'intéressante conversation sur la manière d'écrire des lettres parue dans la deuxième partie de Clélie. Ph. Wolfe ne nous explique pas les critères qui l'ont guidé pour préférer telle conversation plutôt que telle autre, et il néglige de nous proposer une définition de la formule scudérienne d'une conversation. Proposons la nôtre à la place: une conversation est un condensé de philosophie morale en forme de prose dialoguée, placée, à l'origine, dans un roman. Isolée postérieurement du contexte primitif elle acquiert une valeur propre. Dans le cas de Mademoiselle de Scudéry, l'isolement des Conversations morales, originellement insérées dans le Cyrus (1649-1653) et dans la Clélie (1654-1660) prolonge au moins jusqu'à la fin du siècle le succès des gros romans des années 40 et 50. L'accueil extrêmement favorable fait à tous les recueils des Conversations (1680-1692) par des esprits aussi différents que Madame de Maintenon et Pierre Bayle démontrent que l'anthropologie, dominant les milieux mondains du début du règne de Louis XIV, reste valable à la fin de celui-ci et qu'elle s'est fixée en tant que norme établie. A une exception près aucun des textes publiés par Ph. Wolfe n'a été réédité depuis 1735.

Nous aurions préféré de la part de Ph. Wolfe un peu plus de précisions dans sa présentation. Il nous semble nécessaire pour qui se propose de faciliter l'accès d'un lecteur moderne au monde scudérien d'insister sur les points suivants. Un entretien modèle a lieu dans un cadre agréable, un très beau jardin ou une «assez» jolie maison au bord d'une belle et grande rivière. Elle comporte4 ou 6personnages, nombre égal d'hommes et de femmes.Etat civil: II s'agit de gens de qualité fort distingués par leur condition et leur mérite. Age: jeunes. Le début du chapitre sur l'hypocrisie est particulièrement instructif à l'égard de la condition féminine idéale (préservée, on le verra, de dépendance masculine!) et du caractère différent des interlocuteurs, lequel fait «d'ordinaire le charme de la conversation». (146)

«Zénobie qui est très-bien faite est veuve il y a deja quelques années, ayant esté mariée fort jeune. Amerinte qui est très-aimable a un mary qui a un employ considérable qui l'éloigné d'elle une partie de l'année; et Bérénice est une fort belle fille, parente de Zénobie, qui voudroit bien ne se marier pas, aimant la liberté sur toutes choses. . . Meliton dans sa première jeunesse a connu toutes les passions, et les a surmontées de bonne heure, car il n'est qu'au milieu de la vie ordinaire. Périandre est né plus ambitieux qu'amoureux, et Euphranor a plus de penchant à l'amour qu'à l'ambition: mais ayant esté assez malheureux en maîtresse, son cœur, comme il le dit quelquefois fort agréablement, se trouve forcé de substituer l'amitié tendre à cette passion.» (146).

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II est difficile en effet (et Ph. Wolfe y renonce tout à fait) de suivre les méandres d'une conversation ; tâchons toutefois de dégager des sinuosités scudériennes un schéma systématisé valable pour la description scudérienne d'une passion ou d'un vice. L'Envie, par exemple, est à la fois passion et vice. Souvent sa naissance (1) est due à un passage d'une autre passion existant déjà, telle que l'ambition, la présomption, l'orgueil, l'ambition, ou même l'honnête émulation. Le schéma comporte aussi des sources et des représentations (2) du vice ou de la passion. Ovide représente l'Envie dans un antre obscur où le soleil ne pénètre jamais; pâle, aux dents jaunes, ne souriant jamais que des malheurs des hommes. Les exemples (3) d'envieux et d'envieuses relèvent de la mythologie, de l'histoire ou de l'actualité. Leurs répliques et leurs actions sont citées. Parmi les conséquences (4) de l'envie, celle de tout déformer aux yeux de l'envieux est particulièrement désastreuse. Un homme médiocrement pourvu semble doté d'un trésor immense. Tout le monde est susceptible d'envie, mais les personnes (5) égales en condition ou en profession plus que les autres. Non seulement les particuliers mais les nations entières ou les villes se portent envie. Les rois et les empereurs n'en sont pas exempts, et les misérables qui demandent l'aumône sont enviés par les aveugles des Quinze-vingts. Les personnes égales plus que celles qui se sont élevées pas leur vertu font l'objet (6) d'envie. Les rois sont haïs plutôt qu'enviés à moins d'être universellement admirés comme Louis XIV. Si l'envie est plus répandue dans les régimes politiques (7) où règne l'égalité, les républiques favorisent l'envie plus que les monarchies. Ignorant lui-même sa passion, l'envieux la cache à autrui. Cette particularité (8) a pour conséquence que la législation civile (9), sévère à l'égard de la médisance par exemple, est impuissante devant l'envie, qu'il n'y a pas moyen de prouver. Elle n'est donc punie que parle ciel. Il faut établir une distinction (10) entre l'envie et les passions voisines et positives telles que la bonne émulation. Rome et Carthage, le cardinal de Richelieu et le comte-duc d'Olivarès par exemple ont fait preuve d'une saine concurrence mutuelle. L'humilité est le seul remède (11) efficace contre l'envie, mais on peut aussi s'astreindre à rendre intellectuellement justice au mérite d'autrui et à se rappeler l'inutilité de la passion. L'envie ne meurt (12) qu'avec l'envieux, car son envie est si générale qu'elle comprend le monde entier, qu'il est difficile de supprimer. Selon un Père de l'Eglise, un envieux, s'il pouvait être au paradis sans être heureux, y souffrirait plus qu'en enfer!

