Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

Prudence Mary O'Hara Tobin: Les lais anonymes des XIIe et XIIIe siècles. Edition critique de quelques lais bretons. Genève, Droz (Publications romanes et françaises, CXLIII), 1976. 414 p.

Povl Skårup

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Tandis qu'on dispose de plusieurs éditions des lais bretons contenus dans le ms. Harley et attribués à Marie de France, les autres lais, dits anonymes, sans être inconnus, n'ont jamais été réunis dans un volume avant la présente édition, due à Madame Prudence Tobin, de l'université de Christchurch (Nouvelle-Zélande). Plusieurs érudits ont conçu le même projet avant et après elle, à commencer par G. Paris, mais sans le mener à terme. J'avais préparé moi-même une édition des six lais anonymes traduits en norrois, pour l'insérer dans une nouvelle édition des Strengleikar, qui sera publiée bientôt par les soins de MM. Mattias Tveitane et Robert Cook; mais l'édition de Mme Tobin m'a fait cacher la mienne au fond d'un tiroir.

La nouvelle édition comprend onze lais {Graelent, Guingamor, Désiré, Tydorel, Tyolet, Espine, Melion, Doon, Trot, Lecheor eiNabaret) et, en appendice, une traduction française de trois des quatre lais qui ne sont connus que par la traduction norroise (il est vrai que le quatrième, celui des deux amants de Plaisance, est très fragmentaire; on en trouvera une reconstruction faite par M. Cook dans l'édition signalée plus haut). M. Cook me dit que cette traduction française est généralement bonne et ne contient que peu de fautes et d'omissions: 366.21 lire «élevé et envoyé là avec elle»; 368.30 lire «le premier. Mais les autres les avaient déjà aperçus et étaient bien armés»; 369.14 lire «il craignait qu'ils n'eussent caché leur troupe

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dans la forêt«; 373 fin, lire «celui qui a écrit ceci»(= le traducteur ou plutôt le copiste).

L'introduction générale traite surtout de l'histoire des motifs. L'éditeur a compilé une liste commentée de textes où apparaissent les motifs des lais, textes écrits en un grand nombre de langues. Il va de soi que cette liste n'est pas exhaustive (pour la vieille littérature islandaise, on aurait pu utiliser le Motif-Index of Early ¡celandic Literature, d'lnger M. Borberg, Copenhague, 1964). Elle n'est pas non plus exempte d'erreurs, dues au fait que l'éditeur cite souvent de seconde main, sans vérifier ses citations. Ainsi, les trois mentions de textes Scandinaves sont inexactes: ce n'est pas dans YEdda poétique ni dans celle, en prose, de Snorri, mais dans un texte allemand, que J. Grimm a puisé l'histoire racontée à la p. 27; Vçlundarkvioa n'est pas une saga, p. 29, mais un poème de YEdda; dans le páttr (non pattr) de Helgi Pórisson (non Porirson), contenu dans le codex de Flatey, l'interdiction de parler n'est pas une interdiction de poser des questions, p. 35-6. Malgré ces observations, je pense que les renseignements et les renvois de ce chapitre sont très précieux et aideront beaucoup le travail des futurs chercheurs, qui les compléteront et les corrigeront au besoin.

