Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

Georges Poulet: Entre moi et moi. Essais critiques sur la conscience de soi. Paris, Corti, 1977. 280 p.

Hans Boll-Johansen

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Il n'existe pas de définition du moi valable pour toutes les époques et pour tous les systèmes philosophiques. La conception du moi, ou l'idée implicite qu'on se fait du moi, est révélatrice du climat philosophique général d'une époque, beaucoup plus que de l'essence éternelle du moi.

G. Poulet étudie au début de son ouvrage les différentes modalités du moi dans les
principaux systèmes philosophiques qui ont marqué l'histoire des idées. Ce critique n'échappe

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évidemment pas à la règle générale: son histoire du moi est tributaire des catégories avec
lesquelles il appréhende le monde. Regardons l'histoire du moi tracée par G. Poulet.

Dans l'Antiquité, le sujet a tendance à se fondre dans l'objet; à cette époque «se connaître,
c'est connaître l'univers». La philosophie grecque ignore le moi.

Le Christianisme découvre le moi; dans la pensée chrétienne, en effet, l'individu se rapporte
au Créateur qui, à chaque moment, détermine le moi: «Se passe-t-il un instant que je ne
ressente quelque effet de la miséricorde divine?» écrit saint Augustin.

Pour les Humanistes, l'idée de Dieu cède la place à la notion païenne de macrocosme, qui définit le microcosme de la conscience. La conscience intègre les données du monde des objets: «L'homme de la Renaissance n'a pas seulement la certitude que par l'activité de son propre esprit il peut s'annexer le monde, il a encore la conviction que par cet acte il peut faire entrer le monde dans l'enceinte même de sa pensée et se constituer ainsi en un moi universel».

La conscience purement intellectuelle qui caractérise le classicisme devient chez les romantiques une conscience sensible. Les romantiques introduisent une nouvelle conception du moi: le monde extérieur est en crise, les valeurs s'écroulent, l'individu, désespéré, prend conscience douloureusement de son moi. Le refus du siècle exaspère ses sentiments, le confronte à la perception du moment présent.

On voit que ce livre peut être considéré comme la synthèse de la longue réflexion de G. Poulet sur les notions de temps et d'espace. Les rapports qu'il établit entre le moi et ces deux notions lui permettent de fixer les attitudes fondamentales de la conscience et, par là même, de cerner les définitions essentielles du moi. L'auteur semble établir une distinction primordiale entre les époques où l'individu prend conscience du ici-maintenant (qui peut éventuellement se dilater dans le passé ou dans le futur) et celles où il se réfère notamment ou exclusivement à la spatialité.

Ces distinctions servent de point de départ à une analyse de la représentation de la conscience de soi chez divers auteurs du XIXe et du XXe siècle: Amiel, Mallarmé, Valéry, Claudel, Eluard, Michaux, Bosco. Une étude portant sur trois critiques littéraires, Du Bos, Fernandez, Rivière, est jointe aux analyses littéraires.

Amiel est l'un des plus illustres égotistes de la littérature française. La recherche des mouvements de son âme occupe 35 années de sa vie, à partir du 16 décembre 1847, et représente 16800 pages! Selon G. Poulet, Amiel débute par une conscience de soi définie par l'intégration totale de l'espace, en passant par différents stades de transition où il s'affranchit graduellement de l'espace et du temps, pour aboutir à une conscience libérée de ces deux dimensions: «la conscience de la conscience est le terme de l'analyse».

Le problème de l'identité du moi, posé chez G. Poulet en termes de temporalité, revêt différents aspects au cours de l'histoire de la pensée. Montaigne, contrairement à Descartes, considère le continuel changement des moi successifs. Ayant l'ambition de se connaître, il devra «renoncer à la prétention de se reconnaître», selon une formule de Léon Brunschvicg. Descartes, lui, s'attache à définir un moi stable, un moi toujours identique à lui-même. Ce philosophe «établit par l'acte de conscience un moment de pensée sans origine, sans mouvement temporel et sans mouvement spatial, un point fixe de l'esprit qui contient la pensée et qui contient l'être». Les personnages de Corneille ont une expérience analogue du moi. L'identité du moi est pour Corneille fondée sur la constance de la volonté: «Je sais ce que je suis et ce que je dois faire» (Sophonisbe, 111, 5).

Une réflexion de Pascal remet en cause cette affirmation: «Ignorant ce que je suis et ce que
je dois faire...» {Pensées, éd. Brunschvicg, 229). Le Dieu de Pascal est un Dieu caché qui

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abandonne l'individu à ses doutes et à ses incertitudes. Les tragédies de Racine reflètent la
conception du moi qui découle de ces interrogations: «J'ignore qui je suis» (Iphigénie, 11, 1).

