Revue Romane, Bind 14 (1979) 2

L'idéologie cachée de La Chute d'Albert Camus

par

Hans Boll-Johansen

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Indsvobt i Voxdug, som var forsynet med fiere Segl, laae en £îske af Palisandertraï. /Csken var lukket, og da jeg med Magt aabnede den, laae Noglen inden i: saaledes indadvendt er Indesluttetheden altid. (Soren Kierkegaard: Skyldig? - Ikke-Skyldig?)*

La Chute a souvent intrigué la critique littéraire. Clamence est-il un
individu louche ou un sage, un personnage négatif ou positif? Est-il coupable
ou innocent?

La question de savoir si Clamence est coupable ou non est fondamentale pour comprendre son comportement. L'interprétation de son caractère a été malaisée parce qu'on l'a cru sur parole sans remettre en cause sa culpabilité: «Si Meursault, coupable, se sentait innocent, Clamence, innocent, se sent et se veut coupable». (Bersani, Autrand, Lecarme & Vercier: La littérature en France depuis 1945, p. 48). Mais si, en réalité, Clamence rumine un crime inadmissible et inavouable, héritage de son passé, si sa conscience est lourdement chargée d'un sentiment de culpabilité bien justifié, son idée obsessionnelle («l'essentiel est d'éviter le jugement») aura non seulement une signification métaphysique mais aussi un sens précis, le personnage sera démystifié et certains détails difficiles à situer trouveront leur place dans une interprétation d'ensemble.

Les différentes tentatives pour cerner le caractère de Clamence omettentde signaler un fait d'importance: Clamence est un menteur, on ne peut donc se fier à lui, en tout cas on ne devrait pas prendre ses paroles au pied de la lettre. Les confessions d'un menteur posent évidemment des problèmesépineux au critique: quand peut-on lui faire confiance et quand faut-il se méfier de lui? En dernière instance, cette problématique aboutit logiquement à une impasse: comment rétablir la vérité quand un menteur



* «Une toile cirée scellée de plusieurs cachets enveloppait une cassette de palissandre; elle était fermée; je l'ouvris en forçant et trouvai la clé à l'intérieur: ainsi tout repliement est toujours d'ordre intérieur». (Soren Kierkegaard: Les Stades sur le chemin de la vie. Coupable? - Non coupable? Une histoire de la souffrance. Expérience psychologique par Frater Taciturnus. Traduit du danois par P.-H. Tisseau, 1942).

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affirme qu'il ment? Puisque nous ne disposons, pour la compréhension du personnage, que de ses propres paroles, force nous est de trouver la clef à l'intérieur de la boîte scellée: seule une étude rigoureuse de la démarche de sa pensée, de sa tendance à se remémorer certains événements qui l'ont traumatisé, pourrait dévoiler la vérité. Tant il est vrai que la vérité se venge en accablant le menteur, s'il s'obstine à la refouler pour échapper au jugement.

Une première lecture laisse le personnage de Clamence mystérieux sur de nombreux points. Pourquoi se trouve-t-il à Amsterdam, puisqu'il aurait pu aussi bien exercer son métier de «juge pénitent» à Paris? Y a-t-il une vérité inavouable qu'il essaie de noyer dans une cascade de mots? Clamence a-t-il - comme Kierkegaard - un secret, trop lourd pour le garder et trop compromettant pour qu'il puisse l'avouer franchement? Dans cette hypothèse, il serait en effet obligé de lâcher progressivement la vérité, par le biais du mensonge.

Au dernier chapitre, Clamence cerne les relations difficiles qu'il entretient
avec la vérité:

Voyez-vous, une personne de mon entourage divisait les êtres en trois catégories: ceux qui préfèrent n'avoir rien à cacher plutôt que d'être obligés de mentir, ceux qui préfèrent mentir plutôt que de n'avoir rien à cacher, et ceux enfin qui aiment en même temps le mensonge et le secret. Je vous laisse choisir la case qui me convient le mieux. (La Chute, p. 127, éd. Folio)

Dans les trois cas envisagés, Clamence entre dans la catégorie du menteur. Ce n'est pas un hasard s'il a besoin d'une tierce personne »de son entourage* pour énoncer ces propos, et ce n'est pas un hasard non plus si la manière de les exprimer est très indirecte: ceci cadre parfaitement avec la voie oblique qu'il a choisie pour transmettre son message. La lumière ne dissipe jamais pleinement les ténèbres de son discours. L'animal blessé préfère rester dans l'ombre.

