Revue Romane, Bind 14 (1979) 2

Conduite d'échec ou mensonge romantique: la défiance de soi dans Arthur d'Eugène Sue

par

Paul Pelckmans

C'est un fait bien connu aujourd'hui que la psychanalyse freudienne a dû une large partie de son succès au fait qu'elle reprenait, en leur conférant la double caution de la scientificité et du scandale, diverses tendances idéologiques propres à notre modernité. Sans doute, l'œuvre de Freud a représenté un incontestable progrès par rapport aux psychologies académiques ambiantes occupées surtout, à l'époque, à la définition des facultés de l'âme ou à l'arithmétisation de la perception. Son inscription même dans les idéologies orientait le maître de Vienne vers les problèmes réels de l'homme moderne - même si, trop pressé de les résoudre selon la demande de ses patients, il en proposait une transcription articulée de manière à sauvegarder des solutions qu'on serait tenté de dire de facilité. La psychanalyse «qui, dans une certaine mesure, est un instrument de défense» (Laing, Le Moi divisé, p. 23) entérine certains déplacements qui semblent plus propres à réduire les problèmes qu'à les dépasser.

Dans tout ceci néanmoins, Freud a pu se borner à parachever (et à consacrer de son autorité) des dérobades largement amorcées ailleurs - sans quoi on s'expliquerait mal l'adhésion somme toute rapide qu'a rencontréesa pensée: pour que cet ensemble d'assertions peu rassurantes pût s'imposer si vite, il fallait bien qu'il se rencontrât, en profondeur, avec une conviction diffuse dont, dès lors, il ne paraissait plus proposer que la formulation en clair. Ainsi, la tendance à identifier tout individu à sa sexualité et à faire de celle-ci l'objet d'un questionnement infini se rattache à un «dispositif de sexualité» (Michel Foucault) dont les premiers élémentsont été mis en place par les pastorales baroques; la relation analytiques'est greffée à la fois sur la survalorisation du rôle médical dans la tradition asilaire et sur les expériences de magnétisme effectuées dans le sillage de Mesmer; le respect œdipéen du père s'annonce dans la littérature

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de fiction à partir du roman sentimental de la seconde moitié du XVIIIème
siècle . . .

Aussi la psychologie de la littérature ne saurait-elle plus lire ses textes à la lumière de Freud dans l'esprit où le faisait Charles Mauron. Si la psychanalyse nous paraît encore susceptible d'éclairer notre perception du fait littéraire, ce n'est certes plus parce qu'elle-nous fournirait un lieu de vérité d'où définir le vrai sens, le sens «profond» des œuvres. Par contre, cette théorie qui synthétise tant de traditions et qui, en vertu même de son rayonnement, a été si abondamment analysée, peut nous aider à dégager, notamment dans la littérature des XVIIIème et XlXème siècles, des enchaînements idéologiques qui s'y apparentent - et qui attestent, au niveau de l'imagination collective, l'émergence des attitudes et des tendances qui sous-tendent la pensée de Freud. Autrement dit, les renouvellements actuels de la psychologie nous convient à une enquête sur la préhistoire littéraire de la psychanalyse qui s'interrogerait surla naissance, au sein de notre modernité, d'un vraisemblable freudien.

La présente étude voudrait relire dans cet esprit le roman Arthur (1838) d'Eugène Sue, beau récit romantique qu'une réédition récente (à laquelle nous renvoyons) vient opportunément de remettre à la disposition du grand public. De structure très discontinue, ce texte propose essentiellement le récit de cinq aventures pratiquement indépendantes entre elles et qui auraient facilement pu donner lieu à autant de nouvelles séparées, n'était l'unité que leur confèrent l'identité du protagoniste et, étroitement liée à celle-ci, la récurrence, dans chaque épisode, du même type de dénouement.

Eduqué par un père misanthrope qui lui a appris à douter de la consistance de toutes affections humaines, le comte Arthur est douloureusement confirmé dans cette réserve par le peu de durée de son deuil lors de la mort de celui-ci. Désormais, une très intense défiance de soi amènera Arthur à chercher des mobiles peu avouables derrière les affections qu'on lui témoigne: intimement convaincu qu'il est indigne de toute sympathie, il ne saurait croire à l'authenticité des amours et des amitiés qu'il rencontre. Aussi le voit-on rater, l'une après l'autre, les brillantes chances de bonheur que le roman se complaît à lui prodiguer.

Les fiançailles d'Arthur avec sa cousine Hélène échouent sur les doutes offensants qu'il exprime au sujet du désintéressement de sa partenaire - qui, parente pauvre, se voit suspectée d'en vouloir surtout à la fortune de son fiancé. Devant une accusation si mesquine, Hélène, malgré les repentirset

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tirsetles brûlantes protestations d'Arthur, se retire. Se lançant dans la vie mondaine pour y oublier ses chagrins, Arthur devient l'amant de la Marquisede Pënâfiel, jeune veuve outrageusement calomniée par le monde, mais qui en fait est restée fidèle à la mémoire de son mari, fidélité posthumedont elle ne s'était jamais départie avant sa rencontre avec Arthur. Naît ainsi une nouvelle idylle qui prendra fin au moment où Arthur, alerté par un mot innocent de Mme de Pënâfiel, se remet à croire aux calomnies du monde et, du fait, brise cette liaison qu'il ne saurait plus considérer comme un grand amour.

Pour oublier cette nouvelle déception, Arthur consent à accompagner un ami, lord Falmouth, dans une croisière d'ailleurs dangereuse puisqu'il s'agit d'aller regarder de près les combats navals entre Grecs et Turcs; en chemin, les deux hommes approfondissent leur amitié qui sera consolidée le jour où, lors d'un abordage de pirates, Arthur a l'occasion de sauver la vie de son ami. Celui-ci dévoile alors un projet qui leur permettrait de se revoir régulièrement tout en parcourant deux brillantes carrières politiques parallèles. Repris par sa défiance devant ce projet magnifique, Arthur finit par soupçonner Falmouth d'intentions infâmes (que le texte ne précise pas, mais qui ont sans doute trait à l'homosexualité). Les deux hommes évitent de justesse le duel et se séparent.

