Revue Romane, Bind 14 (1979) 2

Réponse à John Pedersen

Hans Peter Lund

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John Pedersen commence sa critique par le concept de rupture, sur lequel nous pourrions dialoguer longtemps, poursuivant ainsi les entretiens fructueux que nous avons eus avant et après la publication de mon livre, entretiens pour lesquels je tiens ici à remercier mon directeur de thèse.

Précisons donc que la rupture est d'abord une dislocation réelle, sentie au niveau de l'existence, des rapports entre l'individu et la société post-révolutionnaire. On a parlé aussi, à l'époque romantique et plus tard (voir Pierre Barbéris), de mal du siècle, terme équivoque cependant, parce qu'il pose, d'emblée, une idéologie du bien et du mal, où le bien se situerait avant la Révolution. Cette distinction entre l'avant et l'après est, à mon avis, une opération idéologique faite après, au cours de la Restauration, par les hommes politiques et les intellectuels. De même, chez Nodier, la rupture au niveau présent se double plus tard de l'idée d'une dégradation des valeurs chrétiennes et politiques qui accompagnerait la courbe du 'progrès'. Il faut donc distinguer deux effets de la dislocation: l°isolement de la sensibilité individuelle qui mène au romantisme avec son opposition entre le monde positif et l'imagination, et à la découverte des rêves par opposition à la réalité; 2° élaboration d'une idéologie réactionnaire. Certains écrivains optent pour une autre solution. Par exemple, on a dit qu'en ce début du siècle Mme de Staël admet l'idée de perfectibilité pour éviter la rupture au niveau de la pensée, mais aussi que cette rupture se reflète dans ses romans (Simone Balayé, «Lumières et romantisme, continuité ou rupture: le témoignage de Mme de Staël», Le Préromantisme, Actes et colloques n°. 18, Klincksieck, 1975). Nodier rejette l'idée de perfectibilité et adopte l'idéologie réactionnaire (cf. CSN, p. 142,186 ss); en même temps, la rupture affecte profondément les aspects psychologiques de ses œuvres littéraires sous une forme thématique. Je pense qu'il faut accepter ces deux niveaux de formulation du problème et partir de l'idée d'une dialectique entre eux pour bien saisir l'unité des écrits de Nodier.

Dans Les Proscrits, l'émigration est l'arrière-plan sur lequel s'inscrivent d'autres antagonismes. Mais c'est la rupture, la désintégration fondamentale, qui mobilise le sentiment de la durée individuelle (cf. éd. Charpentier, 1850, p. 12); la politique a donc des effets psychologiques (cf. Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain, p. 146: «La déception se tourne ainsi en abjuration, elle opère un impérieux renversement de valeurs: une dualité sans remède s'instaure entre nos rêves et notre condition réelle»). Charles de Rémusat, en 1819, a bien relevé les différences entre Werther, écrit «au milieu d'une société paisible et rangée» et qui a «quelque chose de séditieux», et René, roman d'exclu comme Les Proscrits, «qui porte l'évidente empreinte d'une époque de trouble et d'orage» (Critiques et études littéraires, éd. 1857, t. I, «Werther, René, Jacopo Ortis»).

Pour un écrivain comme Nodier, le problème de la liberté ne trouvait pas, au début du siècle, sa solution dans la société; il fallait donc recourir à l'utopie. Les trois romans Jean Sbogar, Thérèse Aubert et Adèle 1818-19-20), qui forment une espèce de paradigme des valeurs idéologiques, traitent aussi de la liberté. Lothario, dans le premier roman, jouissait autrefois d'une liberté primitive dans une société non dépravée (Romans, éd. 1840, p. 116-20). L'éloge rousseauiste de l'état de nature est accompagné par la révolte contre la répression (ici Lothario se transforme en Jean Sbogar) exercée par l'état napoléonien «qui a comprimé toutes les forces et restreint toutes les facultés» (ibid. p. 104). Conséquemment, Nodier prend une position positive par rapport à l'œuvre de la Restauration, qui est «le seul système social où les idées organisatrices de la liberté aient été converties en lois» (Souvenirs et portraits, Charpentier, 1860, t. 11, p. 351). Dans Thérèse Aubert, la solitude du héros prend

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une forme plus claire (le paradigme transforme donc la thématique initiale), puisque le héros est obligé de s'isoler à la campagne loin des luttes entre les Bleus et les Royalistes. La fin du roman démontre, cependant, que cette fuite utopique non seulement constitue la seule ouverture sur une vie sentimentale, mais aussi qu'elle ne peut demeurer en dehors de l'histoire. Cette impossibilité d'échapper à l'histoire est le sujet même $ Adèle, où les oppositions entre les classes sociales retiennent les individus dans un déterminisme historiquequi exclut toute liberté.