La vérité est d'un abord si difficile que notre avocat est obligé de prendre son élan à cinq reprises - dans les cinq premiers chapitres - avant d'oser, à la fin du livre, esquisser ce qui lui tient le plus à cœur. La composition de La Chute est ainsi marquée par un certain nombre de signes précurseurs ou de signaux, dont la signification n'est dévoilée que plus tard. Cette technique se caractérise par deux faits: elle spécule sur une certaine qualité énigmatique de l'énoncé et appelle toujours une explication ultérieure. C'est donc un procédé qui annonce les événements futurs du texte; on pourrait le qualifier de futur narratif.

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Le récit devient de plus en plus explicite au fur et à mesure qu'il approche de sa fin. Un exemple de cette présentation progressive se trouve dans le thème dufauxpape au chapitre six: les deux premières fois, Clamence procède uniquement par allusion, il ne donne des précisions qu'à la troisième mention de l'événement. De même la profession déjuge pénitent ne se trouve pas dans le Bottin et nous intrigue dès le premier chapitre sans que l'orgueilleux avocat daigne nous expliquer de quoi il s'agit. Ce n'est que beaucoup plus tard qu'il nous fournit de plus amples informations sur ce métier qui, finalement, n'en est pas un.

Dans ce contexte moral, il est normal que les confessions les plus révélatrices n'apparaissent que vers la fin de la plaidoirie. Non seulement cela correspond aux exigences imposées par la technique des signes précurseurs, mais ce procédé convient également à la nature profonde de Clamence, qui cherche à reporter la confession décisive. Cette confession du fantasme, qui hante le tréfonds de son âme, reste cependant toujours approximative.

Il n'est pas surprenant que cet antihéros finisse par décharger sa conscience du fardeau qui pèse sur elle en le rejetant sur son interlocuteur, sur nous tous, sur l'humanité entière. Le subterfuge et non la franchise reste le mode d'expression de cet homme. Avocat, il cherche plutôt le possible que Y absolu y plutôt la vraisemblance que la vérité.

L'événement qui le poursuit le plus obstinément et qui résiste le mieux à la lumière crue de la confession, le moment le plus important de sa vie, celui où il a à la fois aliéné sa franchise et déserté la cause de son peuple, se situe, selon nous, dans le récit extrêmement ambigu qu'il fait de ses activités pendant l'Occupation.

Quelle était au juste l'activité de Clamence alors que la France officielle se laissait séduire par les promesses alléchantes du gouvernement de Vichy? Clamence esquisse la réponse à cette question, rapidement, mais croit utile d'ajouter qu'il convient de donner une signification à cette précipitation: «je les passe vite pour que vous les remarquiez mieux», (p. 131).

L'interprétation de ce récit n'est pas facilitée par l'attitude foncièrementironique de Clamence, moyen de défense efficace contre le plein jour de la vérité, s'il en est. L'ironie lui est utile également pour cacher sa véritable opinion dans l'épisode où il relate le comportement du chien non patriotique qui ne fait pas de distinction entre un bon Français et un soldat allemand. L'ironie dont il se sert pour garder ses distances vis-à-vis des autres contribue à saper le fondement de son système des valeurs. L'ironie,adoptée

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nie,adoptéeen vue de masquer son manque d'engagement et son incapacitéde
prendre des décisions difficiles et risquées, trouve son corrélat
dans son attitude à l'égard de la Résistance:

Je gagnai la zone Sud avec l'intention de me renseigner sur la Résistance. Mais une
fois rendu, et renseigné, j'hésitai. L'entreprise me paraissait un peu folle et, pour tout
dire, romantique, (p. 130)

Clamence ne dit pas toute la vérité, ce qui est une autre façon de mentir, le mensonge par omission. Il semble que le courage lui fait défaut. L'hésitation est profondément enracinée dans son caractère, au point d'en faire partie constituante. Placé dans des situations où il faudrait trancher, Clamence tâtonne, tergiverse, atermoie . . .

