Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

Jonna Kjaer: Brisebare: Le Plait de l'Evesque et de Droit, Edition critique du manuscrit ancien fonds royal n° 2061-4° de la Bibliothèque royale de Copenhague. Etudes Romanes 10. Copenhague, Akademisk Forlag, 1977. 130 pp.

Povl Skårup

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Il n'y a pas longtemps, on ne connaissait guère, Brisebarre, le poète picard de la première
moitié du XIVe siècle, que par le chapitre, d'ailleurs excellent, qu'A. Thomas lui avait consacré
dans Histoire littéraire de la France, XXXVI, 1 (1923) 35-66. Avant cette date, on ne connaissaitde

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saitdelui que trois petits poèmes publiés en 1896 par A. Salmón (celui-ci leur attribuait la date de 1355, mais sans raisons suffisantes). En 1966, son Restor du paon fut publié par Richard J. Carey, et voici l'édition princeps de son Plait de l'Evesque et de Droit, établie par Mlle Jonna Kjaer, qui en avait annoncé la sortie dans une présentation parue dans Revue Romane X (1975) 328-334. Des œuvres attribuées à Brisebarre, il ne reste à publier que I'Escole de Foy, le Trésor Nostre Dame et un serventois, «S'Amours n'estoit plus poissant que Nature, no foy seroit legiere a condempner» (on ne saurait identifier avec certitude le serventois fait par Brisebarre avec l'un des quatre ou cinq poèmes connus qui commencent par les deux vers cités ou du moins par le premier; aux mss cités par Mlle Kjaer, ajouter Arras, Bibl. mun. 897, fol. 136d-137a, où se lisent deux de ces serventois, d'après E. Langlois, Les manuscrits du Roman de la Rose, 1910, p. 111; une analyse du poème a été faite par J. Morawski en 1924, d'après A. Thomas, p. 646).

On ne sait rien sur la vie du poète. Il n'est même pas exclu que le Restor, le Plait et les poèmes pieux ne soient pas du même auteur, mais les attribuer à deux ou même à trois poètes différents serait peut-être faire preuve d'un scepticisme exagéré (A. Thomas, p. 37). Il était originaire de Douai, et la langue de ses poèmes est picarde. On peut probablement l'identifier avec un poète du même nom qui était actif à Paris en 1319. L'éditeur du/Va/i l'identifie également avec un Brisebarre qui était procureur du roi à Rouen, où il signait des quittances en 1353 (n0n1355) et en 1366, mais il vaut mieux penser avec A. Thomas que le poète est mort avant 1340.

Le Plait est un procès intenté par le droit personnifié contre un évêque. Celui-ci a obtenu sa dignité sans Droit, qui veut la lui faire perdre. Devant la cour, qui est constituée par le pape et ses cardinaux, l'évêque est assisté par Mensonge et d'autres vices, Droit par Vérité et d'autres vertus. Nous ne saurons pas si Droit pourra «au jugement aler et comme juges demorer», ni si l'évêque perdra sa dignité, parce que Brisebarre se réveille: tout n'était qu'un songe. - Dans son analyse littéraire, l'éditeur pense que Droit représente Dieu et que l'évêque représente l'Homme qui se détourne de Dieu; cette interprétation ne m'a pas convaincu.

On connaît deux versions du Plait, chacune conservée dans un seul ms., une version originale dite A et une version interpolée dite B. L'éditeur pense que B représente une tradition contaminée de membres de plusieurs familles de mss, parce qu'il y a dans B des répétitions de certains passages qui ne se trouve pas dans A. Certes, il est possible qu'il ait existé d'autres versions que les deux qui nous sont conservées, mais l'argument allégué ne me semble pas suffire pour le prouver.

L'édition contient la version A avec les variantes de B pour les vers communs aux deux mss (il n'y a que 37 vers de A qui ne se retrouvent pas dans B), mais sans les interpolations de B. On peut regretter que la version B reste inédite, et on peut penser qu'il serait plus économique de publier B en même temps que A, puisqu'une édition de B devra de toute façon contenir également la version A, ou du moins la première moitié de celle-ci pour compenser la perte de plusieurs feuilles appartenant au début du ms. B. J'approuve pourtant la décision de Mlle Kjaer, parce que les deux versions sont très différentes, non seulement par l'étendue des interpolations de la version B, qui rendent la partie conservée de celle-ci sept fois plus longue que la partie correspondante de la version A, mais également, selon Mlle Kjaer, par leur esprit: la version B «diffère de l'autre par la verve, l'humour et surtout par la satire souvent explicite des institutions juridiques et ecclésiastiques» (p. 21), de sorte qu'on pourrait presque y voir deux textes différents plutôt que deux versions du même texte.

Mlle Kjaer aeu l'excellente idée de publier des photographies du ms. et de permettre ainsi le
contrôle de son texte. Elle a bien lu le ms., sauf aux vers 303 l'aveu et 533 dive. Elle a bien

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corrigé les fautes évidentes du ms., à très peu d'exceptions près: elle rectifie de façon erronée 526 coadjuteurs, 577 sai (variante de ça 'ici') et 637 (excuminïet a cinq syllabes), et elle oublie d'apporter des corrections aux vers 352 avocation et 995: le terriiens du ms. A et de l'édition doit être une faute de copiste pour detriiés (ainsi dans B, cp. A, v. 38) ou pour un synonyme de ce mot, peut-être termiés, participe de term(o)iier. Au v. 61 lire entort plutôt que en tort. Le v. 462 n'appartient pas au vers précédent, mais au vers suivant. — En somme donc, le texte de l'édition est presque aussi bon que le permet le ms.

Les aspects juridiques du texte sont bien expliqués dans les notes. Mais même avec ces explications et le glossaire, il reste des passages obscurs, dont j'avoue que le sens m'échappe, et pour lesquels l'éditeur aurait dû aider ses lecteurs. - Les fautes du glossaire sont peu nombreuses: Souffisance 166 n'est pas 'désintéressement', mais 'modération (dans ses désirs)'. Mangerie 189 n'est pas 'blanchissement', mais 'flatterie, tromperie' (dérivé non de blanchir, mais deblangier). Empaïcier n'est pas 'chasser', mais 'empêcher'. Conviers etpapelart 878 ne désignent pas des qualités, mais des hommes; cela vaut sans doute également pour qualart 877, mot queje n'arrive pas à identifier. En tant comme ore 994 signifie plutôt 'entre-temps, pour le moment' que 'aussi bien qu'avant'.

Ces objections sont peu importantes. L'édition est vraiment très bonne, et il faut savoir gré à
MUe Kjaer de l'avoir faite avec tant de soin. On peut espérer qu'elle nous donnera également
l'édition princeps des œuvres restées inédites de Brisebarre.

Ârhus