Après une année de séjour à Khios où il s'est voluptueusement prélassé dans une vie de satrape, Arthur retourne en France en profitant de l'occasion que lui fournit un navire de passage qui est aux ordres d'un diplomate russe, le comte de Fersen. Il tombe amoureux de la femme de celui-ci et conquiert tout de suite la profonde affection de sa fille, la petite Irène, qui en vient ainsi à servir de trait d'union entre sa mère et Arthur. Comme Mme de Fersen est une femme de haute vertu que même la médisance mondaine a toujours respectée, Arthur se résigne à ne partager que son amitié - mais finit néanmoins par être son amant après avoir sauvé la vie d'lrène grâce à l'influence magnétique qu'il se trouve avoir sur elle. Amorçant simultanément une carrière politique prometteuse, Arthur se laisse de nouveau gagner par la défiance: un ami lui ayant soufflé que Mme de Fersen est une espionne, il se convainc qu'elle ne s'est donnée à lui que pour s'assurer une intelligence au sein du gouvernement français.

Cette quatrième rupture consommée, Arthur se retire dans son domaine familial - pour y tomber amoureux d'une jeune fille pauvre, Marie Belmont,que son mari, qu'elle avait épousé sans guère le connaître, a dû quitter le soir de ses noces pour échapper aux poursuites de la police. Il devient son amant et, lorsqu'elle se trouve enceinte, va s'installer avec

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elle dans un domaine provençal pour y vivre loin du monde. Cette fois, aucune rupture n'aura le temps de survenir: retourné en France au mépris des dangers qu'il y court, le mari se venge des amants en les tuant de deux coups de fusil . . .

Le lecteur aura sans doute deviné que l'apport essentiel de ce texte à notre propos réside dans le motif de la défiance quasi-compulsive du protagoniste. Pour en amorcer l'interprétation, on pourrait partir des analyses de Marc Angenot selon lequel le roman réaliste romantique reprend les schémas narratifs du fantastique noir dont il supprimerait seulement la référence au surnaturel pour y substituer une noirceur plus exclusivement humaine; ces schémas en viennent ainsi à sous-tendre des intrigues qui prétendent évoquer le monde comme il va (cf. Le Roman populaire, pp. 42-44).

Effectivement, on ne saurait guère, en lisant J^rthur, ne pas se souvenir deMelmoth, l'Homme errant (1820) - dont on sait le succès européen. Le roman de Maturin est lui aussi d'une structure assez lâche, juxtaposant une gerbe d'histoires dont l'indépendance réciproque est d'autant plus frappante qu'ici les protagonistes diffèrent d'un récit à l'autre. Or, tous ces récits aboutissent au même dénouement: le protagoniste qui est toujours un personnage malheureux, prisonnier dans les cachots de l'lnquisition ou dans un asile, adolescent chargé du soutien d'une famille mourant de faim, rencontre Melmoth qui lui offre de le tirer de cette situation s'il consent à renoncer au salut de son âme. Le pacte diabolique ne sera jamais accepté.

Si l'on en croit Irène Bessière (Le Récit fantastique, pp. 110-112), ce motif du pacte chaque fois offert et refusé sert à rendre acceptable le malheur social qui perd de son acuité, cesse d'être un appel possible à la révolte du moment où ses victimes les plus déplorables préfèrent sa durée au mal métaphysique. La réticence devant la tentation détermine une acceptation quand même d'une société peu satisfaisante.

Les accès de défiance d'Arthur introduisent eux aussi des dénouements à peu près étrangers aux épisodes auxquels ils mettent un terme. Contrairement à ce qu'on voit chez Maturin, le contenu même des épisodes n'est ici nullement désespérant; au contraire, Arthur ne rencontre qu'amours et amitiés idéales, tous ses partenaires sont des êtres supérieurs et si luimême mène objectivement une vie de coureur, il est, pour chacune de ses amantes comme pour Falmouth, le partenaire unique. Le motif de la défiance servirait-il à rendre crédible cette idéalité aproblématique de tous rapports humains?

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Avant d'élaborer cette hypothèse, il me semble indispensable de rappeler brièvement quelques thèmes essentiels de la psychologie historique - que j'emprunterai surtout aux œuvres de René Girard et du psychiatre néerlandais Jean Van den Berg. Convaincus que les rapports humains ont eux aussi leur histoire, leurs styles successifs, tous les deux accentuent la complexité particulière de ces rapports au sein de notre modernité, complexité que le premier analyse en termes de transcendance déviée alors que le second la décrit plutôt comme vie plurielle.

A partir du XVIIIème siècle environ, les hiérarchies sociales traditionnelles et les visions du monde qui les accompagnaient semblent perdre assez rapidement leur crédibilité. Dans un monde qui ne relève plus que de lois de la nature étrangères à tout projet humain comme à toute perception cosmique, la société participe forcément de la contingence universelle à tel point qu'aucune des évidences qui, jusque-là, la structuraient n'échappe à la corrosion.

Bien entendu, cela nous vaut une liberté, une possibilité de création absolument inédites: aucune civilisation traditionnelle ne saurait permettre à ses membres de trop s'écarter des sentiers battus; or, aujourd'hui, il n'y a plus de sentiers. N'empêche que cette déstructuration est aussi appréhendée comme un désordre dangereux: comme l'ensemble d'évidences à peine formulées, de conduites stéréotypées dont nous évoquions la disparition définissait un ordre à la fois contraignant et sécurisant, on conçoit qu'il est assez malaisé de vivre, de s'entendre avec ses partenaires sociaux là où ce lieu commun fait défaut. L'homme moderne ne saurait plus guère s'identifier à un rôle préétabli, il se voit exposé à trop de demandes, d'attentes sociales diverses et souvent contradictoires pour que sa cohérence même n'en souffre pas. C'est ainsi, soit dit entre parenthèses, que la perception claire de soi-même devient problématique et qu'émerge une réalité psychique que Freud appellera l'inconscient.

