Revue Romane, Bind 14 (1979) 2

Hans Peter Lund: La critique du siècle chez Nodier. Copenhague, Akademisk Forlag 1978. 264 pp. Per Nykrog

Per Nykrog

Je tiens à souligner, pour commencer- comme dans les premières lignes de mes remarques sur le livre de Michel Olsen (Revue Romane XIII ,2 - 1978) - que ceci est un résumé de réflexions faites en vue d'une soutenance de thèse. Si ces réflexions ont le caractère d'une contestation, ou d'une invitation à se défendre, ce caractère est dû à la situation qu'elles visent. Ce n'est pas un compte rendu. Ce qu'on va lire s'inscrit dans le contexte d'un accueil nettement positif: avant d'en arriver à formuler ces observations, celui qui les écrit a d'abord recommandé, sans hésitation, le livre de Hans Peter Lund à la Faculté comme une contribution précieuse, originale et riche en perspectives, à l'étude de la littérature.

La production littéraire de Nodier est abondante, et elle s'étend sur près de 50 ans (1794-1844). L'opération fondamentale de HPL consiste à la diviser en quatre sections chronologiques. La première section, qui va des débuts jusqu'à la chute de Napoléon en 1815, est caractérisée par le recours de l'auteur à la sensibilité, par une pensée qui tourne autour de l'idée de l'exil (extérieur ou intérieur), préoccupations qu'il faut mettre en rapport avec le sentiment que le monde normal, social, a été brisé par les bouleversements politiques: la Révolution et le règne de Napoléon ont coupé une continuité, et le sujet se sent étranger dans un monde nouveau. Ladeuxième section, comprenant les écrits de 1815 à 1818, est marquée par une autre vision: la possibilité de renouer l'ancienne harmonie entre l'ordre social et les besoins émotionnels de l'individu. Mais dans la troisième période, cette espérance s'est évanouie, et le «monde éclaté de la littérature» - marqué par une fascination avec les rêves et le surnaturel - reflète une séparation irrémédiable entre les besoins du sujet et la réalité sociale. Cette séparation s'accuse après 1829, et les écrits de laquatrième période, les quinze dernières années, se distinguent par une pratique du fantastique, non plus la fascination du rêve, mais le recours au fantastique compris et accepté comme irréel - mouvement qui reflète la perte définitive de tout espoir attaché à un ordre social ou politique possible.

L'idée d'une périodisation de l'œuvre de Nodier n'est pas neuve: des contemporains l'ont eue, et P.-G. Castex l'a reprise dans la disposition de son volume de Contes choisis (1961). Mais ces périodisations ne sont opérées qu'à l'intérieur de l'oeuvre, sans égard pour le contexte historique, ou tout au plus en renvoyant à une évolution strictement personnelle de

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Nodier à mesure qu'il passe de la jeunesse à l'âge mûr, et de là à la vieillesse. L'originalité de HPL consiste fondamentalement à mettre cette évolution dans sa «vision du monde» en rapport avec le contexte social et politique: cette étude est une «lecture politique», elle considère la succession des «visions du monde» comme formant un parcours, sinon «homologueà», du moins réagissant àun parcours politique dans la société qui a entouré Nodier.

C'est moi qui introduis ici la terminologie de Goldmann. HPL ne place pas lui-même son étude dans la famille des études de type goldmannien, et il y aurait donc de l'injustice à le critiquer pour ne s'être pas plié aux exigences méthodologiques d'une étude de ce genre. Mais même si l'on tient Goldmann et sa méthode hors de la question, une lecture immanente du livre montre que HPL attribue une grande importance à des situations politiques qu'il ne précise pas très bien. Il présuppose apparemment chez son lecteur- à tort dans la plupart des cas - une connaissance précise de la biographie de Nodier (quel genre d'homme? quel métier et quelle position sociale? surtout par rapport aux régimes qui se sont succédé: pour apprécier sa «critique du siècle», on a besoin de savoir de quel point de vue il l'observe) et une familiarité non moins grande avec les détails de l'histoire politique des années décisives. En donnant lui-même ces informations si nécessaires, HPL aurait peut-être excessivement alourdi son livre, mais il aurait pour le moins pu renvoyer son lecteur à des livres qui les donnent, et rédiger son livre en se référant à une telle littérature secondaire supplémentaire.

Entre l'œuvre littéraire de Nodier et le contexte politique s'inscrit un autre ensemble collectif ou social: les orientations générales de la vie littéraire de l'époque. Si on tient compte de ces mouvements, il est évident que les transformations de la «vision du monde» de Nodier ne sont pas isolées et particulières: sa première période selon la division de HPL a des traits en commun avec Chateaubriand et d'autres préromantiques, et sa troisième période (où il a exercé une influence considérable sur le jeune mouvement romantique) est caractérisée par des traits qu'il aen commun avec la jeune génération (influence de Byron, de Scott, etc.). Son culte du fantastique dans la dernière période, enfin, a été partagé par les «petits romantiques» de la seconde génération (Gautier, Nerval, Bore!) qui était en train d'évoluer vers l'Art pour l'Art. Et même par Balzac, qui a eu, de 1831 à 1835, une production importante de récits fantastiques.