Quel était son rôle pendant le reste de la guerre? Il est nécessaire de
l'écouter attentivement afin de dégager l'activité qui se cache derrière son
approche floue et furtive des événements:

Je passai donc en Afrique du Nord avec la vague intention de rejoindre Londres. Mais, en Afrique, la situation n'était pas claire, les partis opposés me paraissaient avoir également raison et je m'abstins. Je vois à votre air queje passe bien vite, selon vous, sur ces détails qui ont du sens. Eh bien, disons que, vous ayant jugé sur votre vraie valeur, je les passe vite pour que vous les remarquiez mieux. Toujours est-il que je gagnai finalement la Tunisie où une tendre amie m'assurait du travail. Cette amie était une créature fort intelligente qui s'occupait de cinéma. Je la suivis àTunis et je ne connus son vrai métier que les jours qui suivirent le débarquement des Alliés en Algérie. Elle fut arrêtée ce jour-là par les Allemands et moi aussi, mais sans l'avoir voulu. Je ne sais ce qu'elle devint. Quant à moi, on ne me fit aucun mal et je compris, après de fortes angoisses, qu'il s'agissait surtout d'une mesure de sûreté. Je fus interné près de Tripoli, dans un camp où l'on souffrait de soif et de dénuement plus que de mauvais traitements. Je ne vous en fais pas la description. Nous autres, enfants du demi-siècle, n'avons pas besoin de dessin pour imaginer ces sortes d'endroits. Il y a cent cinquante ans, on s'attendrissait sur les lacs et les forêts. Aujourd'hui, nous avons le lyrisme cellulaire. Donc, je vous fais confiance. Vous n'ajouterez que quelques détails: la chaleur, le soleil vertical, les mouches, le sable, l'absence d'eau, (p. 130-131)

Le paradigme déjà parcouru dans le Midi de la France se répète donc: Clamence feint d'avoir eu l'intention de rejoindre le général de Gaulle à Londres. Cette intention louable est restée au niveau des velléités; il s'agit par conséquent encore d'un mensonge par omission. Nous sommes enclins,depuis que nous le connaissons mieux, à interpréter ses euphémismes comme une manière d'enjoliver une absence d'intention. La conclusion était en réalité tracée d'avance: «je m'abstins»! Il est important pour la compréhension de l'épisode suivant de mettre en relief cette constatation,

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car elle précède le récit de la phase la plus significative, frappée par le
tabou de la parole.

Les Alliés débarquèrent en Algérie le 8 novembre 1942. Deux jours après, le 10 novembre, les Allemands envahirent la Tunisie. Les arrestations respectives de Clamence et de son amie eurent donc lieu à l'arrivée des troupes allemandes à Tunis. C'est alors seulement, à l'en croire, qu'il se rendit compte de son vrai métier. Ce métier n'est pas précisé, et pour cause, sans doute! Clamence n'a pas exprimé le désir d'être arrêté, mais son amie n'était pas dans la même situation, semble-t-il. Cette arrestation avait probablement pour but de protéger une personne ayant rendu des services appréciables. Son activité cinématographique s'est peut-être limitée à photographier des sites qui intéressaient les services secrets allemands en vue de préparer l'occupation de la Tunisie. Clamence se prétend de bonne foi, innocent, il s'est laissé entraîner par cette amie néfaste. Son discours se place probablement un peu en deçà de la vérité, mais on ne peut pas demander à un menteur de l'avouer ouvertement! D'autant plus qu'il se ment volontiers à lui-même. Son séjour à Tripoli, quartier général des troupes de l'Axe, avait, selon toute probabilité, le caractère d'une mise à l'abri préventive («une mesure de sûreté»). La plupart des épreuves mentionnées relèvent des conditions météorologiques et non des traitements habituellement infligés aux prisonniers de guerre: «la chaleur, le soleil vertical, les mouches, le sable, l'absence d'eau». Pourtant il séjournait à Tripoli à un moment décisif de la Seconde Guerre mondiale: Tripoli fut occupé en janvier 1943 par Montgomery, événement capital pour quelqu'un qui s'y trouvait, mais Clamence passe cet événement totalement sous silence!

