Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

Une phrase / un récit : Le jeu du feu dans La fille aux yeux d'or de Balzac

par

Juliette Frølich

L'ouverture de La fille aux yeux d'or déconcerte les critiques. Ce vaste tableau de Paris soulève le problème de l'unité du texte: l'aperçu des différentes classes sociales formant les cercles de «l'enfer» parisien semble vouloir constituer un morceau à part et refuser toute fusion avec le récit de l'amour et de la mort de Paquita Valdès. Il semble aussi faire fi de toute bien/malveillance des critiques occupés de s'expliquer, à partir de différentes théories, la raison de son être-là, comme préambule du récit.

Faut-il donc sortir d'une analyse textuelle rigoureuse et avoir recours à quelque postulat idéologique «hors-texte» pour ne pas intégrerl ou intégrertantbien que mal2 les pages d'ouverture dans l'ensemble du texte? Ou bien peut-on tout simplement ranger le récit comme tel dans le casier «textes disparates» comme le fait P. Barbéris dans sa préface à La fille aux



1: Je songe ici à des analyses de P. Barbéris et surtout à la préface de La fille aux yeux d'or dans la collection: Erotisme et société.

2: II faut ici mentionner l'étude de Nicole Mozet: Les prolétaires dans La fille aux yeux d'or, in L'Année balzacienne, 1974, pp. 91-119 et l'étude de Leyla Perrone-Moisés, «Le récit euphémique», in Poétique, n° 17, 1974. Il me semble éclaircissant de relever de ces deux études critiques quelques passages qui font apparaître le parti pris idéologique. Nicole Mozet écrit dans son étude (p. 93): «(...) La FYO ne fait que poser, comme n'importe quel roman réaliste, le problème des rapports du sociologique et du romanesque, du statique et de l'individuel. Le seul problème est d'expliquer pourquoi cet écart y est senti comme plus important que dans un autre roman. Quel est donc le processus idéologique qui classe d'emblée les ouvriers dans la catégorie du sociologique et les lesbiennes dans celle du romanesque?» Selon Mozet, le découpage du récit serait celui d'une partie sociologique (le tableau de Paris) et d'une partie romanesque (l'histoire de Paquita). Voici la conclusion de cette analyse: «Au terme de cette analyse, comme nous répugnons pareillement à manier l'anathème et la bénédiction, nous ne déciderons pas s'il faut coller sur La FYO l'étiquette de «révolutionnaire» ou celle de «réactionnaire». Nous avons seulement essayé de montrer que l'idéologie d'un texte est faite à la fois de ce qui est dit, de ce qui n'est pas dit, mais aussi de ce qui est dit ailleurs - hors du texte parfois, mais surtout ailleurs dans le texte. L'importance de ces glissements permet de mesurer le poids de la censure: sujetstabous que la condition ouvrière ou l'homosexualité féminine. Tout se passe comme si Balzac, dans l'impossibilité où il se trouvait de développer un discours complet et cohérent sur l'un ou l'autre sujet, avait choisi de parler à la fois et en même temps des lesbiennes et des ouvriers. (...) Il y a bel et bien deux parties dans La FYO: leur juxtaposition, qui produit toute une série de déplacements du sens, modifie profondément la portée de chacune d'elles.» (pp. 110-111) Dans l'étude de Leyla Perrone-Moisés, un seul passage touche de manière explicite au problème de l'unité du récit. Le voici: «La nouvelle a une composition hiérarchique et autoritaire: il s'agit d'un exposé professoral (le prologue) suivi d'une illustration (le récit). L'énonciation du prologue est persuasive et même franchement dictatorale: «Donc le mouvement exorbitant des prolétaires, donc la dépravation des intérêts qui broient les deux bourgeoisies, donc les cruautés de la pensée artiste, et les excès du plaisir incessamment cherché par les grands, expliquent la laideur normale de la physionomie parisienne.» La conclusion est irréfutable: «Quod erat demonstrandum, ce qui était à démontrer, s'il est permis d'appliquer les formules de la scolastique à la science des mœurs.» L'énonciation du récit, par contre, se veut neutre, puisqu'elle présuppose l'acceptation des vérités définitives du prologue. Or, le récit échappera de façon surprenante à son rôle passif d'illustration. Tandis que le prologue ne propose qu'une distribution plus raisonnable de l'or, et une quête moins effrénée du plaisir de la part des grands, le récit nous montre que le corps social est malade à mort. Les «fantaisies» de l'aristocratie s'y trouvent entièrement soumises aux prolétaires et aux colonisés, dont ils doivent acheter le corps et le silence. (...) Et finalement, le dévoilement du secret honteux de l'aristocratie, exercé par un bourgeois (le romancier) au profit d'autres bourgeois (les lecteurs), grâce au procédé élitisant de l'euphémisme, a un effet à vrai dire démocratisant.» (pp. 36/37)

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yeux d'or? 3 Il me semble, au contraire, que le texte intégral de ce récit balzacien témoigne d'une cohérence thématique et textuelle indiscutable, y compris le tableau de Paris. M. Laugaa souligne la fonction évidente du tableau d'ouverture lorsqu'il constate: «Ce tableau de Paris, sur lequel ouvre le récit, englobe le récit adjacent, en tant qu'il énonce les règles d'une société dont cette aventure est une exception réglée par le système.»4 L'investigation de ce critique reste pourtant à la surface du texte et je partage l'avis exprimé par Geneviève Delattre: «II est important, si l'on ne peut pas isoler du reste de l'œuvre, comme on le fait souvent, la fantastique vision sur laquelle ouvre le récit, de comprendre qu'il s'agit là de bien autre chose qu'une analyse sociale exprimée en termes poétiques.» Cet «autre chose» est, selon G. Delattre, une vaste illustration du «perpétuel recommencementdel'élan vital, perpétuelle usure de l'énergie vitale, tournoiementdel'homme sur lui-même sous la poussée contradictoire de ses



2: II faut ici mentionner l'étude de Nicole Mozet: Les prolétaires dans La fille aux yeux d'or, in L'Année balzacienne, 1974, pp. 91-119 et l'étude de Leyla Perrone-Moisés, «Le récit euphémique», in Poétique, n° 17, 1974. Il me semble éclaircissant de relever de ces deux études critiques quelques passages qui font apparaître le parti pris idéologique. Nicole Mozet écrit dans son étude (p. 93): «(...) La FYO ne fait que poser, comme n'importe quel roman réaliste, le problème des rapports du sociologique et du romanesque, du statique et de l'individuel. Le seul problème est d'expliquer pourquoi cet écart y est senti comme plus important que dans un autre roman. Quel est donc le processus idéologique qui classe d'emblée les ouvriers dans la catégorie du sociologique et les lesbiennes dans celle du romanesque?» Selon Mozet, le découpage du récit serait celui d'une partie sociologique (le tableau de Paris) et d'une partie romanesque (l'histoire de Paquita). Voici la conclusion de cette analyse: «Au terme de cette analyse, comme nous répugnons pareillement à manier l'anathème et la bénédiction, nous ne déciderons pas s'il faut coller sur La FYO l'étiquette de «révolutionnaire» ou celle de «réactionnaire». Nous avons seulement essayé de montrer que l'idéologie d'un texte est faite à la fois de ce qui est dit, de ce qui n'est pas dit, mais aussi de ce qui est dit ailleurs - hors du texte parfois, mais surtout ailleurs dans le texte. L'importance de ces glissements permet de mesurer le poids de la censure: sujetstabous que la condition ouvrière ou l'homosexualité féminine. Tout se passe comme si Balzac, dans l'impossibilité où il se trouvait de développer un discours complet et cohérent sur l'un ou l'autre sujet, avait choisi de parler à la fois et en même temps des lesbiennes et des ouvriers. (...) Il y a bel et bien deux parties dans La FYO: leur juxtaposition, qui produit toute une série de déplacements du sens, modifie profondément la portée de chacune d'elles.» (pp. 110-111) Dans l'étude de Leyla Perrone-Moisés, un seul passage touche de manière explicite au problème de l'unité du récit. Le voici: «La nouvelle a une composition hiérarchique et autoritaire: il s'agit d'un exposé professoral (le prologue) suivi d'une illustration (le récit). L'énonciation du prologue est persuasive et même franchement dictatorale: «Donc le mouvement exorbitant des prolétaires, donc la dépravation des intérêts qui broient les deux bourgeoisies, donc les cruautés de la pensée artiste, et les excès du plaisir incessamment cherché par les grands, expliquent la laideur normale de la physionomie parisienne.» La conclusion est irréfutable: «Quod erat demonstrandum, ce qui était à démontrer, s'il est permis d'appliquer les formules de la scolastique à la science des mœurs.» L'énonciation du récit, par contre, se veut neutre, puisqu'elle présuppose l'acceptation des vérités définitives du prologue. Or, le récit échappera de façon surprenante à son rôle passif d'illustration. Tandis que le prologue ne propose qu'une distribution plus raisonnable de l'or, et une quête moins effrénée du plaisir de la part des grands, le récit nous montre que le corps social est malade à mort. Les «fantaisies» de l'aristocratie s'y trouvent entièrement soumises aux prolétaires et aux colonisés, dont ils doivent acheter le corps et le silence. (...) Et finalement, le dévoilement du secret honteux de l'aristocratie, exercé par un bourgeois (le romancier) au profit d'autres bourgeois (les lecteurs), grâce au procédé élitisant de l'euphémisme, a un effet à vrai dire démocratisant.» (pp. 36/37)

3: Ed. Livre de Poche, p. 215.

4: Maurice Laugaa, L'effet «Fille aux yeux d'or,» in Littérature, décembre 1975, pp. 62-80. Pour la cit. cf. p. 64.

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désirs»s. G. Delattre insiste sur la réflexion métaphysique qui nourrit le tableau de Paris. Ces pages seraient ainsi conçues comme le cadre à l'intérieurduquelse profilera le récit proprement dit. Celui-ci, à son tour, serait l'illustration, par un cas particulier, de l'image développée au début, l'imagedel'enfer de l'homme. Comme le constate le critique, «Le cadre existe avant le personnage, et celui-ci ne fait que le résumer, le personnifier.»6

Je choisis, pour ma part, de poursuivre à travers le texte intégral du récit le jeu textuel qui, dès les premières pages, structure la réflexion métaphysique. Ce jeu textuel me semble prendre son point de départ dans une seule phrase relevée au deuxième paragraphe du tableau de Paris. Dans cette phrase se voit condensé le mouvement alternant d'une montée et d'une retombée qui commande à l'articulation diégétique du récit. S'y voit aussi condensée une thématique structurante, que j'appelle le jeu du feu et qui organise l'articulation narrative du récit. Tout d'abord je me propose de montrer que l'histoire de Paquita et de de Marsay s'articule selon la modulation sémantique de cette phrase. Ensuite, il faudra re-situer la phrase, provisoirement isolée, dans son contexte immédiat, le tableau de Paris. Dans une démarche suivante il faudra re-situer le drame passionnel dans le contexte où Balzac a voulu l'inscrire: le tableau de Paris. Par une analyse de texte immanente, j'espère ainsi rendre visible la cohérence interne de La fille aux yeux d'or.

Or, voici la phrase:

«Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s'évapore, s'éteint, se
rallume, étincelle, pétille et se consume.»7

Une représentation graphique montre clairement que la phrase se module
selon la courbe suivante:


DIVL990


5: Geneviève Delattre, De «Séraphita» à «La fille aux yeux d'or», in L'Année balzacienne, 1970, pp. 183/226. Pour la cit. cf. p. 188.

6: ibid., p. 193.

7: Les références renvoient à l'édition de La fille aux yeux d'or en Livre de poche, 1972. La phrase en question, ibid., p. 240.

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L'articulation sémantique de la phrase décrit les phases que parcourt un feu, un incendie, à partir du moment où il se déclenche jusqu'au moment de la combustion, en passant par une phase où la flamme qui risquait de s'éteindre rejaillit des cendres: jaillissement —» mort provisoire —> rejaillissement —> mort finale. Il est utile d'établir la liste de ces diverses significations afin de déterminer de manière rigoureuse les deux champs sémantiques circonscrits. (Nous avons choisi les définitions données par Le petit Robert):


DIVL992

On constate alors que les verbes se rapportent au domaine du feu/incendie par leurs sens propres et au domaine du feu/passion par leurs significations figurées. Leur domaine conceptuel est le jeu du feu sous ses aspects de production de chaleur et de lumière et ses aspects de combustion. Leur domaine psychologique est le jeu du désir et de la passion, jeu souvent concrétisé par le langage du regard. S'établit ainsi un rapport métaphorique feu/passion qui restera sensible tout le long du récit.

L'articulation diégétique: la phrase / le récit d'une passion

Ce qui frappe dans le récit de la passion de la fille aux yeux d'or, c'est que
cette histoire s'articule selon des éléments textuels qui sont synonymes
sinon identiques avec ceux qui profilent la phrase précédemment analysée,

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que la courbe diégétique du récit reprend la courbe sémantique de la phrase. Et, tout au long de ce récit, ce sont les yeux d'or de Paquita qui traduisent le jeu du feu de la passion par un langage de feu. Voici d'abord le portrait de la fille aux yeux d'or:

Elle appartient à cette race féminine que les Romains nommaient fulva, flava, la femme de feu. Et d'abord, ce qui m'a le plus frappé, ce dont je suis encore épris, ce sont deux yeux jaunes comme ceux des tigres; un jaune d'or qui brille, de l'or vivant, de l'or qui pense, de l'or qui aime et veut absolument venir dans votre gousset!B

C'est donc sous l'aspect de «la femme de feu» que Paquita surgit dans le champ de vision de de Marsay. La désignation «femme de feu» la situe d'emblée dans un domaine quasi mythologique, semblable à celui d'où viennent Les filles du Feu de Nerval. Conquérir cette femme signifie alors beaucoup plus qu'une simple conquête sexuelle; conquérir cette femme, c'est en quelque sorte conquérir le feu. Dans l'imagination de de Marsay, l'image de Paquita se gonfle jusqu'à devenir identique au foyer de toute chaleur, de toute lumière: «femme de feu», elle est femme-soleil:

II s'affola sérieusement de ces yeux dont les rayons semblaient avoir la nature de ceux
que lance le soleil et dont l'ardeur résumait celle de ce corps parfait où tout était
volupté. De Marsay brûlait de frôler la robe de cette séduisante fi11e...9

Ce passage souligne un trait important du pouvoir des yeux d'or. Ces yeux ne sont pas simplement surface brillante qui ne fait que réfléchir une lumière vive; ils constituent, au contraire, une source lumineuse, un foyer vivant et ardent, et qui produit une lumière ardente. Les yeux d'or de Paquita sont les yeux du feu, les yeux de la passion. Dans son regard d'or il y a interférence or - plaisir. En tant que producteurs de feu, les yeux de Paquita constituent un élément dynamique sur la courbe diégétique du récit. Le jeu du feu qui émane de ces yeux à la manière d'un miroir ardent, règle et conduit le jeu de la passion qui s'empare de de Marsay. