Revue Romane, Bind 14 (1979) 2

Réponse à Per Nykrog

Hans Peter Lund

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L'œuvre de Nodier a toujours été difficile à classer. Enjambant une période «sans littérature», du moins sans écoles littéraires, et une autre caractérisée par une école de haute importance, l'école romantique, cette œuvre est connue surtout pour certains contes écrits, à ce qu'on dit, sous l'inspiration de Werther, de Scott et de Hoffmann. L'homme, c'est le bibliothécaire, le précurseur, le bon Nodier. L'ouvrage classique de Jean Larat (La tradition et l'exotisme dans l'œuvre de Charles Nodier, 1923) reflète les multiples aspects de ses écrits. D'autres critiques, comme E.J. Bender et R. Setbon, ont essayé, depuis, de donner une vue d'ensemble de l'œuvre en discutant sa place dans l'histoire littéraire ou en analysant la critique littéraire de l'auteur. Pour ma part, j'ai voulu dégager les opinions de Nodier sur l'évolution politique et idéologique de son temps en vue de définir une signification générale de son œuvre par rapport à l'histoire.

Je me suis en effet permis de supposer, chez le lecteur, une connaissance des circonstances politiques à l'époque de Nodier. En particulier, il est question de l'histoire de l'Empire et de la Restauration, la critique de Nodier devenant, dans sa phase définitive, si abstraite qu'elle vise plutôt le siècle, ou les tendances idéologiques générales, que la politique concrète. Dans les cas où il est question de problèmes politiques précis, je me suis surtout référé à l'ouvrage de Bertier de Sauvigny sur la Restauration. Au contraire, il me semble avoir indiqué de façon assez précise le point de vue duquel Nodier observe le siècle (voir p. 9,10,30,42,47). Il aurait été oiseux de répéter ce qu'ont écrit Henry-Rosier, Juin, Nelson et Pingaud sur la vie de Nodier, sauf pour les circonstances qui ont directement influencé sa critique (séjour à Ljubljana, relations avec Debry, etc.). Et pourtant, la question de l'économie personnelle de Nodier ne manque pas d'intérêt; elle explique presque trop bien certaines options politiques, et j'aurais pu étendre mon étude à ce domaine. Par exemple, il n'est peut-être pas inutile de mentionner que sa pension littéraire fut réduite de 50% par le prince de Polignac en 1830, et qu'elle lui fut entièrement retirée après Juillet (de là son attitude réservée à l'égard de Polignac?). De même, le fait que Laîné, homme politique important du centre, lui donnait en 1818 4000 francs, explique peut-être en partie sa propre politique de conciliation.

Si je n'ai pas insisté sur la biographie et la psychologie de Nodier, c'est que ces moyens d'explication auraient été une réduction par rapport à la perspective générale que j'ai voulu mettre en clair. Là encore, l'essai de Goldmann «Le concept de structure significative en histoire de la culture» (Recherches dialectiques, Gallimard, 1959) peut nous fournir des points de départ précieux pour nos réflexions méthodologiques, quand nous voulons étudier le problème épineux des rapports entre l'œuvre littéraire et des structures plus vastes, sociologiques et historiques.

Enfin, ce qu'il s'agissait pour moi de démontrer, c'est la dialectique réel/histoire-fantastique/sujet.Je suis donc parti de larupture romantique entre le sujet et le nouvel état politique et social. Dans ma conclusion, j'ai esquissé les points de rencontre entre Nodier et d'autres écrivains, Chateaubriand inclus, parce que Nodier est loin d'être seul à vivre cette rupture. Mais visant la réaction romantique au monde moderne (réaction dont Georg Brandes a

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peut-être été le premier à dégager les grandes lignes), je n'ai pu traiter des auteurs en question
comme membres d'une école ou d'une tendance littéraire. A tous les points de vue, cela
aurait donné une fausse orientation à mon ouvrage.

La critique de Per Nykrog a la forme d'une manœuvre en tenaille: d'une part, Nodier aurait un engagement faible en politique, de l'autre, ses textes littéraires devraient avant tout être expliqués par le biais de l'évolution littéraire. Je vais à la contre-attaque (ayant l'avantage de connaître la tactique de mon adversaire!) en attaquant de front l'aile droite (la politique) et en cherchant à couper les lignes de communication de l'aile gauche (la littérature).

