Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

Conrad Sabourin et John Chandioux: L'adverbe français: essai de catégorisation. Saint-Sulpice de Favières, éd. Jean-Favard, 1977, 131 p.

Ole Mørdrup

Henning Nølke

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Sabourin et Chandioux ont examiné 1.400 adverbes en -ment par rapport à 35 propriétés
syntaxiques, sémantiques et morphologiques. Ils ont ensuite eu recours aux méthodes statistiques
pour déterminer les relations qui existent entre ces propriétés.

Après une courte présentation de leur travail (p. 11-13), les auteurs rendent compte dans le chapitre 2 (p. 15-20) de leur méthodologie. Dans le chapitre 3 (p. 21-40), ils présentent les tests 1-31. Les tests 32-35, qui sont purement morphologiques, ne nécessitent pas de commentaires. Sabourin et Chandioux exposent dans le chapitre 4 (p. 41-52) les méthodes statistiques, et ils commentent brièvement les résultats. Le reste du livre comprend deux annexes. L'annexe 1 (p. 53-94) donne, en dehors d'une liste des tests utilisés, les résultats de la première partie de leur étude: une matrice qui, à l'aide de + et de +, décrit les rapports entre les adverbes et les tests. L'annexe 2 (p. 95-128) indique les corrélations entre les tests.

Les auteurs n'avaient pas, en premier lieu, pour but d'étudier les adverbes, mais ils ont tout simplement choisi cette partie du discours pour illustrer leur méthode. Cela signifie qu'ils n'ont pas commenté les relations, révélées par les méthodes statistiques, qui existent entre les tests. Ils se sont contentés de présenter ces méthodes.

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L'inventaire des adverbes est presque exhaustif. Il aurait été possible d'y incorporer d'autres adverbes plus rares, mais alors il eût été difficile de déterminer leurs propriétés syntaxiques avec précision. Telle quelle, la liste contient déjà des adverbes marginaux comme «possiblement, presquement, vélocement», etc.

Le choix des tests est plus problématique, car il repose sur une hypothèse selon laquelle ces tests représentent des propriétés fondamentales caractérisant les adverbes. Une telle hypothèse nécessite une discussion, et, on ne peut exclure a priori que d'autres tests auraient abouti à une autre classification des adverbes. Il faut pourtant ajouter que les tests utilisés correspondent, grosso modo, à ce qu'on trouve dans les ouvrages sur les adverbes, surtout Martin 1974, Mordrup 1976 et Schlyter 1974 (bien que ceux-ci ne figurent pas dans la bibliographie). On peut citer, comme exemples de tests qui auraient donné des informations supplémentaires sur les adverbes, leurs possibilités de se mettre devant un impératif, une exclamation ou une question, leur comportement dans les subordonnées et, plus généralement, leurs différentes positions possibles dans la phrase même.

Les résultats sont présentés sous la forme d'une matrice de 49.000 + et -K II est évident que c'est un grand avantage de traiter statistiquement une masse de données aussi grande. Les auteurs se sont servis du test X2 pour déterminer les corrélations des tests. Ils présentent en outre ce test d'une façon si détaillée que même un linguiste non-initié aux méthodes statistiques peut le comprendre. Le X2 donne des valeurs exactes des corrélations. Il faut cependant noter que l'exactitude des statistiques est disproportionnée avec celle des données linguistiques. Comme ies auteurs le remarquent si bien, la base même de leur travail est fragile. Il est bien connu que le langage d'une personne peut varier, et que les variations sont encore plus importantes entre diverses personnes. Sabourin et Chandioux ont pourtant fait ce qu'ils pouvaient pour s'assurer de la solidité de leurs résultats, puisqu'ils ont utilisé deux informateurs principaux et qu'ils ont eu recours à l'intuition de quatre informateurs supplémentaires dans les cas douteux. Leur but principal était de présenter un système cohérent des adverbes, mais il est vraisemblable qu'on aurait pu aboutir à d'autres systèmes avec d'autres informateurs. Un + signifie ici que les informateurs ont réussi à trouver une phrase acceptable avec l'adverbe en question par rapport à un test donné, alors qu'un +¦ implique qu'ils n'y ont pas réussi. Théoriquement, on ne peut donc exclure qu'un -*- aurait dû être un +.

