Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

Anna Maria Clausen: Le origini della poesia lirica in Provenza e in Italia. Un confronto sulla base di alcune osservazioni sociologiche. Copenhague, Akademisk Forlag, 1976 (Etudes Romanes de l'Université de Copenhague 7). 81 p.

B. Munk Olsen

Dans son petit livre sur les origines de la poésie lyrique en Provence et en Italie, Anna Maria Clausen a eu la bonne idée de mettre en parallèle le lyrisme des troubadours et celui du dolce stil nuovo, renouant ainsi avec une tradition vénérable qui remonte aux Prose della volgar lingua de Pietro Bembo.

La méthode adoptée est celle de la critique sociologique, sur laquelle l'auteur s'explique longuement dans l'introduction du livre, et la thèse de base, bien différente de celle de Bembo, est que, malgré une influence indéniable, qui reste cependant à un niveau tout à fait superficiel, il y a une rupture nette entre les deux écoles dont les poésies sont des expressions authentiques de deux idéologies entièrement différentes: l'idéologie de la féodalité à un moment donné de son évolution et l'idéologie bourgeoise naissante de la période communale. Pour la poésie provençale, la méthode sociologique a été employée notamment par Erich Koehler, dont l'auteur s'inspire dans une certaine mesure tout en formulant quelques réserves pleinement justifiées sur l'application abusive qu'en a fait parfois le critique allemand (p. 26-27). En ce qui concerne le dolce stil nuovo, les tentatives italiennes ont été nombreuses et souvent discordantes; le dernier rejeton de cette tradition est le livre abondant et touffu d'Eugenio Savona: Cultura e ideologia nell'età comunale (Ravenne 1975), qui a paru trop tard pour que AMC ait pu en tenir compte, et qui présente l'avantage d'embrasser l'ensemble de la littérature de l'époque communale. Toutefois le sujet qu'a choisi AMC est déjà assez vaste, et il semble tout à fait raisonnable de le circonscrire à la poésie lyrique, seul genre qui est commun aux deux civilisations.

En revanche, pour établir une certaine continuité et pour appuyer sa thèse par une sorte de contre-épreuve, l'auteur analyse sommairement les phases intermédiaires entre les deux extrêmes: la Scuola siciliana (p. 44-47) et l'école de transition des Siculo-Toscani (p. 49-54), afin de montrer qu'il y a, surtout dans le premier cas, un désaccord entre les idéologies et les produits poétiques, qui leur confère un caractère artificiel et inauthentique.

L'enquête est menée avec une grande rigueur et aboutit à une explication cohérente et, somme toute, assez plausible de ces questions compliquées, qui ont déjà fait couler beaucoup d'encre. En même temps, le livre offre un excellent aperçu, clair et bien documenté, sur les poésies lyriques en Provence et en Italie de la fin du Xle jusqu'au début du XIVe siècle et sur les conditions historiques, sociales et culturelles qui les expliquent.

La partie la plus intéressante - et la plus longue du livre (p. 55-77) - est sans doute celle qui est consacrée au dolce stil nuovo. L'auteur y décrit d'abord le mouvement communal en Italie en faisant ressortir ce qu'il a de spécifique par rapport au développement des villes dans le Nord de l'Europe et en démontrant qu'à une époque où s'estompent les différences entre les valvassores, jadis puissants, et les marchands bourgeois, qui profitent les premiers de l'essor économique, un processus de «démocratisation» lent et graduel a pour conséquence une abolition du principe hiérarchique, qui gouvernait les rapports humains dans le système féodal,

Side 147

et une réorganisation antiféodale des forces sociales et territoriales. La noblesse héréditaire perd son importance et fait place à une nouvelle noblesse, qui repose sur la valeur individuelle de l'homme quelle que soit sa naissance. Le mot reste mais le contenu sémantique est complètement changé. Les hommes nouveaux - du moins les poètes qui appartiennent à la classe dynamique et priviligiée de la société et qui participent d'ailleurs activement, à des degrés divers, à la vie politique de leur temps - sont délivrés de la frustration sociale et des soucis matériels. Grâce à cette disponibilité, ils peuvent se concentrer sur leurs activités spéculatives et artistiques et sont plus enclins à se tourner vers leur propre «moi».

Avant d'aboutir au dolce stil nuovo, il faut cependant que cette idéologie égalitaire, présente aussi dans le lyrisme bourgeois du Nord de la France (Rutebeuf, Jean de Meun), se rencontre d'une part avec la tradition chrétienne, sous-jacente à presque toute la littérature médiévale, mais curieusement absente de la poésie classique des troubadours, d'autre part avec la philosophie scolastique (thomisme ou averroïsme), qui poursuit en Europe sa marche triomphale.

Du christianisme, teinté à cette époque d'un mysticisme d'inspiration surtout franciscaine, le dolce stil nuovo hérite la prédilection pour la vie intérieure, le mépris des apparences, et le thème du dialogue avec l'âme, qui ouvre la voie à une meilleure compréhension des aspects psychologiques. La scolastique intronise le goût d'une terminologie philosophique et scientifique et d'une nouvelle manière de penser et elle favorise le ton abstrait et méditatif qui constitue peut-être le trait le plus saillant de la nouvelle école. Sans doute a-t-elle aussi contribué à la prise de conscience et à la formulation, comme une vérité universelle, du nouveau concept de la gentilezza.

