Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

Robert Martin : Inférence, antonymie et paraphrase. Librairie C. Klincksieck, Paris, 1976. 174 p.

Oswald Ducrot

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Robert Martin est un des premiers - et des rares - linguistes français qui ait cru à la possibilité d'une sémantique linguistique envisagée comme un calcul permettant de déterminer le sens, ou certains aspects du sens, des phrases d'une langue naturelle. Depuis sa thèse, Temps et Aspect, consacrée à l'emploi des temps narratifs en moyen français, RM a publié à la fois des descriptions sémantiques de morphèmes français {peu, un peu, puisque, même) et des études sur les notions les plus utilisées dans ce domaine (paraphrase, polysémie, antonymie, présupposition). Les résultats accumulés au cours de ces travaux lui ont permis de présenter, dans son nouvel ouvrage, une conception d'ensemble de la description sémantique. Bien que RM ait dû écarter ou laisser en suspens de nombreux problèmes, cette conception constitue un cadre à la fois assez ample et assez précis pour que la plupart des recherches actuellement en cours puissent s'y situer.

Dans son premier chapitre, RM étudie les objectifs possibles pour la sémantique linguistique.Il
écarte comme trop ambitieuse (à l'heure actuelle) la volonté de donner, pour chaque

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phrase, une représentation de son sens. Puis il montre - par une analyse que j'ai trouvée convaincante - le caractère également irréalisable d'objectifs en apparence plus modestes, par exemple la détection des anomalies sémantiques et des ambiguïtés. Il propose alors de supposer ce dernier problème résolu, ou plutôt, de se contenter, provisoirement, de sa solution intuitive. Se donnant pour objets soit des phrases univoques, soit les diverses lectures univoquesdes phrases ambiguës, il demande au sémanticien de définir formellement, et si possible, de calculer les principales relations logiques existant entre elles («logique» signifie ici que ces relations s'expriment en termes de conditions de vérité). Il s'agit de l'inférence (B s'infère de A si B est vrai dès que A l'est), de la paraphrase (A et B sont vrais dans les mêmes situations) et de l'antonymie, terme générique qui recouvre la contradiction (A et B ne sont ni vrais ni faux ensemble), la contrariété (A et B peuvent être faux ensemble, mais non pas vrais ensemble) et la subcontrariété (A et B peuvent être vrais ensemble, mais non pas faux ensemble).

Cette triparti tion donne le plan de la partie centrale de l'ouvrage; RM étudie successivement les trois relations, en prenant soin d'indiquer qu'il considère seulement la valeur des phrases hors situation, et les rapports de vérité découlant de cette valeur. Ne sont donc pas pris en compte les phénomènes de «signification situationnelle», ceux par exemple qui rendent parfois II y a du courant d'air paraphrasable par Je voudrais que tu fermes la porte. Juste une remarque à propos de chacun de ces chapitres.

1) La notion de présupposition est introduite comme cas particulier de l'inférence (A présuppose
B si B s'infère à la fois de A et de la négation de A). Il s'agit donc d'une notion logique,
et non pas pragmatique.

2) RM arrive à débrouiller le problème, effroyablement complexe, de l'antonymie, et à lui donner un traitement systématique, en rapportant ses trois formes à l'existence dans la langue de deux opérateurs profonds, la négation (qui prend le contradictoire) et l'inversion (qui prend le contraire). Il peut alors inventorier les expressions, lexicales et grammaticales, de ces opérateurs, et leurs effets différents selon les combinaisons où ils entrent.

3) Pour classer les divers types de paraphrases, RM est amené à étudier la connotation, définie comme la façon dont le locuteur se décrit lui-même tout en parlant du monde. En disant/7/c plutôt que policier, on s'attribue une certaine attitude vis-à-vis de la profession ou du personnage concerné, attitude indépendante de ce que l'on affirme d'eux. Selon RM, cette attitude, qui relève de ce que K. Bùhler appelait Ausdruck par opposition à la Darstellung {Sprachtheorie, lena, 1932, § 2), n'est pas justiciable de jugements de vérité: deux énoncés qui diffèrent seulement par leurs connotations sont donc paraphrases l'un de l'autre.

Ayant analysé les relations logiques que la sémantique d'une langue doit prévoir, RM indique, dans un dernier chapitre (le plus long et le plus original - à la fois par rapport aux tendances actuelles de la recherche et par rapport aux publications antérieures de RM), la forme à donner au «composant logico-sémantique» pour qu'il vienne à bout de cette tâche. Ce composant, qui traite des «structures les plus profondes» de la langue, entre en fonction antérieurement à la constitution des sémèmes (=sens des unités lexicales). Par suite, il n'est pas non plus possible de faire intervenir, à son niveau, la notion de sème (= composant sémantique à caractère distinctif, c'est-à-dire opposant des éléments lexicaux ou grammaticaux).On a affaire seulement à des noèmes (= unités insécables, composants ultimes de la signification). Et RM définit des structures susceptibles d'organiser des unités de cette nature. Selon lui, on ne peut pas se contenter des relations jusqu'ici étudiées en logique (contrairement à Reichenbach, il croit, par ex., le calcul des prédicats, quel que soit son ordre, incapable d'exprimer une relation comme la modification adverbiale). Il faudrait avoir recours à des