Cette structure que nous nous sommes efforcée de dégager de la Conversation sur l'Envie (1686) est également valable pour les chapitres sur l'lncertitude (1686, attaque contre les libertins et les cartésiens à la mode), pour ceux sur la Médisance (1686) et sur l'Hypocrisie (1688) dont les définitions et les délimitations rappellent l'anthropologie moliéresque (raillerie-médisance de Celimene, cf. notre article Le Misanthrope et l'anthropologie classique in Revue Romane tome X, fase. 2, 1975), dissimulation-hypocrisie de Tartuffe. Nous constatons que le schéma scudérien d'une passion ou d'un vice est sociologiquement beaucoup plus riche que celui d'un La Rochefoucauld par exemple.

Il nous reste deux chapitres: Déparier trop ou trop peu et comment il faut parler (1680) et la Tyrannie de V Usage (1686). C'est l'usage et non pas «la nature, ny la raison» (74) qui autorise l'enfermement de 400 femmes dans le «serrailh» (67). La jalousie masculine a imposé le voile aux sultanes. L'alcoolisme, de même, «n'est pas une inclination naturelle» (72). Il est dû à l'usage. L'architecture, les ouvrages de l'esprit, le langage (70), l'éloquence religieuse même sont soumis à la variabilité de la mode. Tout le monde «naissant avec les mêmes organes, c'est l'usage établi pendant leur éducation qui les rend tels qu'on les voit» (65). Plus qu'on ne l'aurait pensé, l'anthropologie scudérienne semble proche d'un culturalisme moderne axé sur l'acquis plutôt que sur l'inné.

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De parler trop ou trop peu, le titre indique, stipule des règles bannissant l'excès dans le domaine de la conversation. La règle principale est celle de ne pas importuner. Mais importune-t-on plus par le silence que par le bavardage? Et une «trop grande Parleuse est [-elle] plus importune qu'un trop grand Parleur?» La hiérarchisation de la société d'alors est telle qu'elle tend à supprimer ou à réduire la différenciation des valeurs établies pour l'homme et pour la femme. Or, dans le domaine de la conversation il est plus malaisé pour une femme de bien se conduire que pour un homme. Il faut éviter au moins sept choses! Jurer par le feu sacré ou par Jupiter, juger décisivement d'une question, affirmer ce qu'on dit d'une voix trop ferme et trop fière, parler guerre, parler avec une simplicité affectée qui sent l'enfant, parler étourdiment, s'écouter parler (36). Ce dialogue est mené par Amilcar et Piotine, héros secondaires de Clélie, couple idéal dont les tempéraments se rejoignent, l'un étant inconstant, l'autre coquette. Tous deux d'un commerce facile et agréable, ils se taquinent sans atteindre à l'âme. Piotine rappelle à Amilcar qu'il ne lui a pas été trop difficile de contrefaire un homme qui parle trop. Mlle de Scudéry lui a attribué en petite mesure le défaut dont il est question. Amilcar avoue «en souriant» (35) qu'il parle volontiers mais qu'il sait aussi se taire quand il le faut: il a aimé Piotine plus de huit jours sans le lui dire. Piotine préfère à cette dernière déclaration qu'il lui explique «comment il faut parler, pour parler bien» (35). Il faut, selon Amilcar, «avoir bien de l'esprit, assez de mémoire, et beaucoup de jugement» (35). Et il faut savoir gré à Phillip J. Wolfe de s'être servi de ces trois excellentes qualités afin de rendre au grand public les six Conversations demeurées inaccessibles depuis 1735.

Copenhague