Revue Romane, Bind 14 (1979) 2

Mats Forsgren: La place de l'adjectif épithète en français contemporain. Etude quantitative et sémantique. Acta Universitatis Upsaliensis. Studia Romanica Upsaliensa 20. Uppsala, 1978. 231 p.

Lilian Stage

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Cette thèse souligne l'importance des problèmes syntaxiques et sémantiques posés par
l'adjectif. L'auteur commence par expliquer (p. 12) le double but de son étude. Celle-ci sera:
«un examen quantitatif serré portant sur l'usage actuel, tel que celui-ci se reflète dans un

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échantillon de prose; une discussion de notions trouvées pertinentes pour une explication
raisonnable de l'ordre des mots dans le groupe épithétique.»

Dans la première partie, Forsgren expose ses points de vue et ses fondements théoriques. Il a choisi d'utiliser la terminologie de Damourette et Pichón pour rendre compte des valeurs logiques assumées par le substantif, à savoir: la notoriété (ou la transitoriété) générale, indéfinie, définie. Ce sont les mots grammaticaux - mots qu'il appelle prédéterminants avec H. Mitterand- qui confèrent aux substantifs leurs valeurs logiques. Au deuxième chapitre, il parle des rapports logico-sémantiques entre S et A. Une première analyse de ceux-ci l'amène à distinguer entre deux rapports: un rapport intrinsèque (inhérence) et un rapport extrinsèque (relation). Parla suite, il se demande si les rapports en question sont à traiter comme des traits appartenant à l'adjectif, ainsi qu'on le fait généralement. Or, comme l'adjectif dit relationnel peut remplir une fonction qualitative dans des conditions bien spécifiques (la présence d'un adverbe permet une interprétation qualitative: SILEX -une revue très parisienne qui nous vient de Grenoble) - il lui semble plus juste de parler d'adjectifs qui sont statistiquement relationnels et d'adjectifs qui sont statistiquement qualificatifs.

Il décrit aussi les rapports SA à l'aide de la notion de répartitoire d'assiette. II distingue deux cas: le rapport S A/AS assis et le rapport S A/AS non-assis. A l'intérieur du rapport SA/AS assis, l'on trouve deux groupes: un groupe prédicatif, ex. j'ai vu un chien noir. Le rapport entre chien et noir se trouve à l'assiette transitoire, vu que c'est la première fois que cette qualité est attribuée àla substance chien. «Cette phrase nous présente l'acte d'attribution in vivo» (p. 42). Par contre, dans des exemples tels que le chien noir la suivait partout ou les chiens noirs me font peur il s'agit de groupes non-prédicatifs, l'adjectif n'étant pas le but de l'énoncé; l'attribution de la qualité noir ayant eu lieu antérieurement, l'on a affaire ici à une concordance d'assiette entre le substantif et le rapport SA. Par la suite, il établit une distinction entre deux sous-groupes à l'intérieur des groupes non-prédicatifs: rappel occasionnel (le chien noir) et rappel usuel (la pâle mort). Le dernier terme implique que l'union entre l'adjectif et le substantif a un caractère permanent. Le dernier sous-groupe renferme les cas habituellement appelés épithètes de nature. Il constate que «certains substantifs ne sont pas susceptibles de prendre des épithètes de nature: ce sont les substantifs à grande extension, les substantifs vides.» Si l'on ne trouve pas souvent des adjectifs antéposés avec de tels substantifs, ceci s'expliquerait par le fait qu'un substantif dont la compréhension est minimale, un substantif vide, a peu de traits distinctifs et par conséquent peu de possibilités pour «l'implication explicite de qualité». Ailleurs p. 33, il cite, hors contexte, l'exemple d'un groupe épithétique avec le mot truc: l'éternel truc, exemple qu'il trouve bizarre à cause de l'antéposition. C'est peut-être que l'exemple est mal choisi, le mot truc est, en effet, trop vide. C'est-à-dire que la transparence de ce mot pourrait expliquer une éventuelle antéposition. Nous voulons dire par là que ce mot acquiert dans un contexte donné tous les traits distinctifs du substantif qu'il remplace, ce qui rendrait possible l'antéposition, donc aussi la valeur d'épithète de nature. Dans le sous-chapitre SA/AS non-assis, il distingue aussi plusieurs cas. Le groupe le plus important est la sous-catégorisation: il s'agit du résultat de la combinaison SA, une sous-espèce. Exemple: un champignon comestible (sous-catégorisation

En conclusion de la première partie, l'auteur rend compte d'un facteur lexématique: la réduction de sens. Il est connu qu'il y a une différence informationnelle entre l'antéposition et la postposition d'un même adjectif. Cette différence est qualifiée de quantitative. En postposition,l'adjectif garde son sens plein, en antéposition, la compréhension de l'adjectif est réduite, l'adjectif ne garde qu'un seul sème. L'auteur donne comme exemple un poète

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heureux et un heureux poète. Cet exemple, trouvé chez Blinkenberg, n'est malheureusement pas cité tel qu'on le trouve là: (II est) non seulement heureux poète, mais - c'est plus rare - poète heureux. Dans l'exemple cité par Blinkenberg, l'antéposition paraît naturelle, mais le sens est difficile à cerner. Il s'agit, bien sûr, d'un jugement de valeur, d'un jugement subjectif, mais l'adjectif a-t-il vraiment le sens de bon comme ils le disent? L'exemple donné par Forsgren semble, par contre, douteux en ce sens que l'antéposition de l'adjectif heureux dans un syntagme introduit par l'article indéfini ne semble pas vraisemblable, du moins pas avec un substantif animé. On se demande d'ailleurs pourquoi l'auteur ne cite pas un exemple tiré de son corpus. Des exemples tels que «une confortable majorité» ou «un appréciable progrès» auraient mieux fait l'affaire. Dans l'exemple cité, la réduction de sens est appelée appréciative/dépréciative ou augmentative/diminutive. Ensuite sont traitées les autres valeursde cette réduction: la valeur numérale (double, nouveau, unique), la valeur modale (véritable, vrai, aucun) et la valeur déictique (actuel, précédent). L'antéposition des adjectifs possédant la dernière valeur s'explique par leur ressemblance avec l'article démonstratif.

