Revue Romane, Bind 14 (1979) 2

John Pedersen

John Pedersen

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Les pages qui suivent ont pour but de rassembler en quelques points, d'une portée plus générale, une partie des remarques que nous avons échangées avec HPLlors de sa soutenance de thèse. A cette occasion, comme ici, l'essentiel nous a paru être une sérieuse mise à l'épreuve de la thèse doctorale, non pas par respect pour les traditions académiques, mais parce que l'ouvrage de HPL est de qualité à le mériter. Cette mise à l'épreuve s'effectuera sous forme d'un certain nombre de remarques critiques et de questions concernant la méthode choisie par l'auteur.

Dès l'entrée en matière, cependant, il faut souligner que HPL nous a donné une excellente étude sur Nodier, étude qui a le très grand mérite d'embrasser, dans son ensemble, cette œuvre si mal connue, mis à part quelques titres toujours cités. En même temps, HPL a réussi à ouvrir sur un débat concernant des problèmes fondamentaux, à commencer par les rapports entre les genres et la pratique de la périodisation. Ce que nous allons lui reprocher, en revanche, c'est d'être resté, dans certain cas, trop fidèle à sa propre hypothèse de travail, et de ne pas toujours avoir suffisamment essayé de problématiser ses procédés analytiques.

L'analyse que nous présente HPL des Proscrits, récit de 1802, peut être prise comme un exemple de cette dernière remarque critique. A propos des œuvres de cette période, HPL affirme que «l'histoire extratextuelle se trouve ici dans un rapport direct avec les thèmes littéraires» (p. 13), et, ensuite, que le récit est marqué par «l'antagonisme (...) entre le passé historique et les sentiments» (p. 16). Or, l'isolement du héros narrateur des Proscrits me

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semble être fondamentalement indépendant de la réalité historique, qui ne fournit à l'œuvre qu'un cadre somme toute peu important. Les thèmes principaux du récit sont l'amour et la jeunesse beaucoup plus que ce «génie funèbre» que Nodier évoque dans le chapitre 11. La rupture dont parle HPL à propos des Proscrits est une rupture sentimentale, la proscription étant étroitement liée au fait que l'amour semble impossible dans l'univers que produit le récit.

Nous venons de présenter un des concepts fondamentaux de l'ouvrage de HPL: celui de rupture. L'idée d'une rupture s'impose incontestablement à qui veut décrire une œuvre comme celle de Nodier, et HPL s'en sert avec beaucoup de finesse. Parfois, cependant, la finesse frôle la subtilité, et le lecteur risque de se perdre entre les différents niveaux à propos desquels est utilisé ce terme de rupture, qui, par malheur, comporte parfois l'idée d'une transformation, parfois seulement l'idée d'une opposition très nette. A notre avis, HPL aurait rendu un grand service à ses lecteurs en faisant précéder son premier chapitre, intitulé justement La rupture, de deux ou trois pages dans lesquelles il aurait pu expliciter les différentes facettes de son concept-clé et préciser les niveaux pour lesquels il s'en sert.

Dès le début de son ouvrage, HPL avance l'hypothèse sur laquelle il a entièrement fondé son travail, à savoir que la prise de conscience critique de Nodier à l'égard de l'Histoire «s'exprime dans des textes différents et sous des formes différentes, mais comparables entre elles» (p. 9). Cette hypothèse, sur laquelle HPL mise tout, nous allons essayer de l'examiner un peu, en étudiant d'abord les pages qu'il consacre aux trois romans Jean Sbogar, Thérèse Aubert et Adèle pour en venir, par la suite, aux problèmes que pose une lecture qui n'hésite pas à transgresser les genres.