Il faut en outre remarquer que la notation +/-r- est grossière par rapport aux degrés d'acceptabilité très fins que l'on trouve effectivement. Comme cela est bien connu, il peut être difficile de déterminer l'acceptabilité absolue d'une phrase, tandis qu'il est beaucoup plus facile de déterminer l'acceptabilité relative. Cela veut dire, comme il a été dit plus haut, que l'annexe 2 donne une fausse impression d'exactitude.

Il existe également d'autres faits qui contribuent à fausser les corrélations des tests. Les auteurs ont choisi de ne pas distinguer entre les divers sens que peut prendre un adverbe, puisque cela peut être très difficile. Comme exemple, nous pouvons citer «naturellement». Il est positif pour le test 2 et le test 8:

(1) Naturellement, Pierre ne se comporte pas mal

(2) Paul se comporte naturellement

«naturellement» est en outre positif pour le test 17, qui indique que «tout à fait» peut le
modifier. Mais ce n'est vrai que pour le «naturellement» qui se trouve en (2):

(3) Tout à fait naturellement, Paul ne se comporte pas mal

(4) Paul se comporte tout à fait naturellement

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Les exemples montrent qu'il existe apparemment une relation négative entre les tests 2 et 17 et une relation positive entre les tests 8 et 17. Ces relations sont pourtant obscurcies par le fait que le même adverbe peut satisfaire à la fois au test 2 et aux tests 8/17, même s'il s'agit de fonctions différentes. Le choix de Sabourin et Chandioux n'aboutit ainsi à des résultats sûrs qu'à condition qu'un adverbe ne puisse remplir qu'une seule fonction, ce qui n'est pas le cas.

La question reste ouverte de savoir combien de fonctions il existe dans une phrase, et un des buts les plus importants que peut se fixer la recherche sur les adverbes est d'élucider les relations qui existent entre les classes d'adverbes et les fonctions que peuvent remplir ces éléments.

La question la plus intéressante que soulève l'ouvrage est pourtant celle de savoir comment on peut classer les adverbes. Le problème est de se demander si l'on peut diviser les adverbes dans les classes disjointes. Sabourin et Chandioux pensent que ce n'est pas le cas. Au lieu d'une telle classification, ils envisagent l'hypothèse qu'il existerait «des points de polarisation entre lesquels les adverbes se répartissent sur un continuum» (p. 49). Ils établissent ces points à l'aide des coefficients de corrélation (qui, pour chaque paire de tests, indiquent les liens qui existent entre eux). Plus le coefficient de corrélation est élevé, plus est important le nombre d'adverbes qui se comportent de la même manière par rapport à ces deux tests. C'est pourquoi ce sont surtout les points d'un coefficient élevé qui sont intéressants. Il se trouve maintenant que, selon les auteurs, les points qui correspondent aux coefficients les plus élevés regroupent les classes traditionnelles d'adverbes, en ce sens que ce sont, pour un point par exemple, précisément les adverbes de phrase qui satisfont aux deux tests correspondant à ce point. Cela est considéré par les auteurs comme un signe de la fécondité de la méthode.

Les auteurs posent que les adverbes se répartissent, dans cette typologie, dans un continuum autour des points de polarisation, de sorte qu'« un adverbe est d'autant plus proche d'un point de polarisation qu'il présente les caractéristiques de l'adverbe-type correspondant» (p.49). Il est pourtant difficile de comprendre comment on a pu établir ce continuum quand on prend en considération la notation +/+¦ de la matrice, qui a servi de point de départ de l'appareil mathématique, lequel, à son tour, est à la base de la typologie. On peut, par rapport à tout point de polarisation, établir exactement quatre classes d'adverbes correspondant aux possibilités combinatoires de + et h-. Comment différencier les adverbes à l'intérieur de chacune de ces classes? Peut-être les auteurs ont-ils pensé que les points interfèrent, mais, dans ce cas, il est également difficile de comprendre comment on peut déterminer cette interférence.