Ces désagréments s'aggravent encore du fait qu'au moment où les rapports humains deviennent opaques et peu sûrs, ils gagnent subitement en importance. Dans la mesure où l'homme se définit par la distance entre ce qu'il se sent être et ce qu'il croit pouvoir être, il semble constamment habité par un besoin de confirmation, de valorisation; dans les sociétés traditionnelles, celui-ci se satisfait dans la conviction de participer, parle rôle auquel on s'identifie, à un ordre du monde qui transcende l'individualitééphémère, conviction qui, le plus souvent, s'explicite sous une forme religieuse. On comprend dès lors pourquoi la réflexion critique des Lumières devait porter en premier lieu sur la religion. Or, cette demande

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qui, ainsi, ne trouve plus où se satisfaire, se déverse dans les rapports humains pour les surcharger de son poids; le métaphysique se greffe sur l'affectif, le rendant à la fois plus précieux et plus précaire. Telle est, je crois, la vérité de cette révolution du sentiment que les historiens des mentalités repèrent un peu partout dans les deux derniers siècles.

Tout cela, que je résume ici bien sommairement et, forcément, sans preuves à l'appui, explique de reste pourquoi une représentation totalement déproblématisée des rapports humains, c'est-à-dire en somme ce que proposerait un Arthur sans les dénouements, ne saurait qu'être peu convaincante. Pour autant toutefois que notre roman paraît solidaire des rêves de son époque, qu'il cherche à nourrir une euphorie idéologique, on admettra néanmoins que c'est bien ce mirage, ou au moins sa possibilité, qu'il se doit d'offrir à ses lecteurs - moyennant une réserve qui à la fois le rend plausible et le laisse intact. C'est exactement ainsi que fonctionne le motif de la défiance d'Arthur. Reste à montrer avec un peu plus de détails comment la teneur du mirage comme celle du trouble-fête s'inscrivent spontanément dans l'hypothèse historique que je viens d'évoquer - et comment elles le font d'une façon qui nous permet de parler d'une homologie partielle avec le discours psychanalytique.

Après sa rupture avec la marquise de Pënâfiel, le narrateur fait un retour
sur lui-même qui se généralise assez vite en théorie psychologique.

Hélas! lorsque l'homme est d'une nature si malheureuse, que l'amour, l'ambition, l'étude ou les obligations sociales ne lui suffisent pas pour occuper son esprit et son cœur, lorsque surtout il dédaigne ou méconnaît cette bienfaisante nourriture spirituelle que la religion lui offre comme un salutaire et inépuisable aliment; son âme, ainsi privée de tout principe généreux, réagit à vide sur elle-même . . . alors les chagrins sans nom, les mornes et pâlesennuis, les doutes rongeurs, désespérants fantômes. . . naissent presque toujours de ces élucubrations ténébreuses, solitaires et maladives. Si l'homme, au contraire, applique cette énergie qui s'use et se dévore elle-même, à l'observance rigoureuse des lois que Dieu et l'humanité lui imposent; s'il parvient à jalonner, pour ainsi dire, sa carrière, par l'accomplissement de ses devoirs; à se tracer de la sorte une route nette et droite, qui aboutisse à une espérance d'immatérialité après la mort; la vie de l'homme devient logique et se déduit conséquemment du principe qui le fait agir et des fins auxquelles il tend. Alors, tout s'enchaîne avec un admirable ensemble; chaque effet a sa cause et son résultat. Enfin, au lieu d'errer misérablement sans intérêt, sans espoir et sans frein, il marche vers un but (p. 214).

On perçoit très nettement dans ce passage l'expérience à la fois de désorientation et de dépréciation qui est, pour nous, au cœur de la psychologiemoderne - et dont le thème romantique du mal du siècle n'aura en somme été que le premier constat. Or, là où certains de ses contemporains

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avaient su deviner les coordonnées historiques du problème, Eugène Sue (qui, bien sûr, n'est pas seul dans cette voie) opère un déplacement subtil mais capital en rattachant ce problème à lunature, i. e. au caractère de son personnage. De relationnel, propre aux rapports humains tels qu'ils étaient caractéristiques de son temps, le désagrément devient ainsi subjectif - et ce glissement permet à l'auteur de ne peindre que des rapports humains intrinsèquement agréables.

Par ce glissement, Eugène Sue rejoint ce qui est sans doute l'effet idéologique majeur de la psychanalyse. Jean Van den Berg montre en effet (Metabletica, chap. 111 et Dieptepsychologie) comment la théorie freudienne, en rabattant toutes les difficultés de ses patients sur leurs impasses infantiles, cherche essentiellement à les désactualiser, à les couper des rapports où ils se trouvent effectivement inscrits pour ne plus y voir qu'une prédisposition subjective. Ainsi, la relation analytique elle-même n'est thérapeutique que dans la mesure où elle est le lieu d'un transfert, déploiement d'affects infantiles qui concernent à peine la personnalité propre du thérapeute et auxquels celui-ci se doit d'assister impassible. Toute une problématique sociale et culturelle (qui pourrait susciter des questions embarrassantes) se voit ainsi circonscrite entre les limites d'une subjectivité - sécurisant du coup les proches de ceux qui succombent à ces problèmes. Que telle soit bien l'inspiration constante de la psychanalyse, rien ne le montre mieux que le succès d'un best-seller plus récent de cette école, le célèbre Parents not Guilty ofTheir Children's Neuroses (1964) d'Edmund Bergler qui, pour rassurer les parents qui risqueraient d'être inquiétés par la pédagogie moderne, s'ingénie à prouver

que ce sont les élaborations internes que l'enfant a de ses expériences, les fantasmes qu'il choisit de créer du monde qui l'entoure, qui ont un effet tellement tenace. C'est ce qui explique pourquoi les résultats de l'influence extérieure sont limités, même contradictoires, et pourquoi parents et éducateurs contrôlent moins l'avenir de l'enfant qu'on ne le suppose généralement [. . .] Les parents sont vraiment impuissants devant la force décisive (p. 8; c'est E.B. qui souligne).