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«foncteurs» spécifiques. RM cite notamment le foncteur «cause de», et montre, dans les dernières pages du livre, comment ce foncteur permet de décrire les principales formes de la fonction sujet (à un extrême, on a les impersonnels, // pleut, où la cause est «la personne d'univers», à l'autre, les phrases comme Pierre s'en va où la cause est un animé, et, entre les deux, diverses combinaisons des noèmes «univers», «animé» et «inanimé». Dans cette analyse du sujet sémantique (par opposition au sujet grammatical ou au «thème», sujet pragmatique), RM arrive à combiner guillaumisme et sémantique generative. L'étude reste malheureusementun peu générale. Ainsi RM ne fait pas voir, ou seulement par allusion, comment les notions introduites s'intègrent à un calcul des relations logiques entre phrases, tâche fondamentalede son composant logico-sémantique.

Il faudrait un traité pour discuter en détail cet ouvrage, qui touche à la plupart des problèmes actuellement controversés en sémantique. Je signalerai simplement deux points sur lesquels ma conception et ma pratique de la sémantique divergent nettement des siennes. Car la clarté de son livre m'a aidé à prendre conscience de ces choix différents des siens - choix dont je pense d'ailleurs de plus en plus qu'on peut seulement (mais on le doit) les expliciter, et que cela n'aurait même aucun sens de prétendre les justifier.

RM parle, p. 21, d'une intuition du sens, et donne pour objectif à l'appareil formel de la sémantique de rendre compte de cette intuition. Le mot sens désigne ici, par opposition à la «signification situationnelle», une valeur que la phrase posséderait en elle-même, hors de ses emplois. Certes il est incontestable que tout grammairien (et par suite tout locuteur cultivé, dans la mesure où sa culture est informée par une grammaire) se sent capable de dire quelque chose à propos de chaque phrase : en ce sens, on peut dire qu'il en a une intuition. Mais, pour ma part, j'ai toujours essayé de ne pas considérer ce type de savoir comme le donné dont le linguiste doit rendre compte. Ce que j'ai pris pour «fait», ce sont les interprétations dont sont susceptibles les énoncés en situation, et je considérais la valeur sémantique de la phrase comme une hypothèse explicative construite par le linguiste, hypothèse justifiable seulement par son pouvoir explicatif.

On pourrait même aller plus loin (c'est en tout cas dans cette direction que je travaille actuellement), et prendre pour faits, non pas même les interprétations situationnelles possibles, mais le rapport entre elles et un modèle théorique (car chaque modèle introduit un biais dans ces interprétations et il serait intéressant de considérer directement ce biais comme l'objet de la linguistique). De ce point de vue, chaque traité de sémantique constitue par lui-même un fait, dans la mesure où il développe une théorie suffisamment explicite, et, d'autre part, où il l'applique rigoureusement à des exemples de détail. L'ouvrage de RM, pris globalement, serait alors un fait, et un fait particulièrement utilisable, particulièrement «bien observé» - vu à la fois sa clarté théorique et son constant souci d'application.

L'autre point que je mentionnerai concerne les rapports entre pragmatique et sémantique. Pour RM, les deux termes s'opposent (cf. p. 80). La pragmatique est, selon lui, situationnelle - en ce sens qu'elle prend nécessairement en compte le détail de la situation d'énonciation (la situation2 définie p. 122). La sémantique, elle, est linguistique, c'est-à-dire non situationnelle; plus précisément, elle a seulement à considérer les «données communes à tous les actes communicatifs» (= situation!, p. 121). Pour ma part, je cherche au contraire, et de plus en plus, à «intégrer» la pragmatique à la linguistique. Autrement dit, je pense que la considérationde la situationi suffit pour définir certains types généraux de rapports intersubjectifs qui s'instaurent, du fait même de la parole, entre les personnages de renonciation. Bien plus: j'essaie de fonder sur certains de ces rapports (par exemple sur ceux qui concernent l'activité

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argumentative) la valeur logico-sémantique des phrases. Il s'agit là, on le voit, d'un parti-pris opposé à celui de RM, qui cherche à isoler ces relations logiques que je voudrais plonger dans l'activité de langage. Avant qu'on puisse songer à départager les deux directions de recherche, il faut d'abord que chacune soit systématiquement développée le plus loin possible - de façon à faire apparaître ses possibilités et ses implications, l'intelligibilité qu'elle donne, et les hypothèsesqu'elle coûte. Par sa clarté, par son caractère explicite, le livre de RM est une précieuse contribution à cette tâche.

Paris