On peut conclure que Clamence, par son attitude vague et indécise, et probablement à son insu et malgré lui, a pris parti, en quelque sorte, pour l'ennemi. Voilà ce qui le hante, le poursuit, beaucoup plus que le rire et la noyade qu'il invoque d'abord comme causes de son malaise. Le professionnalismejésuitique de l'avocat qu'il est l'aide à jeter un voile épais sur les événements réels; il les noie dans la dialectique défensive, dans la stratégie de la confession partielle. La noyade et le rire, événements capitaux à une lecture immédiate, deviennent des phénomènes secondaires,des métaphores évoquant des faits encore plus dramatiques mais soumis à une sorte d'interdit de la parole. La noyade et le rire anticipent la confession finale; ce sont des signes précurseurs non frappés par l'interdit mais pouvant se substituer dans le discours à l'événement crucial. \Jeau

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est l'élément symbolique qui traverse et unit tous les événements fatals de sa vie. L'eau joue un rôle important à Tripoli, car le «pape» égocentrique qu'il était précipita la mort de son camarade afín de sauver la vie sacrée de Sa Sainteté. La responsabilité de Clamence se trouvait beaucoup plus engagée qu'au moment où il assista passivement à la noyade de la femme qui s'était jetée dans la Seine. La faute est donc plus grave et par conséquentplus difficile à avouer. La confession indirecte est la forme préférée de Clamence; les allusions et les métaphores sont les figures de style qu'il affectionne. Un menteur ne peut guère aborder différemment la vérité.

Quelle lumière cette interprétation jette-t-elle rétrospectivement sur les
chapitres précédents du livre?

Un des premiers signes précurseurs de la sympathie passive de Clamence pour l'ennemi se trouve déjà dans le premier chapitre, où il identifie l'enfer de Dante et les cercles concentriques d'Amsterdam. «Ici nous sommes dans le dernier cercle. Le cercle des ...» (p. 19). L'absence du mot décisif dans le texte est en soi porteuse de signification. D'autant plus qu'il s'agit du mot . . . traître. Ce sont Judas et ses semblables qui peuplent les derniers étages, proches de Sa Majesté Satan.

Quand Clamence affirme, à propos du vol du tableau de Van Eyck, que la signification profonde de cet acte était la séparation du jugement et de l'innocence, il fait probablement allusion à l'épuration qui suivit la guerre et qui fit tant de victimes innocentes. En conservant le tableau chez lui, il se charge pour ainsi dire de corriger les erreurs de l'Histoire. En ce qui le concerne personnellement, il rêve vaguement - car il fait tout sans conviction, à peu près comme il l'exprime volontiers - d'être arrêté:

J'espère toujours, en effet, que mon interlocuteur sera policier et qu'il m'arrêtera pour le vol des Juges intègres. Pour le reste, n'est-ce pas, personne ne peut m'arrêter. Mais quant au vol, il tombe sous le coup de la loi et j'ai tout arrangé pour me rendre complice; je recèle ce tableau et le montre à qui veut le voir. Vous m'arrêterez donc, ce serait un bon début. Peut-être s'occuperait-on ensuite du reste, on me décapiterait... (p. 154, c'est nous qui soulignons).

Une fois arrêté en Hollande, il pourrait être livré à la justice française: les
autorités françaises avaient de la sorte demandé l'extradition de Céline qui
séjourna au Danemark jusqu'en 1951 - un autre cas de «mesure de sûreté».

Les indications de dates explicites sont absentes de La Chute. Le lecteur
est obligé de reconstituer la chronologie du livre à partir des événements

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historiques auxquels Clamence se réfère et à partir de quelques renseignementsindirects.

