Revue Romane, Bind 14 (1979) 2Steen Eiberg: Molière og samfundsklasserne (Molière et les classes sociales). Odense 1977. 120 p. + IV.Steen Jansen Side 345
Cette petite étude paraît dans une série destinée à la publication de certains mémoires que les étudiants doivent rédiger à la fin de leurs études. Ces travaux, souvent d'une incontestable qualité, sont ainsi rendus accessibles à un public plus large, et les recherches dont ils sont le résultat reçoivent par là même une meilleure justification. C'est une initiative à imiter. La présente étude a comme sous-titre «Un examen de l'attitude sociale et morale du poète, vue principalement à travers sa description de la noblesse et de la bourgeoisie» (notre traduction); cet examen se fait en quatre parties (auxquelles s'ajoutent une introduction et une conclusion) intitulées: les classes sociales (p. 5-11), la noblesse chez Molière (p. 12-54), la bourgeoisie chez Molière (p. 55-98) et les genres (p. 99-111). Le premier et le dernier chapitres ont surtout le caractère d'aperçus: d'abord une description assez simplifiée de la situation politique économique et sociale en France autour des années 1660-70, à la fin un bref tableau de l'évolution des genres comiques et du théâtre depuis 1620 environ et du rôle de Molière dans cette évolution. Les chapitres deux et trois, qui constituent l'examen proprement dit, portent sur les comédies suivantes: Le Misanthrope, Dom Juan, Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes, L'Ecole des femmes etLe Bourgeois gentilhomme ; l'auteur fait allusion à plusieurs autres pièces au cours de l'analyse, soit dans les notes - longues et nombreuses - soit parfois de façon plus systématique, comme par exemple dans le petit sous-chapitre qui précède l'analyse du Misanthrope, où il relève, dans Les Précieuses, Les Fâcheux, et dans le poème Side 346
peu connu
Remerciement au Roi, les indications qui annoncent déjà
la critique qu'Alceste On peut regretter
évidemment que des comédies comme Le Tartuffe ou
Amphitryon ne Dès le début l'auteur formule le but de son étude en ces termes: «La présente étude, qui a d'abord eu pour point de départ les interprétations opposées de l'attitude sociale et morale de Molière, est un essai qui vise surtout à montrer combien il était fondamentalement anti-aristocrate et bourgeois. A l'intérieur de la bourgeoisie de l'époque, il semble que la sympathie de Molière se soit tournée plus particulièrement vers la partie la plus aisée et la plus active, et donc la plus utile pour l'Etat. Cette attitude fondamentale de notre auteur s'accorde bien avec la politique et l'attitude de Louis XIV pendant les années qui vont de 1660 à 1670» (p. 1). SE reprend donc une longue tradition dans les études moliéresques - qui a eu ses représentants les plus brillants àla fin du siècle dernier et au début de celui-ci (Faguet, Sarcey, Brunetière) ; son étude est aussi, même dans une large mesure, un réquisitoire assez dur mais parfois juste, contre l'interprétation de Paul Bénichou. Dans la première partie, sur l'attitude de Molière à l'égard de l'aristocratie, le meilleur chapitre est celui sur Le Misanthrope, où l'auteur met en lumière la critique violente contre la morale de la complaisance, représentée par Philinte, et qui, dans les milieux de l'aristocratie «domestiquée» par Louis XIV, aurait succédé à la morale de l'honnêteté de la génération précédente, représentée par Alceste, qui devient alors le porte-parole de Molière; SE explique les contradictions que le personnage renferme soit par la connaissance que Molière avait de la nature humaine soit par les exigences du genre (là où, comme on sait, d'autres ont vu de la part de Molière une critique contre les excès). Les pages qui décrivent l'évolution qui conduit de la notion d'honnêteté à celle de complaisance et celles qui discutent des réactions défavorables des milieux aristocrates contre les comédies de Molière jusqu'au Misanthrope sont très réussies. Le chapitre sur Dont Juan est moins convaincant: on a parfois l'impression que l'indignation de SE contre ce scélérat fait qu'il attribue à Molière une attitude tant soit peu petitebourgeoise - et non seulement bourgeoise (par ex. p. 50-51). On n'a pas besoin d'avoir lu l'essai de François Rastier sur l'ambiguïté fondamentale du texte pour voir que le personnage, ou peut-être plutôt l'attitude de Molière à son égard, est, et doit avoir été également pour les contemporains de Molière, bien plus complexe que SE ne le pense ici. SE opère donc une certaine réduction dans son interprétation des comédies de Molière. Cela ressort aussi, il me semble, d'un autre point particulier, à savoir que l'auteur souligne maintes fois, dans la partie qui traite des «comédies de la bourgeoisie», que la critique de Molière ne vise pas la bourgeoisie en tant que classe, mais seulement des individus appartenant à celle-ci, puisque pour chaque bourgeois ridicule on peut toujours en trouver un qui est sage ou bien des nobles qui sont encore plus ridicules (par ex. p. 95, p. 99, note 9). Mais on pourrait en dire autant des personnages nobles, et les reproches que Dom Louis fait à son fils ne sont certainement pas ceux d'un bourgeois (déguisé) à un noble, mais d'un noble à un autre noble qui ne respecte pas la morale de la noblesse (cf. p. 47 et p. 58). Si donc on peut discuter certains points de l'analyse de SE, cela ne l'empêche pas de comporter des pages intéressantes et perspicaces. Et pour conclure, au lieu de relever d'autres caractéristiques, bonnes et moins bonnes, de cette étude, je voudrais soulever un problème qui ne regarde pas tant celle-ci en elle-même, mais plutôt une certaine critique ou analyse littéraire en général. L'étude de SE me paraît, dans l'ensemble, assez convaincante, dans la mesure où l'on accepte que la tâche de la critique littéraire est (aussi) de considérer le Side 347
texte comme l'expression de l'appartenance sociale, et donc morale, de l'auteur. C'est le but que SE s'est fixé, et c'est par là que son étude se rapproche des études qu'on pourrait appeler goldmanniennes (je dis bien «se rapproche» et pas plus; en effet l'auteur ne fait qu'une petite et insignifiante allusion à Goldmann (p. 113), et c'est regrettable). Mais qu'il s'agisse de Goldmann ou de Bénichou, il est difficile de ne pas s'étonner lorsque leurs analyses et celle de SE, également sérieuses et attentives et ayant le même but, arrivent à des conclusions opposées. Pour les premiers, Molière est un «aristocrate»; pour le second, c'est un bourgeois. Et voici le problème: est-ce qu'il y a lieu de s'étonner? Ou bien: faut-il, dans le domaine de la critique littéraire, ne pas se demander qui a tort et qui a raison? Faut-il accepter que les deux conclusions ne s'excluent pas mutuellement? Dans ce cas, la critique littéraire aurait un statut assez différent de celui des autres pratiques analytiques. Mais s'il en est ainsi, comment alors expliquer que les textes analysés puissent être ou soient considérés comme expressions, ou manifestations, de ce que Molière était réellement? Dans quelle mesure, enfin, est-il important de connaître la signification que Molière a pu vouloir donner à ses textes, si une analyse de ceux-ci ne permet pas de déterminer, sans équivoque, s'il voulait défendre la morale de la noblesse de cour ou bien celle de la bourgeoisie aisée? Copenhague
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