A une époque où la sociologie et l'antipsychiatrie n'existaient pas encore, Eugène Sue n'avait pas encore à se laisser entraîner vers ces éclats polémiques: il lui suffit d'écrire, en toute innocence, «nature» pour opérer un déplacement dont le moins qu'on puisse dire est qu'il était promis à un grand avenir.

Médecin, Freud ne s'est jamais beaucoup préoccupé de ce que ses patients
auraient à vivre une fois leurs complexes liquidés; même aux moments où

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il interrogeait des créations humaines peu maladives, il n'y dégageait que positions archaïques mal dépassées ou comportements vaguement obsessionnels.La vie quotidienne elle-même, chez lui, n'est susceptible que d'une psychopathologie. Aussi n'est-ce guère dans les moments de bonheurd'Arthur, ses «jours de soleil», que se documentera la préhistoire littéraire de la psychanalyse - sauf pour y appréhender l'enjeu de ce discours que la scientificité positiviste de Freud lui interdisait de formuler, le rêve prudemment tu qu'il dispense de mettre en question.

Les bonheurs d'Arthur portent l'estampille très nette du désir métaphysique - même si les linéaments en sont brouillés par la satisfaction même du narrateur, le désir comblé effaçant ses propres cheminements. Il s'agit, pour employer ce terme dans le sens particulier que lui donne René Girard, d'une description romantique de ce désir - qui dissimule à la fois l'échec fatal du projet et le rôle prépondérant de l'Autre, du médiateur dans sa genèse.

Au cœur du désir métaphysique, René Girard distingue un immense dégoût de soi-même, sentiment d'indignité qui se confond en somme avec l'expérience de déréliction que nous évoquions plus haut. Il va de soi que ce dégoût est très sensible dans ce roman puisque c'est lui qui motive les accès de défiance d'Arthur, incapable de croire qu'on puisse s'attacher sincèrement à lui.

Or, je suis certain que cette défiance insurmontable de moi-même fut pour beaucoup
dans les doutes qui m'accablèrent; ne pensant pas inspirer les sentiments qu'on me
disait éprouver pour moi, ils me semblaient alors faux ou exagérés (p. 74)

Comment alors un caractère si généreux pouvait-il éprouver de l'attrait pour moi, si
indigne, si incapable d'en inspirer? Quel intérêt a-t-il donc à feindre cette exagération?
(p. 277)

On comprend dès lors que, pendant les «jours de soleil», les affections
que rencontre Arthur sont surtout appréciées en vertu de la confirmation
qu'elles lui apportent. Lors de son premier amour, il se dit

heureux d'un bonheur ineffable mêlé d'un radieux orgueil (p. 65)

De même, l'amitié de lord Falmouth lui inspire un «orgueilleux bonheur» (p. 266); plus tard, il se sentira «orgueilleux de [son] amour» (p. 362) pour Mme de Fersen, «orgueilleux» également «de [son] bonheur» (p. 432) avec Marie.

Cet orgueil paraît étroitement lié à l'appréciation des autres - même si,
au comble de l'euphorie amoureuse, il arrive aux personnages de se sentir
au-dessus de la calomnie:

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elle m'a dit être trop heureuse pour penserà la fausseté des autres (p. 194).

Arthur, lui, ne saurait se maintenir dans cette indifférence: sa liaison avec Mme de Pënâfiel n'échoue si lamentablement que parce qu'il ne réussit pas à dédaigner jusqu'au bout les racontars mondains. Avec un brin de cynisme, le narrateur fait d'ailleurs la théorie de cette impossibilité d'aimer une femme calomniée, le fût-elle innocemment.

Quel est celui qui ne craindrait pas, au milieu de l'ivresse de ces épanchements, d'entendre l'écho railleur et désolant de tant de sordides calomnies, prodiguées à cette femme aux pieds de laquelle il irait se mettre, lui, si pieusement à genoux? Quelle religion peut-on avoir enfin pour l'idole qu'on a vu tant de fois si indignement outragée? (p. 121).

Plus tard, la passion pour Mme de Fersen ne naîtra, elle aussi, que par
référence aux autres.

Une réputation d'irréprochable pureté est, je crois, une séduction irrésistible (. .) car il faut qu[e la femme qui en jouit] possède une puissante autorité morale pour désarmer l'envie ou pour émousser ses traits [. . .] A part la grâce, l'esprit et la beauté de Mme de Fersen, ce qui contribuait à me la faire adorer, c'était, je le répète, sa réputation de haute et sereine vertu (p. 336).

L'impact des autres est sensible jusque dans le détail de l'évolution de cet
amour; rappelons seulement les raisons pour lesquelles, devant les avances
de Mme de Vxx, Arthur se décide à rester fidèle à Mme de Fersen.

Quand je comparai le respect profond, la réserve presque obséquieuse avec laquelle les hommes l'abordaient aux façons cavalières dont ils usaient envers Mme de V**, j'éprouvais de plus en plus combien est puissante la séduction de la vertu et je sentais mon amour pour Catherine s'en augmenter encore (p. 352).

Aussi cet amour échoue-t-il, au fond, de la même façon que le précédent: les projets d'espionnage qu'Arthur prête si gratuitement à sa partenaire ne lui viennent pas de son propre fonds; le thème, amplifié certes par sa défiance congénitale, lui est fourni par une de ses relations mondaines, monsieur de Pommerive.