Prenons les faits dans l'ordre chronologique. L'attitude de Nodier devant Napoléon est soumise à des fluctuations, c'est connu: il le flétrit dans Lu Napoleone comme l'oppresseur, mais si ce texte suffit pour mettre Nodier en prison, une lettre privée, qui montre son admiration pour l'Empereur, suffit pour le mettre aussitôt en liberté (mais sous surveillance permanente). Le poste à Laybach, et, plus tard, celui de rédacteur au Journal de l'Empire, Nodier les accepte pour des raisons financières, et parce qu'il s'intéresse à la critique littéraire. Son attitude changeante, de 'girouette', n'implique pas qu'il porte peu d'intérêt àla politique: Constant s'est-il désintéressé de la vie politique, après De l'esprit de conquête et de l'usurpation, pour s'être rallié à Napoléon en 1815? Et que dira-t-on de l'attitude de Chateaubriand?-Quant à la conspiration 'de l'Alliance' en 1805, dans laquelle avait trempé Nodier, elle était bien réelle, quoique de peu d'envergure. Ce que Nodier invente après coup, quand il s'engage sérieusement dans la politique de la Restauration, c'est son importance et sa place parmi les conspirations des Sociétés secrètes.

Je pense avoir insisté clairement sur l'attitude de Nodier après 1814 et son jugement sur la Révolution (p. 41-53). Le Spectateur politique, Le Drapeau blanc et plus tard ¿a Foudre, journaux délibérément politiques, ne témoignent-ils pas d'un profond engagement dans les discussions du jour? Nodier s'engagerait-il dans le problème de la loi des élections en 1820, si la politique du pays ne l'intéressait pas? Il ne pouvait pas ne pas s'engager, à l'époque de la Restauration, vu qu'une de ses pensées fondamentales, exprimée le ler juin 1821 dans La Quotidienne, était la suivante: «La politique c'est la morale, c'est-à-dire la religion appliquée au gouvernement des états. Toute autre politique est fausse, elle passera.» Il hait les mouvements qui déplacent ces lignes-là, et à cet égard sa position est stable: la morale et la religion demandent qu'on pardonne aux hommes politiques leurs fautes anciennes, de même qu'on cherchera à réconcilier les partis opposés. C'est quand il s'aperçoit que même un Bourbon (Charles X, 1829-30) ne veut pas d'une politique conciliatrice, qu'il se dégage de la politique. En 1831, Nodier peut donc résumer sa position: «J'ai servi la Restauration, tant que j'ai vu en elle une double garantie contre deux exécrables esclavages, celui de la démocratie parisienne et celui de l'Empire», et il ajoute que c'est la «centralisation» qui l'en a détaché (Correspondance inédite, p. 241). La thématique littéraire peut puiser dans cette attitude critique. Le premier point correspond à l'image de la Révolution dans Thérèse Aubert et Adèle, le second à la prépondérance donnée par Nodier à la littérature et aux légendes autochtones.

Nous arrivons donc à la littérature. Quant au roman Jean Sbogar, j'ai voulu montrer comment Nodier y restructure certains éléments idéologiques tout en s'éloignant de l'histoireimmédiate - il n'est pas question de voir dans ce roman un reflet du problème des exilés. Au contraire, «c'est dans l'injustice sociale qu'on trouve la racine des complications psychologiquesdans Jean Sbogar* (p. 64). Il est bien connu que Nodier a été influencé par les

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Brigands de Schiller, mais je ne vois pas là la raison principale de ce roman. Jean Sbugar est plutôt la représentation symbolique des suites de la Révolution, comportant à la fois une critique rousseauiste de la société «qui a comprimé toutes les forces et restreint toutes les facultés» (Romans, Charpentier, 1840, p. 104), et une ouverture sur les conséquences psychiques d'une telle société. C'est d'ailleurs dans Jean Sbogar que l'antagonisme qui caractérise les œuvres de Nodier (voir en particulier les contes des années trente et les essais «Du fantastique en littérature» et «De quelques phénomènes du sommeil»), antagonisme entre la vie éveillée et les forces psychiques des rêves, commence à structurer tout un univers fictif. Mais si tant est qu'on puisse parler de «goûts» dans ces années autour de 1820 où les goûts sont flottants et indécis, je dirais que le goût du rêve (il serait trop de parler de 'frénétique') n'est pas nouveau chez Nodier. Qu'on pense au rêve du père dans Le Peintre de Salzbourg, ou au rêve de Paul dans Le Voleur (1803 et 1805), textes qui datent d'une époque où Nodier est plutôt sous l'influence d'autres littératures (Jean Richer parle ici àesßrigtinds, acte V, voir Mercure de France 315, 1952, p. 98 ss).