A quelle époque Clamence est-il arrivé à Amsterdam? Nous n'en connaissons pas la date exacte, mais le texte donne un repère qui permet de déterminer approximativement la durée de son séjour dans la capitale hollandaise:

Paris est un vrai trompe-l'œil, un superbe décor habité par quatre millions de silhouettes.
Près de cinq millions, au dernier recensement? Allons, ils auront fait des
petits (p. 10).

A la parution du livre de Camus, en 1956, le lecteur français ne pouvait pas se méprendre sur ces chiffres. Il savait que la population de Paris avait connu, entre les années 30 et la fin de la guerre, une décroissance due à la crise économique et à l'Occupation, alors que cette même population n'avait cessé de croître après 1945. La population de Paris a en effet augmenté d'un million d'habitants environ, entre 1945 et 1956. (Voir Encyclopœdia Universalis, vol. 12, p. 539). Clamence a donc dû quitter Paris en 1945-46. Nous pensons qu'il s'est expatrié pour éviter le jugement de ses compatriotes après la guerre.

L'absence de jalons chronologiques - abstraction faite des événements de la guerre - implique que la reconstitution des dates essentielles de la biographie de Clamence repose sur des bases incertaines et relève de l'interprétation. Cependant, les grandes lignes semblent se dessiner maintenant.Avant la guerre Clamence était un grand avocat, l'orgueilleux défenseur de la veuve et de l'orphelin, un homme vain dont la philosophie était simple et pragmatique et qui profitait, d'une manière presque irréfléchie,comme on respire, des plaisirs de la vie. L'équilibre intérieur que connut Clamence au cours de cette période, au prix d'un embourgeoisementcertain, fut interrompu par la guerre, qui le sépara de ses veuves et de ses orphelins pour le confronter à des situations exigeant de l'héroïsme et non de la charité. Son style de vie antérieur ne lui permit pas de s'adapter au changement de régime. Déconcerté, il lui fallut trouver un équilibre sur de nouvelles bases. Chronologiquement, la noyade peut signifier la débâclede la France en 1940. Clamence y assiste en spectateur impassible mais quitte la France quelque temps après. En 1943, après l'aventure africaine, il a pu rentrer à Paris. C'est alors que le rire devient un leitmotiv de ses souvenirs obsédants. Une chronologie relative lie le rire et la noyade, celle-ci ayant lieu, selon le témoignage de Clamence, «deux ou trois ans avant le soir où je crus entendre rire dans mon dos» (p. 74-75). Il

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est significatif que Clamence mentionne l'événement le plus dramatique
après s'être attardé longuement sur le symbole edulcoré de son fantasme.

On a peut-être confisqué l'argent de Clamence après la guerre: «Oui, j'ai été riche, non je n'ai rien partagé avec les autres» (p. 14). Il s'installe à Amsterdam, «sous un autre nom» (p. 146), soi-disant pour pratiquer la confession publique, en réalité pour soutenir une cause qui a bien besoin d'être soutenue: la sienne propre. Il a cherché un refuge dans la solidarité semi-criminelle qui règne au bar Mexico-City. Malgré l'incognito de son nom de prophète il y attend le jugement ou, du moins, sa pensée tourne incessamment autour du jugement.

Sa candeur dans le domaine politique est en réalité à l'origine de sa chute. Apparemment, son appartenance à la bourgeoisie aisée l'a prédestiné à sympathiser avec le parti des musclés. Voilà pourquoi il se sent particulièrement bien placé pour dialoguer avec les brebis égarées de cette classe:

Je guette particulièrement le bourgeois, et le bourgeois qui s'égare; c'est avec lui que
je donne mon plein rendement. Je tire de lui, en virtuose, les accents les plus raffinés,
(p. 147).

Wilhelm Reich a analysé, dans La Psychologie de masse du fascisme {Die Massenpsychologie des Fascismus, 1933, traduction française 1977, Petite bibliothèque Payot), comment la structure familiale qui caractérise une certaine bourgeoisie bigote et la frustration sexuelle qu'elle entraîne, engendre nécessairement le fascisme.