Si le bonheur d'Arthur semble ainsi constamment à la merci des autres, on ne saurait toutefois le définir comme un conformisme. Il s'agit au contraire d'une tentative de se distinguer, de se sentir supérieur, différent des autres - qui se ramène en dernier lieu à une quête de l'autodivinisation; le désir métaphysique est fait de transcendance déviée. Les métaphores religieuses traditionnelles du discours amoureux, qui s'inscrivent dans ce texte d'une façon insistante, y trouvent d'ailleurs une nouvelle profondeur.

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On conçoit dans cette perspective combien il est flatteur de triompher le premier de la fidélité posthume de Mme de Pënâfîel envers son mari; et Arthur brise sa liaison au moment où il ne croit plus à son «uniquité» (p. 211), où son amour ne lui vaut plus une différence.

Elle m'a d'ailleurs cédé, pourquoi n'aurait-elle donc pas cédé à d'autres (p. 211).

De même, l'amitié pour Milord Falmouth s'affaiblit au moment où Arthur, lui ayant sauvé la vie, se rend compte qu'il n'a fait que céder à des réactions automatiques, qu'il aurait fait la même chose pour «le dernier matelot de son yacht» (p. 275).

La liaison avec Mme de Fersen s'amorce sous de meilleurs auspices: bénéficiant de la mystérieuse influence, d'essence magnétique, qu'il se trouve exercer sur la petite Irène, la fille de la comtesse, Arthur pourra sauver cette jeune fille tombée dangereusement malade pendant que, dépité par la vertu de sa bien-aimée, Arthur s'est absenté de chez elle. Cela nous vaut une scène baignée d'un fantastique diffus où la résurrection de la jeune fille à l'extrémité équivaut à un miracle d'Arthur- ce qui lui permet d'attribuer l'amour que lui témoigne Catherine à une différence réelle qui le sépare, pour elle, des autres - différence dont on admettra d'ailleurs que, dans un contexte de transcendance déviée, elle doit être particulièrement

J'avais une foi profonde dans l'amour de Mme de Fersen; mes accès de défiance de moi et des autres n'avaient pu résister à l'influence de son noble caractère et à la conviction que j'avais cette fois de m'être conduit pour Catherine comme peu d'hommes se seraient conduits à ma place (p. 403).

Le dernier amour d'Arthur comblera, lui aussi, ce goût de la différence

Vous aimer ainsi, et être aimé de vous ainsi que vous m'aimez, Marie . . . c'est se
sentir le premier d'entre les hommes . . . c'est avoir le droit de dédaigner toutes les
gloires, toutes les ambitions, toutes les fortunes (p. 440).

Nous avons dit plus haut comment le motif de la défiance d'Arthur prélude à cette subjectivation d'une problématique essentiellement relationnelle que nous croyons au cœur du discours psychanalytique. Ces quelques notations succinctes sur la transcendance déviée sous-jacente à la psychologie du roman nous permettent d'en préciser encore le fonctionnement.

En premier lieu, ce motif permet de minimiser le rôle de l'autre dans
les échecs d'Arthur: bien sûr, celui-ci est influencé par les calomnies

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mondaines ou par les insinuations de M. de Pommerive- mais ces caquets ne font que lui fournir un thème autour duquel cristallisera sa défiance congénitale et c'est celle-ci qui, en tant que prédisposition, est la vraie responsable des catastrophes. On conçoit que ce glissement a son importancepuisqu'il serait difficile de croire à la transcendance d'un attachementtrop étroitement asservi aux caprices d'un tiers.

Car c'est bien cette transcendance que la défiance permet de sauver. Le lecteur pourrait être tenté de se sentir sceptique devant l'authenticité de ces amours en série, toutes distinguées, où Arthur ne rencontre que des partenaires supérieurs - mais il est prévenu dans sa réserve par celle du protagoniste qui, par son excès même, disqualifie toute réticence. Comment ne pas croire à l'idéalité objective de tous ces rapports lorsque le doute à ce sujet est manifestement maladif? La négativité du protagoniste justifie ainsi des professions de foi qui, sans ce contrepoint, risqueraient de faire sourire.

Si la méfiance et l'orgueil desséchaient chaque jour dans leurs germes ces nobles instincts, ainsi que l'homme déchu se rappelait l'Eden, il m'en était malheureusement resté le souvenir! Je comprends, sans pouvoir l'éprouver, tout ce qu'il devait y avoir, tout ce qu'il y avait d'enivrant et de divin dans le dévouement et la confiance. C'était de ma part une continuelle aspiration vers une sphère éthérée, radieuse, au sein de laquelle j'évoquais les amitiés les plus admirables, les amours les plus passionnées. Mais, hélas! une défiance acharnée, implacable, honteuse, me faisant bientôt craindre qu'en application tous ces rêves adorables ne fussent plus que de mensongères apparences, son souffle glacé venait incessamment détruire tant de visions enchanteresses (p. 131).

L'homologie entre notre motif et le discours psychanalytique ne s'épuise pas dans cette commune subjectivation de problèmes sociaux. On sait que, chez Freud, celle-ci s'accompagne constamment d'une référence au passé, qu'elle tend à ne faire voir le présent que comme une récurrence de celui-ci qui, processus plutôt qu'événement, atténue ainsi la dangereuse imprévisibilité caractéristique de la vie quotidienne dans un monde dépourvu de points de repère. Pour des raisons de sécurité, le présent se voit ainsi asservi à ce que nous appellerons, avec Pierre Bertrand, un passé éternisé.

Il n'en va pas tout à fait de même chez Eugène Sue - même si, lorsqu'il s'agit d'expliquer la défiance, il recourt spontanément à la question de ses origines (auxquelles nous aurons d'ailleurs à revenir). On y ajoutera que, tout au long du texte, cette défiance intervient moins comme une réaction à la situation présente que comme le réveil d'une force endormie qui est toujours pensée comme un déjà-là.