Chaque lai est précédé d'une étude linguistique, qui aboutit à une conclusion sur l'origine du poète. Outre certaines remarques surprenantes, on regrette que ce qui est attesté par la rime ne soit pas mieux distingué de ce qui ne l'est pas (ainsi, la réduction de -iée à -ie n'est pas attestée pour le poète par une rime comme despoulie: foillie, où le copiste a pu écrire -ie pour-iee dans les deux mots), et que la possibilité de rimes introduites par des copistes ne soit pas prise en considération. Aussi les conclusions sont-elles sans valeur. L'éditeur aurait mieux fait de décrire la langue de chacun des six manuscrits utilisés, et de faire une description globale de la langue de tous les poètes. On aurait vu que tous les poètes distinguent ê de ie {triboulez: -iez Guingamor 117 doit être une faute, peut-être pour travailliez; dans Graelent 285-6 et dans Désiré 687-8, la bonne leçon est dans S; dans Désiré 649-50, je propose qu'on lise en liu vegniez: puissiez, cp. ib. 235-6, ou vendez: peüssiez), qu'ils font tous rimer ó gallo-roman libre avec ó gallo-roman entravé (proz:toz), -órn avec -ór (jor:anor), ai avec è (jamais: près), ui < *uei avec ui d'origine différente (anui:lui), i< *iei avec / d'origine différente (prie:druerie, piz:esbaiz), et qu'ils font rimer les parfaits du type dédit avec i (respondí: ami). On aurait vu également - Warnke l'a montré en 1892 - que, selon d'autres critères linguistiques, les auteurs des lais publiés ici se répartissent nettement en deux groupes. En effet, Melion et Trot font rimer des éléments que les autres lais distinguent à la rime: ei primitif et oi (Trot 67; dans Espine 127-132, la bonne leçon est dans S), -iée et -ie (Melion 10, 349; Trot 97), et -s et -z (Melion 45, 177, 297, 301, 367; Trot 21, 41,183; cp.-st:-rz Melion 267 et-s:-st Trot 105, 147; — dans Graelent 159, secors:jors est probablement une faute poux sejorz:jorz ousejor:jor; dans Espine 49-50, la bonne leçon est dans S); les infinitifs provenant de cadere, sedere, videre riment avec -ir dans Melion (375, 406, 551) et Trot (93, 231), mais avec -eirl-oir dans les autres (Guingamor 67, 647; Désiré 127, 157, 433, 714); l'imparfait de la première conjugaisonrime dans Melion et Trot avec voit (Trot 139) et avec l'imparfait des autres verbes (Melion 1, 15,137, 263, 345; Trot 99, 123, 187, 221), mais dans les autres lais avec les parfaits ot, pot, sot, plot (Graelent 725; Guingamor 237, 509; Tydorel 193; Tyolet 639; Espine 19; Nabaret 29), et non avec l'imparfait des autres verbes, sauf là où le texte a été altéré par un copiste, surtout celui du ms. S ou l'un de ses prédécesseurs (dans Guingamor 367, les deux moitiés du vers sont interverties; il y a plusieurs exemples dans des interpolations dans S, voir plus loin; hors du ms. S,juoient Espine 38 peut être une faute pour venoient; dans Graelent 413-4, la bonne leçon est dans S). Melion et Trot se distinguent également par le fait de figurer dans la même ms. picard et de ne figurer dans aucun des mss qui contiennent d'autres lais bretons. Du point de vue de la langue, il y a donc deux groupes de lais, un groupe picard comprenant Melion

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et Trot, et un groupe normand ou anglo-normand qui comprend les autres. Rien dans la langue (je ne parle pas du style ni du contenu) ne distingue les neuf lais du dernier groupe des douze qu'on attribue à Marie de France. Toutes les différences linguistiques entre ces 21 lais peuvent être dues à des copistes ou au hasard.

L'éditeur a dans l'ensemble bien lu les mss. Voici des exceptions, qui peuvent d'ailleurs être des fautes d'impression: Graelent 165 var. (lire la), 286 var. (soit franche), 316 var. (souferré), 348 (veut), 414 (mangoient), 437 (mostra), 477 (la conjonctions, écrite 7). 494 var. (li), 605 (veoir), 619 (antan 'l'année dernière'); Guingamor 248 (le jor); Désiré 74 (genz), 109 (pis, ce qui doit être la bonne leçon: un homme ou un cheval peuvent avoir un piz, un cheval ne peut guère avoir un vis, or il doit s'agir du cheval comme dans la traduction norroise), 154 (ester), 711 var. (octroie), 713 var. (moi); Tydorel 84 (soz), 246 (si conme); Doon 78 (la), 85 (li), 184 (ensaigniez); Lecheor 62 ((merveill). Le ms. S a les vers Désiré 105-6 dans l'ordre inverse, sans que cela soit indiqué (ailleurs, des variantes concernant l'ordre des vers ne sont pas indiquées dans l'apparat critique, mais dans les notes, ce qui est peu logique). Dans Graelent 691 var. lire perir, et 698 var. damoisele ot.

Parfois l'éditeur met des accents erronés: Graelent 272 var. (lire oses),Tydorel 230 (estrange), 301 (vespres), Tyolet 546 (sempres), Doon 193 (enfes). Inversement, il faut mettre un accent dansparfondeé Tyolet 382, hapax pour parfondeté (les notes des pp. 228 et 252 sont à supprimer).

Il arrive que deux mots distincts soient réunis en un seul: ni pour n'i Graelent 159 var., 439 var., 671 var.), si pour s'/ (Graelent 398 var.),// pour/7 (Graelent 630), la pour l'a (Doon 172), nest pour n'est (Graelent 156), toutejour pour toute jour (Tyolet 19). Inversement, on trouve qu'i pour qui (Graelent 711). En est pronom dans Graelent 181 var., 233, 243, 678 et Désiré 714 var., mais préfixe dans Désiré 341 et 342. Il faut lire acostumé Tydorel 205, la fiance Doon 75. Il faut ajouter une apostrophe dans cest'aventure Désiré 762, un'aventure Désiré 2, chascun' Lecheor 104.

La ponctuation n'est pas toujours satisfaisante. Ajouter une virgule dans Graelent 615, Désiré 711, Tydorel 245, 293, 375, 376, deux points à la fin de Tydorel 173, et un guillemet fermant Doon 238. Remplacer un point par une virgule, Désiré 36. Corriger également Tydorel 21-23 (... chacier. E la raine esbanoier estoit en .1. vergier entree), 35-36 (son chief dina. E la roine s'esveilla, après les autres volt aler, ou corriger: Quant la roine...). Le guillemet fermant de Tydorel 464 doit être placé à la fin du v. 460. Dans Désiré, les vers 77 et 189 appartiennent à ce qui suit, non à ce qui précède.