Clamence n'est pas enfermé dans une telle structure sociale. La voie qui le conduit au fascisme est à la fois plus primitive et plus subtile. On peut le définir en termes freudiens comme quelqu'un qui est resté au stade narcissique de son évolution personnelle. La froideur de son attitude envers les autres, son manque de tendresse (ses relations avec les femmes sont marquées par la domination), son comportement foncièrement apolitique parce qu'il ne s'intéresse qu'à lui, aboutissent au même résultat que le phénomène de masse analysé par Wilhelm Reich. Celui-ci décrit comment les forces répressives obsédant des classes entières dégénèrent en violence. L'exemple de Clamence montre qu'il existe un chemin solitaire qui mène également au fascisme. Malgré son apparence calme et anodine, cette attitude contient une férocité latente, qui se révélera dans des situations extrêmes où les lois sont impuissantes pour nous protéger contre la violence des autres.

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Camus démontre dans La Chute que la zone qui sépare le libéralisme petit-bourgeois du fascisme est extrêmement étroite. Clamence pratiquait toujours le langage de la liberté, qui donnait une certaine fraîcheur à sa bouche, comme il se plaît à l'exprimer. La société prenait sur elle de limiter la liberté excessive des individus. Quand l'instance chargée de légitimer les interdits disparaît, le bourgeois, uniquement guidé par son égoïsme, est irrésistiblement attiré par l'Homme Fort, créateur de normes nouvelles, qui secoue le joug de la liberté et garantit l'ordre et la loi. Il ne s'agit nullement de faire appel au fameux «innere Schweinhund» qui sommeille en chacun de nous, mais de «briguer humblement les conforts de la servitude, quitte à la présenter comme la vraie liberté» (p. 145). La frontière entre liberté et esclavage, entre libéralisme sauvage et fascisme, s'efface quand le climat politique se détériore.

Cette interprétation explique certains passages qui seraient incompréhensibles autrement. Au premier chapitre, Clamence parle étrangement de «nos frères hitlériens». On ne saurait isoler et annihiler cette expression en la qualifiant d'ironique. Le besoin que comblait chez lui le Parti Unique était le sentiment rassurant d'avoir un monde de référence, de faire partie d'un système organisé: «Quand on n'a pas de caractère, il faut bien se donner une méthode» (p. 15). Clamence avait besoin d'une autorité tutélaire qui pût remplacer le Dieu mort:

Ah! mon cher, pour qui est seul, sans dieu et sans maître, le poids des jours est
terrible. Il faut donc se choisir un maître, Dieu n'étant plus à la mode. (p. 141).

Pour Clamence, se référer à un maître implique la libération de la responsabilité de ses actes, l'affranchissement des fardeaux les plus lourds de l'engagement. Le livre se termine sur le constat de l'éternel retour du péché par omission:

Alors, racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la
Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. (p. 155).

La distinction à valeur symbolique entre l'élévation et la profondeur prend une nouvelle signification dans cette interprétation. Le thème de l'altitude, particulièrement cher à Clamence, correspond, psychologiquement, au besoin de dominer, idéologiquement à l'esprit des «maîtres penseurs». (Cf. André Glucksmann: Les Maîtres penseurs, Grasset 1977). Clamence utilise lui-même la métaphore souterraine pour désigner l'activité de la Résistance; il explique pourquoi il lui a fallu se tenir à l'écart de ces actions:

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Je crois surtout que l'action souterraine ne convenait ni à rron tempérament, ni à mon
goût des sommets aérés, (p. 130-131).

Il dénonce la spéléologie avec violence et passion, comme s'il s'agissait d'une secte religieuse ou d'un mouvement politique; visiblement, la signification dont ces lieux sont chargés, dépasse la simple description d'une descente dans des grottes souterraines:

J'avais même voué une haine spéciale aux spéléologues, qui avaient le front d'occuper la première page des journaux, et dont les performances m'écœuraient. S'efforcer de parvenir à la cote moins huit cent ... me paraissait l'exploit de caractères pervertis ou traumatisés. Il y avait du crime là-dessous, (p. 28-29).