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J'ai dit que j'aimais Hélène; les phases de cet amour furent bien étranges, et me
révélèrent de misérables instincts d'égoïsme, d'orgueil et d'incrédulité jusque-là
endormis en moi (p. 61. C'est nous qui soulignons).

Surtout, cette défiance est, elle aussi, un processus sur lequel celui qui la
vit n'a aucune prise puisqu'il n'y assiste, pour ainsi dire, qu'en spectateur.

Plusieurs fois je voulus détourner mon esprit de la pente fatale où je le voyais s'engager, mais je me sentais entraîné malgré moi vers les noirs abîmes du doute [. . .] Malgré moi, je sentis avec terreur qu'il allait en être de mon amitié pour Falmouth comme des autres sentiments que j'avais éprouvés. Cette amitié était à son paroxysme, elle devait délicieusement occuper ma vie, agrandir mon avenir. Il me fallait la briser (pp. 274-275).

II arrive d'ailleurs que les deux aspects, passéiste et mécanique, se rejoignent,
comme dans cette notation:

Si quelquefois je me laissais entraîner à l'espoir de revoir, de retrouver un jour Marguerite, tout à coup la réalité du passé venait arrêter cet élan de mon cœur, par une de ces secousses sourdes, brusques, pour ainsi dire électriques, dont la commotion va droit à l'âme et fait douloureusement tressaillir tout notre être (p. 241).

Ainsi, le pan d'ombre qui sous-tend le tableau riant des rapports humains déproblématisés ne nous confronte toujours pas avec le désordre constitutif de notre modernité: on n'y retrouve qu'un mécanisme, implacable certes mais, du fait même, parfaitement prévisible.

Dans Arthur, cette mécanisation de la défiance a en outre deux fonctions spécifiques. D'une part, elle permet de fonder une foncière innocence de ce héros qui, objectivement, passe sa vie à rendre malheureuses ses amantes successives. «A la fois [. . .] victime et [. . .] bourreau» (p. 133) de cette complexión malheureuse, Arthur reste étranger aux catastrophes qu'il déclenche; et le caractère obsessionnel de sa réaction explique que l'expérience ne lui apprend rien:

Le souvenir d'Hélène, de Marguerite, de Falmouth .. . rien ne put me rappeler àla
raison (p. 412).

La subjectivation qui innocente la société est relayée par une automatisation qui blanchit jusqu'au sujet - un peu comme le Moi freudien, ce pauvre serviteur de trois maîtres (le réel, la pulsion et le Sur-moi), n'est vraiment pas responsable de ça.

En second lieu, cet aspect de la défiance permet de souligner encore l'idéalité des affections qu'elle brise. Pour accentuer le caractère maladif de ses accès, Arthur souligne fréquemment le fait que certaines pensées qui auraient pu les contrebalancer ne lui venaient même pas.

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Cette idée fixe et d'une brutalité presque féroce me dominait tellement que je ne
songeais pas à chercher une seule excuse en faveur de celle dont je doutais si
cruellement (p. 76).

Mais lorsqu'il s'agit de folies (et je crois fermement que ma défiance était exaltée
jusqu'à la monomanie), les réflexions sages et sensées sont nécessairement celles qui
ne vous viennent jamais à l'esprit (p. 168).

Arthur narrateur est ainsi amené à détailler longuement les raisons qu'il avait de croire à l'authenticité des sentiments de ses partenaires; chaque récit de catastrophe est ainsi suivi (ou accompagné) d'une rétractation qui affirme une ultime fois que le paradis perdu était bien un paradis.

Est-ce à dire que l'impasse si abondamment esquivée n'affleure nulle part dans le texte? Subjectivant les problèmes, les renvoyant au passé et à ses automatismes, Freud, pour sa part, devra bien admettre du relationnel catastrophique au cœur du Familienroman infantile - sans quoi celui-ci manquerait totalement de prise sur les problèmes effectifs qu'il a à réduire. Il y aura même intérêt à retenir quelque chose de très grave: seule, une catastrophe sérieuse sera capable de subsumer à coup sûr toutes les impasses imaginables qui, ainsi, n'en seraient plus que des récurrences atténuées. On sait avec quel succès une bonne accusation de parricide a fait l'affaire - et cela d'autant mieux que, définissant les problèmes en termes de culpabilité, elle renforce en fait leur subjectivation.

Si on étudie de près les motifs de la défiance d'Arthur, on s'aperçoit qu'ici encore l'analogie avec le discours freudien est évidente. Le héros, bien sûr, se souvient des enseignements de son père qui lui a fait voir (ou soupçonner) la contingence de toutes affections humaines, leur radicale impureté. Dans ce contexte, l'image du meurtre est d'ailleurs apparue un instant.

Je devais, selon ces terribles maximes- m'estimer heureux de n'avoir ni frère, ni sœur, et d'être ainsi pur de tout fratricide véniel: l'homme étant ainsi fait qu'il ne voit presque toujours dans la fraternité qu'une diminution d'héritage, car, ajoutait mon père, bien peu, parmi les plus purs, peuvent nier avoir pensé au moins une fois dans leur vie, en supputant la fortune qu'ils partageaient: «Si j'étais seul!» (pp. 49-50. C'est E. Sue qui souligne).

Toutefois, il ne s'agit que d'une sagesse de moraliste dont le ton rappelle
La Rochefoucauld; cette assertion toute spéculative ne deviendra évidence
sentie qu'à l'occasion de la mort du père d'Arthur.