Parfois l'éditeur corrige à tort la leçon du ms. : Graelent 95, Tydorel 217, Tyolet 604 (traîner
a trois syllabes).

Parfois la leçon du ms. est fautive et a été corrigée, mais pas selon la meilleure conjecture: Désiré 60 (plutôt: cume celui qu'il mut arriérent), 166 (plutôt: si e1e...), 263 (Quant il esteient repeiré), 764 (garder le présent); Tydorel 81 (ms.: trueve aresnié: attachié, maisaresné dérivé de resne, non de raison, ne rime pas en -ié, peut-être: trueve apareillié), 221 (plutôt: Tydorel firent lorseignor), 340 (plutôt a sonchevez); Doon 6 (garder le présent, peut-être: apelent icest lai Doon), 8 (qu'a).

Souvent, des leçons fautives ont été laissées dans le texte. Dans ces cas, la leçon d'un autre ms. peut être préférable: Graelent 80, 274, 286, 414, 596 (dans Graelent 721 var., luil doit être une faute pour luinz; avec cette correction, la leçon de S est préférable); Espine 49-50, 127-132, 341; souvent dans Désiré, par exemple 63 (ou bien: ke d'eus le poent departir), 103 {vert, graphie pour vair), 152 (ou bien: hantiez, impart".), 248 (s'en, cette leçon de S manque dans l'apparat), 265 (ou bien: en sa terre s'en est alez) 326 (enjuines doit être une faute pour

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jeûnes, la leçon de S, et cet exemple est à supprimer dans le FEW 4.685-6), 434 (ou bien: nés poent, comme au v. 63), 684 (od li). Dans d'autres cas, la leçon de l'autre ms. est également fautive, ou il n'y a pas d'autre ms.: Graelent 159-160; Désiré 64 (sil'enveient), 148 (apri(s)mee = aproismiee), 162 (sere(i)z, fut.), 404 (Eie le beise, atants'en vait; et i1...), 644 (peut-être: kejo vus oimis en covent), 657, 716 (ensemble od nus vus deduiez), 750 (vus en irrez); Tydorel 56 (la), 187-8,450 (enterciez); Tyolet 342 (il); Doon 22, 53 (parenz?, faute inverse Nabaret 29), 112 (ad un feu fait), 124 (que 'car'), 188 (dolente); Lecheor 4-5 (lacune entre ces vers), 79 (savez i vos nule a.), 116 et 53 +101 (ms.: les dames - les set, l'éd. corrige après G. Paris: huit dames-les set, autre conjecture possible: les dames - les autres); Nabaret 12-14,20,21,29. On peut louer l'éditeur de préférer des leçons fautives, mais provenant des mss, à des conjectures incertaines: n'empêche que les fautes auraient dû être signalées et discutées.

Ce qui avant tout aurait dû être signalé et risque d'égarer les lecteurs de cette édition, ce sont les interpolations probables ou possibles, surtout dans le ms. S, qu'on peut conclure notamment par des rimes aberrantes (par exemple, des imparfaits de types différents, voir plus haut) et par l'absence de vers dans la traduction norroise (les indications portant sur celle-ci sont incomplètes et parfois erronées). La plus importante en est Graelent 81-106 (au v. 80, il faut suivre le ms. S), vers qui manquent dans la traduction et qui ont certainement été interpolés dans une copie d'où sont issues les deux copies conservées. Mais il y en a d'autres: Graelent 35-38 et 59-62, Guingamor 267-8 (?), Désiré 541-2, Tydorel 17-18, 205-6 ou 205-8, 426-7 ou 427-8, Tyolet 3-6 (?), 19-22 ou 15-22 ou même 9-22, 25-34 (?), 83-4, 115-8 et autour de 329 (peut-être: Atant es vos une pucele, une orgueilleuse damoisele, sor.l. blanc palefroi seoit, .1. blanc brachet tries soi avoit. Tot a cheval en est venue...), Doon 42-46 et 48 (lire: plusor se mistrent en essai par les chemins qu'errer dévoient. De teus i ot qui parvenaient; qantill estoient descendu...). On aurait tort d'attribuer sans réserve ces passages à l'auteur et d'en tirer des conclusions, comme on le fait parfois.

La présente édition n'est pas définitive, mais en attendant, les amateurs de la littérature médiévale sauront gré à Madame Tobin d'avoir si largement facilité l'étude des lais en nous offrant les textes en un seul volume et en recueillant des matériaux sur l'histoire de leurs motifs. Ces matériaux garderont toute leur utilité même après que l'édition proprement dite aura été supplantée par une autre.

Ârhus