Dans la deuxième partie de la thèse, l'auteur présente et justifie son corpus. Le dépouillement de dix numéros du Monde et de dix numéros de l'Express lui a fourni un corpus de 5000 exemples contenant un syntagme épithétique. L'auteur émet lui-même certaines réserves quant à l'ampleur du corpus. Il est vrai que, parfois, l'on regrette que le corpus, de par son insuffisance numérique, ne lui permette pas de tirer des conclusions décisives. En choisissant le Monde et l'Express, il a voulu étudier «une prose aussi homogène, neutre et «objective» que possible» (p. 75). Encore faudrait-il savoir si un corpus plus varié n'aurait pas permis de mieux rendre compte de la richesse des combinaisons adjectif-substantif. Dans cette partie de la thèse, l'auteur étudie la place de l'adjectif épithète en appliquant certains critères formels discutés dans la première partie. Le corpus a été divisé en deux parties principales.

Le groupe A comprend les cas contenant un seul adjectif épithète déterminant le substantif. Le groupe B comprend les cas où le substantif est déterminé par deux ou plusieurs épithètes. Dans le groupe A, l'auteur n'a voulu tenir compte ni des adjectifs relationnels en position normale (SA) ni des adjectifs qui expriment la couleur ou la forme, ni des adjectifs ordinaux. Dans le premier sous-groupe A1 (syntagmes ne contenant pas d'adverbes modifiant I'épithète), l'auteur a choisi d'omettre les adjectifs élémentaires. Ces adjectifs sont seulement notés dans le deuxième sous-groupe (syntagmes contenant un adverbe). Il les a notés là «afin de pouvoir voir dans quelle mesure la mise d'un adverbe pourrait déranger l'ordre régulier de ces adjectifs» (p. 76). L'on comprend facilement la raison de cette omission, mais un tel procédé n'est pas sans prêter à la critique. Pour pouvoir comparer, n'aurait-il pas fallu inclure les adjectifs élémentaires dans le premier sous-groupe aussi? Ou est-ce que l'on peut se permettre de tenir la place de ces adjectifs pour acquise?

Après l'analyse des rapports entre la place de l'épithète et quelques facteurs d'ordre rythmique et morpho-sémantique, l'auteur conclut que le facteur rythmique est relativement important, bien qu'il soit à classer parmi les facteurs secondaires. L'on voit que les monosyllabes se placent le plus souvent avant le substantif (56,4% des monosyllabes se trouvent uniquement en antéposition). Parmi les bisyllabes, il n'y a que 13,7% qui soient exclusivement en position AS.

Au chapitre B sont examinés les points suivants: la présence ou l'absence d'un adverbe en tant que facteurs d'influence, les différentes sortes de prédéterminants, la fonction grammaticale du groupe épithétique, l'entourage du déterminé substantival (à part le prédéterminant) et en dernier lieu l'analyse sémantique qui se base sur des notions dont il a été question dans la première partie.

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Nous ne voudrions pas terminer ce compte rendu sans mentionner quelques points qui ont
retenu notre attention, avec les remarques auxquelles ils ont donné lieu.

Dans les groupes de prédicativité négative (ex. les Américains n'ont pas obtenu de réponse satisfaisante), la postposition de l'adjectif est obligatoire. La postposition est due àia valeur sous-catégorisatrice du rapport SA: «L'ordre des mots dans un groupe épithétique à valeur sous-catégorisatrice est, à quelques rares exceptions près, SA» p. 149.

L'entourage du substantif est un facteur important (voir tableau 23). Pour les trois groupes de prédéterminants (UN, LE et O), l'antéposition d'un adjectif ajouté à un groupe épithétique est très probable. Il ressort des tableaux 4 et 6 que l'antéposition de l'épithète est plus fréquente dans les groupes à prédéterminants LE (37,3%) et moins fréquente dans les groupes à valeur UN (31,9%). La différence qui sépare les deux groupes n'est pourtant pas énorme et l'on pourrait se demander si un corpus élargi aurait donné le même résultat. L'auteur a essayé de voir s'il y aurait un rapport entre les facteurs fonctionnels (c'est-à-dire la fonction du groupe épithétique dans la phrase) et la place de l'adjectif. Le facteur fonctionnel ne nous semble pas de première importance. En effet, que nous révèle le groupe à valeur LE sinon que toutes les fonctions, sauf celle de complément d'objet direct, sont «favorables à l'antéposition» ou «neutres»? La fonction d'apposition serait un «domaine où l'antéposition domine d'une façon presque absolue». Il est vrai que le pourcentage d'adjectifs antéposés est élevé, mais il faut aussi ajouter que ce corpus ne renferme pas beaucoup d'exemples en fonction d'apposition. Il nous semble un peu aléatoire de vouloir tirer des conclusions quant à l'influence de la fonction sur la place de l'épithète à partir de chiffres et de pourcentages, comme ceux des tableaux 5 et 7, dont l'écart restreint ne donne pas un fondement assez solide à l'affirmation d'une telle influence.

Nous ne voudrions pas que ces critiques voilent l'importance de cette œuvre qui a le mérite
de montrer clairement où se trouvent les problèmes et de les traiter sous l'angle sémantique/syntaxique.

Copenhague