Ce père apparaît dans le texte comme un être foncièrement sain,
au-dessus du désir métaphysique. Romantique impénitent, Arthur se sert

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à cet effet d'un terme inattendu, prétendant que son père était misanthrope - mais il précise aussitôt qu'il s'agit d'une misanthropie très particulière,à mille lieues de l'attitude hautement médiatisée qui a cours sous ce nom:

Mon père reste à mes yeux le seul homme véritablement misanthrope que j'aie jamais rencontré; car il n'était pas de ces misanthropes qui recherchent les hommes pour leur dire chaque jour qu'ils les détestent et qu'ils veulent les fuir, mais un misanthrope qui avait rompu absolument avec eux (p. 48).

La fin de la phrase est d'ailleurs plutôt malheureuse: le texte nous montre ce père constamment disposé à rendre service. Au fond, sa «misanthropie» est le fait de quelqu'un qui, sachant comprendre ce que les rapports humains comportent finalement de limité, renonce à leur demander plus qu'ils ne sauraient lui donner.

Croyez-moi, mon enfant, la véritable sagesse consistere crois, à pouvoir envisager ainsi la réalité inexorable de l'espèce, et à ne se point abuser de vaines espérances. Une fois 1à!... une fois que le vrai a dissipé les fantômes du faux ... on n'en vient pas pour cela à haïr les hommes . . . parce qu'on se sent homme comme eux [. . .] s'ils sont ingrats . . hélas! on cherche bien en soi, et souvent on trouve une ingratitude à se reprocher qui vous fait excuser la leur ... (p. 54).

Si le père, ainsi, a su se préserver des déboires liés au désir métaphysique, son fils, nous le savons, n'est pas de taille à assimiler cette leçon. Or, sa complexión maladivement défiante, dont nous avons dit qu'elle servait à sauvegarder ses mirages, s'enracine dans une expérience elle aussi prévue par le père mais qu'Arthur ne réussit pas à assumer.

Comme à travers mes pleurs, je lui parlais de l'éternité de mes regrets, si j'avais l'affreux malheur de le perdre, il sourit faiblement, et me dit de sa voix toujours calme et posée: Mon enfant. .. pourquoi me dire à moi ces vanités? ... Il n'y a rien d'éternel, ni même de durable dans les sentiments humains [...] Il n'y a, voyezvous, dans ce refroidissement successif des regrets qui se termine par l'oubli, rien d'odieux ni de méchant. . .Rien de plus naturel, rien de plus humain ... (pp. 53-54).

Lorsque la prédiction se vérifie, la réaction d'Arthur, luttant en vain
contre l'effacement de son deuil, est bien moin sereine:

Mais cette lutte fut certainement un des plus douloureux instants de ma vie; reconnaître peu à peu l'effroyable vanité de nos regrets, se cruellement convaincre de cette formidable vulgarité: - que les sentiments les plus profondément enracinés dans le cœur par la nature s'éteignent, meurent et s'effacent sous le souffle glacé du temps: -de telles pensées enfin ne doivent-elles pas déchirer l'âme? (p. 56).

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Cette expérience est à la racine des doutes d'Arthur - bien que, nous y reviendrons, le cheminement ne s'explicite qu'une seule fois - au moment où Arthur, la veille du jour où il compte demander la main d'Hélène, se recueille devant le portrait de son père:

J'aime Hélène du plus profond amour, disais-je en étendant les mains vers lui ... Cette impression ne me trompe pas? ... La résolution noble et généreuse que j'ai prise doit assurer mon bonheur et celui d'Hélène . . . n'est-ce pas mon père? Et, avide, j'épiais ces traits immobiles [. . .] Mais le front blanc et ridé ne sourcilla pas: puis il me sembla entendre au fond des replis les plus cachés de mon cœur la voix brève de mon père qui me répondait: Vous m'aimiez aussi du plus profond amour; j'ai fait pour vous plus qu'Hélène, je vous ai donné la vie et la fortune ... Et c'est au milieu des jouissances de cette fortune que vous m'avez oublié! Pauvre enfant! (p. 72).

S'il est vrai que le motif de la défiance, dans Arthur, sert à esquiver la mise en question de la transcendance possible des rapports humains, on admettra que la cause assignée à cette défiance, elle, fait éclater le mirage: Arthur souffre en somme d'un deuil trop facilement intégré - et le texte est assez explicite sur la portée de cette expérience (c'est pourquoi j'ai cité longuement, car cela se passe presque de commentaire).

Pareille lucidité ne saurait évidemment déteindre sur l'ensemble du texte sans compromettre son arrangement «romantique». Aussi, seul le premier accès de doute comporte-t-il une référence explicite au souvenir du père - dont simultanément ce doute se détache pour devenir cette prédisposition d'allure mécanique que nous évoquions plus haut.

C'est peut-être un misérable et sordide instinct qui m'a répondu à votre place; sans doute, rougissant de ma bassesse, j'ai voulu attribuer à votre influence cette infernale pensée, le premier doute qui soit venu pour jamais troubler le flot riant et pur de mes croyances (p. 73).

Pour sauver la cohérence du personnage, le texte introduira plus loin des souvenirs du deuil et des remords sur son peu de durée- mais ceux-ci sont soigneusement éloignés des moments décisifs, des accès de défiance, ils s'inscrivent le plus souvent au beau milieu des «jours de soleil».

[Mme de Pënâfiel] m'a beaucoup parlé de ma famille, de mon père. Un moment ces pensées dont j'étais, hélas!, si longtemps déshabitué, m'ont attristé; je lui ai tout confié: mon oubli, mon ingratitude et l'indifférence coupable où me laissait sa mémoire . . . Alors Marguerite n'a pu s'empêcher de fondre en larmes et m'a dit: - On croit pourtant à l'éternelle durée d'autres affections ... puisqu'on ose s'y livrer ... j'étais si heureux que peu à peu je l'ai rassurée. Sa tristesse s'est en partie dissipée (p. 196).

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Ce passage (qui n'est pas le seul de son espèce) me paraît appeler deux remarques. On aura déjà remarqué que la vraie confrontation entre cette expérience du deuil et le rêve de bonheur est évitée. Le narrateur «rassure» son amante - mais on serait fort embarrassé d'imaginer ce qu'il a bien pu lui dire.