En se fondant sur ce concept, qui prend une importance primordiale dans la démonstration parce qu'il constitue au fond le lien le plus évident avec l'infrastructure sociale, et en faisant entrer en ligne de compte les courants philosophiques et religieux qui créent le climat culturel et spirituel, l'auteur analyse ensuite subtilement les caractéristiques du nouvel amour et des nouveaux rapports qui s'instaurent entre l'amant (le poète) et la femme aimée: l'homme généreux aspire naturellement à la perfection morale, à une vie intérieure intense, à l'extase. Le seul moyen d'y arriver est l'amour, qui n'est plus une fin en soi, mais qui constitue une étape dans le long voyage qui mène l'homme vers Dieu. La femme aimée devient le catalyseur indispensable, l'intermédiaire entre l'homme et Dieu (la donna-angelo), et son rôle reste essentiellement confiné à cette fonction sublime; chez les stilnovisti, elle ne se distingue pas par sa position sociale et pas forcément par sa beauté physique (ce sont avant tout les yeux qui comptent), mais par sa valeur morale exemplaire et surtout par son humilité, qu'ils s'efforcent à l'envi d'exalter et qui constitue à leurs yeux son plus bel ornement (il est vrai que le thème de l'orgueil et de la fierté de la femme est loin d'être absent de cette poésie, comme en témoignent plusieurs passages de Cavalcanti, d'Alfani, de Frescobaldi, de Ciño da Pistoia et même de Guinizelli).

L'ennui, comme le souligne AMC elle-même, c'est que ce sont seulement les meilleurs des fedeli d'amore (surtout Guido Guinizelli et Dante) qui arrivent à s'élever à cette sublimation de l'amour et à cette récupération de la femme à des fins purement spirituelles (p. 70). Les autres stilnovisti restent à un niveau plus humain et, à part le souci de la perfection linguistique et stylistique, les traits caractéristiques qui unissent le groupe seraient plutôt un goût pour les termes philosophiques et scientifiques, un penchant pour l'abstrait et l'universel, et un approfondissementde la description psychologique des sentiments avec peut-être une certaine tendance à les dramatiser (p. 72-73). Ce dernier résultat peut sembler un peu pauvre si l'on considère que la critique sociologique devrait justement nous aider à arriver à une compréhensionplus

Side 148

hensionplusapprofondie de l'ensemble d'un groupe littéraire, et non seulement de ses points
culminants.

Malgré une certaine ressemblance superficielle et une influence, le plus souvent indirecte, qui se manifeste dans le lexique, dans les images et parfois même, en apparence, dans les idées, la poésie classique des troubaadours et les conditions historiques et sociales dont elle est l'expression, s'opposent donc en tous points à celles du dolce stil nuovo en ce qu'il a de plus authentique: la féodalité avec sa forte hiérarchisation a fait place au système communal, dont le trait distinctif est l'horizontalité; les cours des seigneurs ont perdu leur importance au profit des villes, et les chevaliers au profit des bourgeois; les rapports sociaux se sont radicalement modifiés pour devenir des rapports personnels et amicaux, dont l'ambition et la rivalité sont presque entièrement bannies; à la noblesse du sang s'est substituée la noblesse du cœur ouverte en principe à tous les hommes; l'extériorité évolue en intériorité; l'amoralisme foncier des troubadours (voire leur paganisme, bien que l'auteur hésite à aller aussi loin que Marx et Engels, qui voient dans cette poésie un «reflet de l'antiquité au cœur du plus profond moyen âge») s'oppose à une attitude profondément morale; l'amour n'est plus courtois, n'a plus sa récompense en ce monde, mais reçoit une mission plus sublime et s'insère dans un contexte nettement philosophique et religieux; la femme descend de son piédestal (sur lequel elle se trouvait également dans la vie réelle) pour devenir un instrumentum Dei. Sur le plan de la forme, enfin, le vocabulaire juridique, qui était bien conforme au système social, est remplacé par une terminologie philosophique et scientifique, dont les rapports avec l'infrastructure semblent toutefois moins évidents.

Il est vrai que les deux poésies sont faites par et pour des élites; mais l'élite des troubadours était composée de ceux qui faisaient partie de la classe des nobles, ou du moins, à part quelques contestataires comme Marcabru, de ceux qui acceptaient ses prémisses, tandis que celle des stilnovisti est intellectuelle et ouverte en principe à tous ceux qui en sont dignes. Il semble pourtant que les poésies des troubadours aient eu en général un auditoire beaucoup plus large, peut-être aussi grâce aux mélodies qui les accompagnaient. Quant aux poètes du stil nuovo, on a plutôt l'impression qu'ils se contentent d'écrire pour leurs confrères. Même les guidoniani de l'école de transition, qui ont pourtant senti intuitivement et même préparé quelques-uns des aspects caractéristiques de la nouvelle manière, ont du mal à les suivre, si l'on en juge d'après leur attitude souvent négative et la polémique qu'ils engagent par moments contre les stilnovisti (cf. le sonnet Voi, ch'avete mutato la mainerà, que Bonagiunta Orbicciani adresse à Guido Guinizelli, et les cinq sonnets qu'Onesto da Bologna écrit pour Ciño da Pistoia). A en croire le passage célèbre du Purgatoire de Dante (XXIV, 49-63), c'est seulement sur le tard que Bonagiunta se déclare convaincu.

D'après AMC il n'y a qu'un seul trait qui serait vraiment commun aux deux poésies: c'est qu'elles sont les expressions authentiques des idéologies qui sont à la base de leur naissance. Celle de la poésie des troubadours nous est cependant étrangère parce qu'elle appartient à une époque historique définitivement révolue; l'aspect le plus moderne et qui nous touche le plus est sans doute l'absence de scrupules moraux et de préoccupations religieuses (p. 15). La poésie du dolce stil nuovo, en revanche, exprime fidèlement une idéologie bourgeoise, qui est proche de celle dont nous sommes encore, dans une large mesure, tributaires; elle est donc la première vraie poésie en Italie et fait partie intégrante, encore aujourd'hui, de son patrimoine culturel (p. 76-77).

Copenhague