Pour ce qui est des trois romans cités, on pourrait se demander si HPL n'est pas allé un peu trop loin dans sa tentative pour réduire leurs différences mutuelles en les intégrant dans la même 'série textuelle'. Si, par exemple, on se fonde sur des thèmes comme ceux dtliberté et de solitude (et nous ne croyons pas que HPL soit en désaccord avec nous quant à leur importance pour les trois œuvres en question), on pourrait demander: Liberté par rapport à quoi? A la contrainte de la civilisation moderne ou à la tyrannie exercée par le régime? Les trois romans ne divergent-ils pas assez dans ces questions? Et la solitude - est-ce les rêves utopiques de Lothario, donc un élément positif, ou serait-ce plutôt le sentiment d'impuissance, de l'impossibilité d'atteindre à une véritable communauté? Sur ce point, c'est Jean Sbogar qui se distingue des deux autres textes selon nous.

Les difficultés que rencontre HPL en suivant son hypothèse de travail sont cependant d'une porté plus générale (et, peut-être, de caractère plus grave) quand il établit des seríes comportant à la fois des textes de fiction et des textes historiques ou critiques. HPL ne discute pas cette procédure, ce qui est dommage, d'abord parce ce que le problème est, en soi, très intéressant et hautement pertinent pour l'œuvre de Nodier, mais aussi parce que HPL insiste, avec raison, sur les glissements entre les genres qu'opère Nodier à plusieurs reprises. A Laybach, «la fiction s'historise» lit-on à la page 38, et il est certain que les problèmes concernant les genres et leurs différences sont d'une importance évidente pour le statut et le poids qu'on oserait accorder à la critique (dans le sens assez large que confère HPL à ce terme) qui s'exprime dans les différents types de textes.

Pour commencer, il convient peut-être d'inviter à une réflexion sur le rôle de la référence dans ces différents textes, car les réseaux des références jouent un rôle capital dans un tel débat. Nous voudrions suggérer qu'on distingue entre la fonction et la crédibilité de la référence, ainsi qu'on pourra le voir dans le schéma suivant, qui comporte, en outre, le niveau de narration:

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Un tel schéma permet peut-être de mieux discerner les points chauds dans la tentative pour circonscrire le concept de fictionalité, qui se définit, ainsi considérée, dans la colonne «Récit», alors que la colonne «Histoire» y constitue l'opposé, la non-fictionalitê. L'effet particulier du récit historique serait l'incertitude en ce qui concerne la crédibilité (mais pas la fonction) de la référence. Pour les souvenirs, d'autre part, il semble que le problème de la vraie identité du narrateur est déjà réglé aux deux niveaux de la référence, qui, pour ainsi dire, 'entraînent' le troisième niveau, ici appelé «Ecrivain/Narrateur».

C'est, entre autres choses, la lecture que nous propose HPL du récit M. Cazotte (p. 139 s) qui nous a convaincu de l'intérêt à distinguer très soigneusement entre les genres. En effet, ce texte, dont la structure tripartite est bien soulignée par HPL, se laisse lire comme une réflexion sur ces problèmes:

I Avertissement - Fiction et Réalité {fonction de la l Théorie
référence) (

II Récit de l'auteur - Fiction et Histoire {crédibilité de \„ .
la référence) )

111 Récit de M. Cazotte - Praxis

En fin de compte, c'est peut-être le personnage de Cazotte qui exprime le plus authentiquement
les idées de Nodier!

Si nous avons, un peu lourdement, insisté sur ces problèmes, c'est que nous trouvons que le travail très important de HPL aurait peut-être gagné en clarté s'il avait offert à ses lecteurs des réflexions sur les données fondamentales de ces problèmes. Pour qui veut montrer «la dialectique entre les différents genres» (p. 186), il est tout de même capital de bien tenir séparés ces genres, sans quoi il n'y aurait plus de dialectique à montrer.

Nous venons de relever quelques points, qui nous semblent mériter un approfondissement. On peut toujours discuter les détails d'un ouvrage comme celui de HPL sur Nodier, mais ce qui nous paraît beaucoup plus important, pour terminer, c'est de souligner qu'il s'agit d'un très grand travail dont les résultats, solides et essentiels, nous sont présentés de façon sobre et nette. La thèse doctorale de HPL témoigne de la bonne santé de nos recherches dans les littératures romanes, et il faut savoir bon gré au nouveau docteur de nous l'avoir montré avec tant de force et de bonheur.

Copenhague