L'œuvre de Nodier reflète donc une «critique du siècle» : d'abord une rupture grave, puis une possibilité de rétablissement de l'harmonie perdue; mais «devant un monde de plus en plus dépourvu de sens, selon l'optique de l'auteur» (p. 72), cette possibilité s'évanouit, et la critique se fait de plus en plus sans espoir. A la fin, elle se détourne tout à fait du «siècle». Mais qu'est-ce qui impressionne tellement Nodier? Ce n'est pas 1830, qui a négativement impressionné tant d'autres - des hommes de droite qui ont déploré la chute de la monarchie ultra et légitimiste, et des hommes de gauche qui ont déploré les suites d'une révolution qui a mal tourné. C'est 1828: la chute du ministère Martignac (pp. 163,169,172 et 173), donc la fin d'une certaine sagesse monarchique modérée, remplacée par l'observance réactionnaire des ultras autour de Charles X. - Et ce n'est pas 1820, qui a marqué, dans l'Europe entière, un important virage à droite (l'assassinat du duc de Berry et ses suites). C'est 1818, moment peu remarqué par ailleurs: une défaite de la politique prudente et équilibrée de Louis XVIII, au profit, encore, des ultras. Un mini-1820, si l'on veut: ce qui, selon HPL, a mis Nodier au désespoir à un tel point que son univers narratif s'en est trouvé modifié, est le refus par la Chambre d'accueillir tous les exilés, de gauche comme de droite, dans une réconciliation générale. Or, de toute évidence, Nodier n'était pas un homme de gauche: il n'aime pas les libéraux, et il est contre les idées égalitaires. Néanmoins, les changements qui, selon HPL,

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l'exaspèrent après 1815, sont dans les deux cas des victoires de la droite sur la gauche. Le dénominateur commun de ses réactions, telles que HPLles analyse, semble être qu'il déplore les antagonismes. Il est de droite, mais il préfère la conciliation à une politique antilibérale. Son homme est Louis XVIII, mais Louis-Philippe ne lui déplaît pas trop (p. 172 s). On dirait un homme dont l'engagement politique est plutôt faible.

Même observation sur ses relations avec Napoléon. Etant donnée l'importance que HPL attribue à ses sentiments antinapoléoniens, on aurait bien aimé voir une analyse du poèmeLû Napoleone (1802), qui l'a mis en disgrâce temporaire. Plus tard, Nodier n'en a pas moins été employé (et sous Fouché encore !) dans le système de la presse impériale - qui était surveillé de près. En 1814, on l'a considéré comme une «girouette», donc un ancien fidèle de l'Empereur. Il a été anobli en 1815 (mais il n'a pas retiré son brevet) pour avoir trempé dans une conjuration dans le Jura, détail important si on veut comprendre la nature de ses engagements politiques. Mais à la p. 44 cette conjuration est présentée comme inventée après coup (pour faire bonne figure aux yeux de la monarchie), tandis que la note 115 dit que Nodier avait été mis en surveillance pour y avoir été mêlé.

HPL présente Nodier comme un homme dont la «vision du monde» change profondément avec les événements politiques. Il est difficile, en lisant son livre, de se faire une idée précise des réactions politiques de Nodier, mais si l'on essaie de réunir les informations éparses données, il me semble qu'elles font entrevoir un personnage pour qui la politique est agaçante et fastidieuse, parce que ce qui l'intéresse est ailleurs. Son credo politique aurait pu être quelque chose comme «Je hais le mouvement qui déplace les lignes». Bref, on a l'impression d'un homme conciliant, peu engagé, modéré et changeant lui-même, un homme dont la thématique littéraire, narrative, a toutes les chances d'être régie par d'autres facteurs que la politique.

1818 est, selon HPL, l'année où Nodier commence à désespérer de la société, à cause de l'intransigeance des députés ultras envers les anciens révolutionnaires. Cette perte de l'espoir se serait traduite dans Jean Sbogar (1818), dans lequel une jeune Vénitienne entend parler d'un terrible brigand, puis se rend à Venise où elle rencontre Lothario, beau jeune homme élégant, admiré et amoureux d'elle. On l'enlève, et elle apprend que Jean Sbogar et Lothario sont deux aspects d'un seul homme. Cette révélation la choque, mais avant qu'elle n'arrive à s'assimiler ce que lui explique son amant (que les brigands sont des hommes meilleurs que les gens de bien), l'armée fait irruption, et elle devient folle en assistant à l'exécution du noble brigand. Rupture irréparable, l'extra-social préféré au social. Attitude qui se comprend à la lumière du vote sur les exilés. Peut-être bien. Ce roman aurait néanmoins été commencé bien avant 1818 (de toute façon Nodier aeu largement le temps de prendre inspiration dans les Brigands de Schiller), et la nouvelle rupture semble se traduire bien plus nettement après 1820 par l'intérêt que Nodier montre pour le surnaturel et pour les rêves dans Smarra (1821) et Trilby (1822).