La symbiose du thème de la profondeur et de celui de la Résistance s'est faite probablement dans l'ordre inverse: l'hostilité que voue Clamence à la spéléologie découle sans doute de son incapacité de s'engager dans la Résistance. L'absence d'engagement réel de notre héros a été transformée en mythologie traduite en symboles, pour qu'il puisse en parler librement. En dotant le thème des profondeurs de connotations à valeur négative, Clamence peut s'affranchir de ses frustrations par un mécanisme ingénieux mais qui reste dans le domaine de l'inconscient: dénigrant les spéléologues, il frappe les résistants et s'élève en même temps dans sa propre estime.

Morten Nojgaard a défini le point de vue adopté dans La Chute comme une forme non analytique du récit à la première personne. (Den moderne roman i Frankrig, «Albert Camus og jeg-problemet», p. 33). Nous sommes en effet en présence d'un moi réticent qui ne révèle ses secrets que progressivement, ou même pas du tout. Dans La Chute, la réticence devant la sincérité totale est d'une autre nature que dans L'Etranger et, surtout, elle relève de facteurs psychologiques différents. Nous avons essayé ici d'expliquer, selon des critères internes, les mobiles psychologiques qui justifient l'utilisation du procédé du discours «non analytique» dans La Chute. Clamence a, d'après nous, des raisons assez précises pour garder certains secrets pour lui. Néanmoins il a besoin d'en parler. D'où le procédé qui consiste à révéler progressivement et partiellement la vérité. Nous trouvons là également l'explication du statut de l'interlocuteur: il freine la sincérité de Clamence et en même temps la stimule.

Il pourrait être tentant de considérer Clamence comme un reflet des
doutes et des incertitudes de Camus. La voix qui dit je ressemble étrangementà
celle de l'auteur. Jacques Lecarme confond ainsi le monologue de

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Clamence et celui du maître: «Clamence est devenu une sorte de «double» cynique de Camus lui-même, bien plus qu'une image caricaturale de Sartre». (La littérature en France depuis 1945, p. 48). Camus avait déjà répondu à ce genre d'identification avec une ironie digne de Clamence:

Un personnage n'est jamais le romancier qui l'a créé. Il y a des chances, cependant,
pour que le romancier soit tous ses personnages à la fois. (L'homme révolté, p. 448,
Pléiade).

Ce serait méconnaître le génie des œuvres de fiction de contredire Camus
sur ce point.

Clamence est d'abord et surtout lui-même. L'intérêt qu'il présente réside dans le jeu des forces multiples et souvent contradictoires qui s'affrontent à l'intérieur de son Moi. Personnage particulièrement égocentrique, il s'est attardé à un stade précoce de l'évolution psychologique normal, qualifié de «stade du miroir» par Jacques Lacan. Clamence, se mesurant avec autrui, ne trouve personne de plus captivant que lui-même.

L'itinéraire moral de Clamence peut être considéré comme celui d'une conscience moderne, car il exclut la mauvaise conscience au sens traditionnel du terme. Les forces qui opèrent dans son âme ont un caractère autonome, prennent facilement la forme du symbole, comme les forces intérieures de la psychologie mécaniste de Freud. Le rire représente une aventure plus générale que la mauvaise conscience; il matérialise l'inquiétude, l'angoisse métaphysique. Clamence compare l'institution catholique de la confession à une «blanchisserie». Il préfère se blanchir par le self-service du monologue intarissable. Ainsi le faux prophète oppose une fin de non-recevoir à ses juges. «La plus haute sagesse consiste à ne rien regretter», dit Kierkegaard. Horace exprime la même idée à travers une formule qui, par la concision du style, aurait ravi Clamence: «nulla pallescere culpa ».

Hans 8011-Johansen

Copenhague

Résumé

A-t-on prêté assez d'attention à certaines remarques de Clamence concernant son comportement pendant la guerre? Que faisait-il au juste en Algérie? Et en Tunisie? . . . Cet article essaie d'interpréter La Chute en partant du fait que Clamence se qualifie lui-même de menteur. L'événement qui l'a traumatisé est, bien sûr, la noyade de la femme à laquelle il n'avait pas porté secours. Mais avant cet événement d'autres faits se sont produits - plus graves encore - dont la noyade n'est en quelque sorte que le symbole.