PN veut que la valorisation de l'extra-social (le surnaturel, le fantastique) soit esthétique seulement, et que Nodier ait subi l'influence de Byron et de Walter Scott. Je prétends qu'il s'agit d'une dialectique avec le social. Qu'en dit Nodier lui-même? Je le cite, p. 90: «II y a un certain âge des nations où les merveilles de l'esprit et du goût ne sont plus pour la foule que des beautés de conventions (. . .). On demande alors (. . .) des sensations (. . .) qui accablent l'imagination (. . .). Cette tendance de l'esprit des peuples, qui est irrésistible dans toutes les hypothèses, l'est surtout quand ils sont modifiés par de nouveaux systèmes politiques et par une nouvelle position sociale» (texte de 1817).

Cependant, il est certain que Nodier sacrifie à cette tendance en publiant le recueil Infernaliana. Mais c'est vraiment un sacrifice, rien de plus. Et le recueil n'est pas de Nodier lui-même (sauf, peut-être, les textes intitulés «Facéties sur les vampires» et «Le spectre d'Olivier»), mais contient des traductions (de Langlet-Dufresnois, Dom Calmet et d'autres). C'est pourquoi je ne l'ai pas noté dans la bibliographie (cf. note 783), à rencontre du Faust de 1828, dont Nodier a réellement écrit le troisième acte.

La force de frappe de PN, c'est sa critique de ma lecture d'lnès de ¡as Sierras, où je n'ai pas suffisamment insisté sur l'aspect de l'Art. Je l'admets volontiers. J'aurais pu le faire pour souligner encore plus la fonction libératrice de l'art chez Nodier. D'autre part, c'est comme si PN fait abstraction de toute une partie du texte, à savoir de la vie d'lnès. De nouveau, il s'agit de savoir si le texte exprime une problématique existentielle suscitée par un ensemble social, ou s'il tourne autour d'une question artistique. A mon avis, la référence «Gautier» serait, si on la prenait isolément, une réduction du message de ce conte, qui englobe en tout cas les trois étapes suivantes:

1 château de Ghismondo Inès, figure fantastique et poétique
vie poétique (proche de la folie) vs réalité

2 histoire d'lnès (analepse) dépravation de la vie matérielle provoquant la folie
d'lnès

3 Barcelone (dénouement) l'artiste la Pedrina (Inès) guérie.

Le terrible destin de la Pedrina (2) la rend objectivement folle (éd. Garnier, p. 710), et c'est dans cet état qu'elle se montre aux convives du château de Ghismondo. Ils la prennent pour une apparition. Plus tard seulement, le narrateur apprend son histoire véritable, qui explique à la fois l'apparition d'lnès et la ressemblance entre la Pedrina et Inès. PN propose une interprétation de la scène du château qui me semble juste et qui est corroborée par l'exprèssion«mise

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sion«miseen scène» employée par le narrateur lui-même (éd. cit. p. 683). Mise en scène artistique ou art pur - et vécu en tant que tel par les convives entièrement en proie à leur imagination. Ainsi se trouve confirmée la conclusion du conte, où le narrateur nous dit que «l'invention n'est en [l'homme] qu'une perception innée des faits réels» (p. 717). La performanceartistique qu'lnès donne au château transgresse toutes les réalités connues; c'est comme un drame dans le conte, un drame qui démontre, par sa valeur de symbole, la place et la fonction de l'Art par rapport à la société. Chez Nodier, on le sait, l'Art et l'amour- et la folie! - se trouvent souvent associés, et s'opposent tout aussi souvent à la société 'normale'. Dans cette perspective, la comparaison avec la scène d'Ai You Like H dans Mademoiselle de Maupin s'impose, puisque le narrateur y dit: «Tout cela nous a extrêmement intéressés et occupés: c'était en quelque sorte une autre pièce dans la pièce, un drame invisible et inconnu aux autres spectateurs que nous jouions pour nous seuls, et qui, sous des paroles symboliques,résumait notre vie complète et exprimait nos plus cachés désirs» (éd. Garnier, p. 270).

Reste qué l'apparition d'lnès de las Sierras, sa danse, son chant, découlent de son destin social, et que les convives sont à ce point frappés par la «mise en scène» qu'ils transforment presque leur vie. De cette conclusion, je tire un argument en faveur de la dialectique société/littérature ou art, souvent formulée par Nodier lui-même. J'ai donc tout lieu de remercier Per Nykrog pour sa critique.

Copenhague