Il est cependant possible de proposer une autre solution du problème de la classification. Les
résultats de Sabourin et Chandioux n'aboutissent pas nécessairement à l'hypothèse des points
de polarisation. On peut maintenir l'idée des classes disjointes pour les adverbes.

Dans cette optique, le problème présente, grosso modo, deux dimensions. L'hypothèse de Sabourin et Chandioux présuppose que tous les critères se trouvent sur le même niveau. Il est pourtant possible d'envisager de les hiérarchiser, c'est-à-dire que, quand nous avons deux tests A et B, B devrait seulement couper en deux soit +A, soit -^A. Si l'on a, par exemple, des adverbes ayant la propriété +A±B, alors l'ensemble des adverbes ayant la propriété h-A+B doit être vide. Il se trouve en fait qu'une grande partie des tests peuvent être hiérarchisés de cette manière. Si ce n'était pas le cas, les adverbes correspondraient aux symboles complexes établis par Chomsky dans sa discussion sur la sous-catégorisation dans Aspects. Il écarte la classification hiérarchique, car il peut démontrer que les noms, par rapport aux propriétés examinées, correspondent aux phonèmes. La hiérarchisation signifierait donc que l'on perdrait une généralisation. Il est pourtant douteux qu'il s'agisse de la même situation pour les adverbes, qui ne correspondent guère aux noms.

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Les classes disjointes présentent des avantages évidents. Des arguments là-dessus, on en trouve dans la présentation faite par Gross de Boons, Guillet et Ledere (1976). Avant tout, il est beaucoup plus facile d'appréhender des éléments organisés en classes disjointes, pour lesquelles il devrait être possible d'énoncer des règles plus simples. Mais cela ne va pas sans difficultés d'établir des classes disjointes pour les adverbes. C'est là que l'autre dimension de ce problème se présente. Comme cela a été démontré plus haut, «naturellement» peut se comporter de deux manières différentes. On peut choisir entre deux solutions pour décrire ce phénomène: on a soit deux adverbes homonymes, soit un «naturellement» qui peut remplir deux fonctions différentes. La première solution comporte quelques inconvénients: en effet, il est évident que les deux «naturellement» sont liés sémantiquement. Mais, jusqu'à ce que nous obtenions des connaissances plus approfondies, il faut accepter ces inconvénients pour obtenir des classes disjointes.

Sabourin et Chandioux ont réussi à montrer l'intérêt des méthodes statistiques en linguistique. Mais il faut pourtant constater qu'ils s'arrêtent là où les problèmes commencent à devenir intéressants, c'est-à-dire là où il faudrait une analyse linguistique des résultats statistiques. Cette lacune fait que leur petit ouvrage peut servir, avant tout, de point de départ très utile pour des études plus poussées sur les adverbes.

et

Copenhague

Bibliographie

Boons, J.-P., A. Guillet et Chr. Ledere (1976): La structure des phrases simples en français,
Droz, Genève-Paris.

Chomsky, N. (1965): Aspects of the Theory of Syntax, The MIT, Cambridge, Mass.

Martin, R. (1974):«La notion d'«adverbe de phrase»: essai d'interprétation en grammaire
generative», dans Rohrer, Chr. et N. Ruwet, Actes du Colloque Franco-Allemand 11, Max
Niemeyer Verlag, Tübingen.

Mordrup, O. (1976): Une analyse non-transformationnelle des adverbes en -ment, Akademisk
Forlag, Copenhague.

Schlyter, S. (1974): «Une hiérarchie d'adverbes en français et leurs distributions — par quelles
transformations?», dans Rohrer, Chr. et N. Ruwet, dictes du Colloque Franco-Allemand H,
Max Niemeyer Verlag, Tübingen.