Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

Pierre Testud: Rétif de la Bretonne et la Création littéraire. Genève, Paris, Librairie Droz, 1977. 730 p.

Merete Grevlund

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C'est la «monstruosité» (p. 4) de l'œuvre de Rétif de la Bretonne, l'auteur l'avoue, qui a fasciné son attention et déterminé sa volonté d'en rendre compte. Ce terme renvoie, il va sans dire, au pullulement incessant, en apparence inorganisé, de l'énorme production rétivienne, qui ne totalise pas moins de 57.000 pages.

Or pour Pierre Testud, c'est l'ensemble qui porte signification, et rien n'est plus urgent que de dépasser l'attitude courante qui consiste à faire la fine bouche devant l'évidente inégalité du volumineux ensemble pour ne retenir que quelques titres: Les Contemporaines, Le Paysan perverti, Les Nuits de Paris... Il a donc entrepris de découvrir le sens de l'œuvre rétivienne en faisant bon usage des œuvres complètes, depuis La Famille vertueuse (1767) jusqu'au célèbre «journal inédit» des dernières années.

Il apparaît vite, toutefois, que sa recherche tend vers l'étude des motivations et qu'en somme ce que Pierre Testud veut, c'est élucider les rapports de Rétif avec l'écriture. Dès lors, il devient possible de mettre en place un dispositif et de prévoir un parcours qui tiennent compte à la fois des époques d'une vie et des étapes d'une carrière. C'est ainsi que la première partie décrit l'apprentissage intellectuel du petit Nicolas et la naissance du premier roman; que la deuxième expose la théorie et la pratique des différents genres (nouvelle, théâtre, forme épistolaire) cultivés par Rétif, et qu'enfin la troisième offre une étude approfondie de l'inspiration

Pour connaître l'éducation de Nicolas et comprendre l'accession à la littérature de ce petit paysan bourguignon, nous ne disposons que des informations de Monsieur Nicolas (1783-1784). C'est dire qu'il est malaisé de faire la part de l'arrangement introduit par Rétif dans l'histoire de sa formation. D'une lecture critique de Monsieur Nicolas, conduite avec beaucoup de finesse, Pierre Testud retire la conviction que le récit a été aménagé de façon à solemniser l'entrée dans la littérature. D'une part, en effet, Rétif minimise la continuité réelle de sa formation, afin que le premier roman surgisse avec l'imprévu du miracle; d'autre part, en

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le prétendant inspiré par une figure de femme (Rose Bourgeois), il relie durablement sa
création littéraire aux éblouissements de l'existence.

Ce lien fut longtemps occulté par la mission morale et documentaire que Rétif s'assigne au
début de sa carrière. Aussi M. Testud consacre-t-il sa deuxième partie tout entière à étudier les
conséquences de ce didactisme moralisateur.

Passant en revue le roman, le théâtre et la forme épistolaire, tous relativement bien codifiés à l'époque, il nous fait assister à leur dislocation sous la plume rétivienne. La continuité narrative du roman, par exemple, s'émiette en histoires, exemples, anecdotes et «modèles» (La jolie Agréministe; La jolie Mercière ou la fille galante avant le mariage), et le roman épistolaire tend vers la série de leçons magistrales pour attentive audience féminine (Le Nouvel Abeilard). Ce qu'il faut savoir deviner sous ces efforts, c'est le rêve de bonheur, l'obsession de la femme et, dans l'utilisation du roman épistolaire, l'image finalement émouvante d'échanges humains où le message est reçu comme il est donné. Bref, toute une thématique personnelle que dissimulent les impératifs du didactisme. C'est la lecture de Monsieur Nicolas qui aide à la reconnaître et qui permet, par conséquent, de remplacer les motivations d'écrire apparentes et avouées par les motivations tenues secrètes. D'où la saveur de cette partie de l'étude de M. Testud qui combine une lecture «innocente», telle que pouvait la faire le premier public, avec une lecture avertie, riche des clés et apports de Monsieur Nicolas.

Dès lors, il pouvait sembler légitime de conclure que le besoin de se dire et de s'historier (l'expression est de Rétif) qui avait dû se nier dans tant d'ouvrages avait enfin trouvé à se satisfaire dans l'autobiographie ouverte de Monsieur Nicolas. Il n'en est rien. D'une part, celle-ci fait encore appel à l'alibi généralisateur du moraliste : Monsieur Nicolas ou Le Cœur humain dévoilé; d'autre part, elle se dégage mal des conventions de l'œuvre antérieure.

La troisième partie, en étudiant dans les pages les plus neuves et denses du livre «Monsieur Nicolas après Monsieur Nicolas», relie enfin fortement l'inspiration autobiographique aux thèmes fondateurs de l'univers rétivien. S'efforçant de sauver, par la création littéraire, ce que le moi a de plus menacé et fragile, Rétif invente des formes d'écriture étonnamment modernes, propres à donner un corps mythique aux obsessions du moi. Pariant sur l'imaginaire, «Rétif s'aventure hardiment au cœur de ses fantasmes, recréant sa vie autour de l'épanouissement des régions obscures de l'être» (p. 552). Et c'est les «Revies», Mon Calendrier, Les Lettres du tombeau, L'Enclos et les oiseaux. Dans des pages d'une affabulation captivante, à la limite de l'onirique, l'inspiration autobiographique est enfin portée à sa perfection.

Si c'est donc bien, comme l'écrit Pierre Testud, dans l'expression répétée d'une vie que la création littéraire de Rétif de la Bretonne trouve son unité (p. 540), on eût aimé que l'accent fût mis davantage sur cet imaginaire, qui est, me semble-t-il, le versant de l'œuvre qui méritera à l'auteur une vraie audience nouvelle. Ne vient-on pas de rééditer La Découverte australe dans une «bibliothèque des utopies»? Il faut espérer, au moins, que ce n'est pas dans cette partie de sa thèse que Pierre Testud a dû opérer des retranchements avant de la livrer à l'impression.

Cette somme rétivienne, inégalée à l'heure actuelle, est d'une consultation facile grâce à
l'index alphabétique des œuvres qui l'accompagne. Un tableau chronologique eût été le
bienvenu, mais il est facile de s'en constituer un à partir des indications du texte.

Copenhague