Il semble en outre que l'expérience originelle ne survit dans le souvenir que sous une forme banalisée: celui-ci ne porte en effet que sur le peu de durée du deuil, ne modulant en somme qu'un banal «loin des yeux, loin du cœur». L'épisode de la mort du père allait singulièrement plus loin; le père n'y disait-il pas:

il n'y a rien d'éternel, ni même de durable dans les sentiments humains (p. 54).

Outre leur manque de durée, les attachements humains souffrent donc d'un défaut d'éternité; c'est en fait la qualité métaphysique qu'Arthur s'obstine à reconnaître à ses affections qui se voit ainsi récusée, récusation que le manque de durée illustre, mais qu'il n'épuise pas.

Pour expliquer l'adéquation du motif du deuil à cette problématique, une étude de psychologie historique ne saurait mieux faire que de s'adresser à l'actuelle histoire de la mort. On sait comment, après avoir été pendant de longs siècles une réalité quotidienne et familière, la mort, à partir des Lumières, est soudain devenue inacceptable. Dans son beau livre L'Homme devant la mort, Philippe Ariès établit en outre que cette nouvelle intolérance, étroitement liée à la révolution du sentiment, concerne moins la mort du sujet lui-même que celle du proche, d'autrui aimé. L'explication avancée à ce propos, qui rattache cette mutation à la nouvelle valorisation, contemporaine, de la vie privée aux dépens d'une ancienne sociabilité bien plus large, semble pourtant sommaire.

«L'affectivité, jadis diffuse, s'est désormais concentrée sur quelques êtres rares dont la séparation n'est plus supportée et déclenche une crise dramatique: la mort de toi» (L'Homme devant la mort, p. 604). Cette formule relève, inconsciemment sans doute, d'une psychologie étroitement énergétique qui admettrait forcément que, pour autant que l'affectivité représente une constante, les affections singulières deviendront plus intenses à mesure qu'elles se font moins nombreuses . . .

Aussi se sent-on tenté de réinterpréter les phénomènes regroupés sous l'étiquette mort de toi en termes de rapports humains grevés de transcendancedéviée. Pour qui cherche à se «diviniser» au contact d'autrui, la mort de ce partenaire ne saurait être qu'un démenti cinglant, manifestation scandaleuse de la vanité de son projet. Rien d'étonnant dès lors à ce que de

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telles morts donnent lieu à des crises, à des deuils hystériques aux lisières du démentiel: c'est ainsi que, dans Arthur, Mme de Pënâfiel raconte avoir regretté son mari (pp. 184-186). On conçoit aussi que l'imagination de l'au-delà, à l'époque, se soit surtout préoccupée des retrouvailles célestes, préoccupation qui, dans cette hypothèse, ne serait autre chose qu'une tentative souvent délirante de nier la contingence si brutalement soulignée par les décès. Il suffit d'ailleurs que cette négation acquière quelque consistance pour que la rencontre dans l'éternité apparaisse comme l'accomplissementmême du désir métaphysique - d'où ces apothéoses que sont souvent les «belles morts».

L'expérience que notre roman inflige à son héros serait alors celle-là même que son époque éprouvait comme intolérable: aux antipodes des «belles morts», ces fuites en avant, Arthur vit, à l'occasion de la mort de son père, la faillite du désir métaphysique; son attachement n'est pas éternel. Au seuil d'un récit qui sera pleinement romantique, le dispositif narratif essentiel à cet effet est ainsi rattaché à la psychologie d'un héros qui, pour éviter le constat de cette faillite, préfère n'y lire qu'une faille de son propre caractère. Aussi, la suite ne saurait-elle plus guère admettre, en guise de souvenir de cette expérience qui l'a rendue possible mais qui pourrait la (re)mettre en question, que le stérile regret d'un fils trop vite consolé.

Dans le contexte d'une préhistoire de la mythologie familiale de Freud, qui est essentiellement un mythe du parricide culpabilisant, un tel rapport au père, inscrit au début d'un récit qui semble structuré par des stratégies idéologiques que reprendra le discours psychanalytique, fournit évidemment un document de choix. Par rapport au parricide œdipéen, ce deuil trop facilement apaisé est en somme ce que serait, face à un symbole à la fois fruste et magnifique, la même image partiellement explicitée mais finalement récupérée . . .

Paul Pelckmans

Anvers

Résumé

Le roman Arthur s'inscrit dans la préhistoire littéraire de la psychanalyse: en attribuant au protagoniste une défiance congénitale de lui-même, l'auteur pratique le mensonge romantique(René Girard) d'une façon qui préfigure le discours psychanalytique. Son texte se distingue toutefois de ce discours dans la mesure où ses dérobades s'inscrivent en marge d'une représentation insistante du mirage qu'il a pour fonction de sauvegarder, mirage sur

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lequel Freud préfère ne pas s'attarder. De même, la référence à la mort du père, telle qu'elle marque notamment le début du roman (qui dépasse les compromis idéologiques de la suite) explicite plus clairement certaines significations sous-jacentes au motif freudien du parricide.

Bibliographie

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l'Université de Québec, 1975.

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Bergler, Edmund: Les Parents ne sont pas responsables des Névroses de leurs Enfants,
Paris, Payot, 1973, PBP no 337, trad. de Parents not Guilty ofTheir Children's Neuroses,
New York, Liberight, 1964.

Bertrand, Pierre: L'Oubli. Révolution ou Mort de l'Histoire. Paris, P.U.F., 1975.

Laing, Ronald: Le Moi divisé, Paris, Stock, 1970. Trad. de The Divided Self, London,
Tavistock Publications, 1960.

Van den Berg, Jan: Metabletica of Leer der Veranderingen. Nijkerk, Callenbach, 1956.