Dans Smana, écrit en style hellénisant, le sujet voit un monde horripilant se révéler sous des dehors d'abord élégants (grecs classiques), et il se réveille de ce cauchemar nocturne à son existence de jour, qui est celle d'un jeune Italien qui repose à côté de sa belle et affectueuse épouse. - Dans Trilhy, écrit en style Walter Scott, ou en style conte populaire, une pauvre femme de pêcheur écossaise est protégée par un lutin amoureux d'elle. Elle accepte de le faire exorciser par un moine terrible et antipathique, et tout finit tragiquement. Les deux contes sont contradictoires à tous les points de vue: Nord/Sud - grec-italien/écossais -(donc: classique/romantique)-riche/pauvre-extra-social positivement/négativement

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valorisé - le réel négativement/positivement valorisé - l'extra-social réel/rêvé - etc. Si on considère ces deux contes ensemble, comme un conte double, on ne peut pas y trouver une «structure» valorisant le non-social au dépens du social - mais on peut fort bien y retrouver un même goût qui valorise, esthétiquement, le surnaturel ou le fantastique, sous une forme ou sous une autre, comme thématique littéraire. On aurait bien aimé, dans l'intérêt de la-thèse de HPL, voir Nodier faire preuve de ce goût avant que le Vampire de Byron, et les romans de Walter Scott, ne soient traduits en français (1820). Si on ajoute que Nodier a publié, vers la même époque, un recueil à'lnfernalia (1822- HPL ne le signale pas dans sa bibliographie par ailleurs si soignée), on a l'impression que Nodier, plutôt que de se laisser orienter par les revirements de la vie politique, suit les changements dans les goûts littéraires du jour.

Aux pp. 144-47, HPL s'arrête au conte Inès de las Sierras (1837): dans cette histoire, «véritable plaque tournante des contes de Nodier et dont on a trop longtemps méconnu l'importance, la rupture entre fantastique et réel devient tragique: ce qui pourrait être sauvé des sentiments est définitivement détruit par l'ambition, l'argent, l'envie, et le miracle qui se dessinait avec l'apparition de la jeune fille, se dissipe et fait place à la folie, à la mort».

L'analyse donnée de ce conte est bien imprécise. Quand j'essaie de l'interpréter, j'arrive à
un résultat d'un autre genre. Trois Français - un voltairien matérialiste et sceptique, un
sentimental, mélomane et amoureux volage, toujours inassouvi, et le narrateur, plutôt neutre

- s'installent dans un château (en Espagne!) délabré, qui a la réputation d'être hanté par le spectre d'une femme assassinée là au XVIe siècle. Avec un directeur de théâtre qui les accompagne, ils se mettent en costumes Renaissance pour leur souper abondamment arrosé. Sur le coup de minuit, une belle femme entre; elle se présente en donnant le nom de la morte, chante et danse merveilleusement, puis disparaît en invitant le mélomane à la suivre. Ebranlés, les autres le retiennent. Le voltairien se fait moine et finit sa vie dans un cloître. Le sentimental volage reste fidèle à son amante surnaturelle et meurt (dans une bataille) avec son nom sur les lèvres. Le narrateur ne va pas si loin, il garde son équilibre, et plusieurs années après, il apprend qu l'aventure avait une explication naturelle: par un concours extraordinaire de circonstances, une chanteuse et danseuse célèbre, de la famille de la morte et portant son nom, se trouvait dans le château en proie à une crise mentale aiguë. C'est elle qui s'est présentée à eux. Depuis, elle est guérie, et le narrateur la revoit, artiste admirée, femme (relativement) heureuse, sur la scène de Madrid. Son imprésario est le directeur de théâtre qui avait participé au souper. - Je vois dans cette histoire une situation fictive construite de façon à introduire une artiste exécutant son art devant un public quine voit pas, en cette performance, de l'art, mais de la vérité, devant des spectateurs extraordinairement ouverts et réceptifs parce qu'ils se sont faits partie du spectacle eux-mêmes, par avance, sans le savoir. Non pas «la folie et la mort» (il n'y a pas de folie), mais une révélation de l'Art sans institution (théâtre, scène) interposée, frappant les esprits directement, de toute sa puissance. (Le directeur de théâtre est, en fin de compte, celui qui a été le moins ébranlé.) Bref, quelque chose de vaguement semblable à cette scène dans Mademoiselle de Maupin (1836), où d'Albert, qui se croit amoureux d'un homme (mais c'est une femme déguisée), se rencontre avec lui (elle) sur une scène improvisée, où ils jouent Orlando et Rosalinde dans Ai You Like If. un moment sublime où on ne sait plus ce qui est Art et ce qui est Réalité, où le texte de Shakespeare sert de communication entre deux amoureux dans une expérience absolument bouleversante.

Cela ne change pas la thèse de HPL, mais cela invite à la considérer comme une simplification.La
«critique du siècle» est toujours là, certainement, mais elle n'est peut-être pas
directement animée par la vie politique. Elle semble plutôt en dépendre indirectement, par

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l'intermédiaire des goûts du jour dans la collectivité des écrivains, et de modèles littéraires
que Nodier aurait suivis à sa manière.

Aarhus