A cette série romanesque, chronologique et paradigmatique, s'ajoutent cependant deux textes d'un autre genre, Smarra (1821) et Trilby (1822), qui constituent le second volet d'une structure d'ensemble. Cette structure met en place les réactions de l'individu devant l'évolution historique, la mise en question de sa socialité et de sa psychologie. Si on ne compare pas les différents textes entre eux, on aboutit à l'image traditionnelle de Nodier, son œuvre tombe en morceaux encore une fois (elle est 'riche' mais 'incongrue'), et on perd la possibilité d'arriver à une signification d'ensemble.

Mais j'ai de la peine à voir que j'ai établi des séries englobant des textes de fiction et des textes historiques ou critiques. Il me semble au contraire que j'ai strictement observé la différence en les traitant dans des parties différentes (mes deuxième et troisième parties) ou dans des chapitres différents (p. 136 ss et p. 154 ss). Les comparaisons entre les différentes séries sont toujours possibles, à mon avis, tant à cause du parallélisme chronologique qu'à cause des thèmes. Pour n'en prendre qu'un exemple, à la série des romans résumée ci-dessus correspond assez exactement la série pamphlétaire Sociétés secrètes - Des Exilés - « De la loi des élections et de l'aristocratie».

Mais il est sans doute nécessaire d'entamer une discussion au sujet des références communes
historiques, vu leur rôle important chez Nodier - et pour ma propre méthode.

En principe, Nodier joue avec les éléments 'personnage fictif et 'personnage réel/historique'. Dans les souvenirs historiques, on a normalement à faire à des personnages réels, mais Nodier les rapproche de la fiction en se laissant guider par une conception idéologique de leurs actions (il défigure leur 'réalité'). J'ai essayé de montrer comment l'image d'Oudet et de Malet change entre les Sociétés secrètes (1815) et les Portraits (1830). Il en est de même de l'autobiographie, qui est 'défigurée' dans les Suites d'un mandat d'arrêt. Inversement, les références historiques rapprochent les romans des souvenirs historiques (j'en ai parlé CSN, p. 102-03), ce qui souligne l'importance du contexte-historique. En louvoyant ainsi entre les genres, Nodier peut formuler une même problématique (les thèmes ne sont pas liés à des genres spécifiques). Le but principal de ces démarches me semble être une «recomposition de la vie»: dans les fictions (romans et «souvenirs de jeunesse»), Nodier exprime ce qui lui semble être l'image 'vraie' du sens de la vie, et dans ses souvenirs historiques, il interprète l'histoire selon une perspective très individuelle.

Dans le récit ou roman historique (Thérèse Aubert, Mademoiselle de Marsan, etc.) les références, qui sont d'abord externes, trouvent leur pleine signification dans le système de valorisation du roman. C'est le propre du roman historique d'opérer une transposition de la 'réalité' historique dans une structure fictive sans pour autant être compréhensible en dehors de cette 'réalité'. La dialectique chez Nodier consiste précisément dans l'hi stori sation de la fiction et la fictionalité de l'histoire. Je proposerai donc le schéma suivant, où j'ai inséré une des séries analysées (CSN, p. 159), série de tendance fictive, pour faire voir comment trois formes littéraires employées par Nodier doivent être placées entre les deux formes le plus clairement définies. Les flèches horizontales marquent, comme dans le schéma de JP, des tendances :

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On voit que j'ai réservé àM. Cazotte une place parmi les 'récits-fictionl. C'est ajuste titre que JP renvoie à ce texte, puisque Nodier y discute du problème de la vérification interne et externe. A l'imagination doit se mêler, dit-il, «un peu de vérité» (Contes, éd. Garnier,p.s9s), mais il avoue en même temps qu'il ne saurait nous dire ce qui tient du mensonge et ce qui appartient à la réalité (p. 597). Dès lors (mais le cas est rare, sauf dans les contes fantastiques), le problème est éliminé, et il ne nous reste que la possibilité d'une vérification interne. L'inverse est tout aussi rare chez Nodier; j'ai donné comme exemple l'essai sur la «Réaction thermidorienne» (où Nodier ne figure pas lui-même).

Toutefois, je proposerais, en tout état de cause, qu'on prenne au sérieux les références externes, en m'appuyant ici sur leur importance constante dans la fiction comme dans les différents 'souvenirs'. Elles permettent d'ancrer les écrits dans une matière vécue et de considérer les textes par rapport à des faits historico-politiques. Bien plus, la constance de ces références, telle que la Révolution (où l'élément central est sans doute 'les Girondins'), leur confère une fonction symbolique. J'y vois accentuée la vision du monde chez Nodier, vision fondée sur une opposition entre la vie individuelle et la machine de l'Histoire.

Copenhague