La critique de G. Poulet est une critique d'identification. Il vise idéalement à faire coincider sa conscience avec celle de l'auteur: «Toute pensée critique tend à s'identifier avec le moi critiqué». G. Poulet semble croire que l'identification totale est possible: «...il n'y a plus deux pensées distinctes, dont l'une examine et juge l'autre à distance. Lorsque la capacité d'effacement personnel chez le critique et sa faculté d'absorption en autrui sont à leur point de perfection, rien ne demeure sinon une pensée unique». Il y a visiblement une contradiction interne dans la critique de G. Poulet: il oublie combien l'utilisation des notions d'espace et de temps lui appartient en propre, au point de constituer une grille à travers laquelle il regarde la littérature. De plus, l'idéal de l'identification débouche sur d'autres subjectivités: le critique est amené à privilégier ses auteurs préférés, c'est-à-dire les auteurs avec lesquels il éprouve une communion d'idées et de sentiments. Et ce n'est pas un hasard si le toi qui retient l'attention de G. Poulet est un toi qui s'identifie au moi, comme celui qui est illustré dans les poèmes d'Eluard; le critique y rencontre en effet «l'interpénétration de deux consciences qui se font miroirs l'une de l'autre.»

La tentative de mimer la conscience de l'auteur n'incite guère G. Poulet à suivre une même démarche à propos de tous les auteurs étudiés. La fidélité à l'esprit des auteurs engendre des études approfondies de chacun, mais cette méthode esquive par essence la vue synthétique. La partie historique de l'ouvrage paraît moins convaincante que les analyses des auteurs, et les liens qui unissent les essais entre eux sont parfois insaisissables.

Une lecture individualisée des écrivains comme celle de G. Poulet n'accepte évidemment pas le Système universel établi par Freud. Pourtant les études de ce livre abordent souvent les régions de la conscience qui intéressent la psychanalyse. G. Poulet néglige les analogies qui pourraient exister entre différents stades antérieurs à l'état conscient, par exemple entre le «moi premier et encore impersonnel» d'un Rousseau et la «conscience naissante» d'un Valéry ou d'un Bosco. Le Cogito cartésien apparaît dans chaque essai comme dénominateur commun du moi pensant, alors que l'inconscient reste, dans le discours de G. Poulet, au niveau de l'interprétation de chaque auteur. Le Système de Freud ressortit probablement pour G. Poulet à une pensée trop rigide et réductrice, mais il paraît surprenant, dans un livre sur le moi en cette fin du XXe siècle, de ne pas discuter les prises de position de Freud. Quoi qu'il en soit, G. Poulet paye le prix de ce rejet de tout système psychologique: son discours devient fragmentaire, car les notions de temps, d'espace et de relation, notions fondamentales pour ce critique, sont inaptes à saisir la généralité de l'expérience de l'inconscient chez les auteurs étudiés. G. Poulet préfère, pour évoquer ce domaine, s'en tenir aux métaphores utilisées par les écrivains: la nuit, le brouillard, la terre (Bosco). Citons un passage de l'essai sur Amiel: «II n'y aurait pas d'inconscient total; il y aurait à côté ou au-dessous de la conscience claire, une conscience obscure, qui, de façon trouble et incertaine, mais en nous révélant des vérités que nous ne pourrions percevoir autrement, nous laisserait entrevoir quelque chose de notre vie profonde. C'est une connaissance qu'en raison de la lumière voilée qui l'éclairé à demi, nous pouvons appeler lunaire».

On a souvent l'impression dans ce livre que G. Poulet poursuit, à travers l'itinéraire des auteurs étudiés, une recherche toute personnelle de Dieu. On se souvient que Dieu assure en dernière instance la véracité du Cogito de Descartes, point de référence de tous les essais de cet ouvrage. La quête de Dieu est particulièrement évidente dans le chapitre sur les trois critiques littéraires

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qui établissent, selon G. Poulet, des relations de caractère quasi mystique avec les auteurs
qu'ils ont analysés.

Parvenant au terme de son ouvrage, G. Poulet livre quelques clefs utiles pour saisir sa méthode. Il distingue le moi qui sent du moi qui pense. Le «moi sensuel» se révèle par un sentiment de bonheur ou de malheur; il s'agit d'un moi unique, une expérience personnalisée du ici-maintenant. A l'opposé, le moi rationnel a la faculté potentielle de se libérer de l'individu pour devenir une conscience qui se pense, une «conscience impersonnelle». Ce dernier état fascine particulièrement G. Poulet, qui l'étudié à travers les œvres d'Amiel, de Mallarmé et de Valéry. Le sentiment joue un rôle minime dans la réflexion de G. Poulet, alors que la pensée et la volonté sont omniprésentes. Le mysticisme de G. Poulet est un mysticisme du Cogito.

Copenhague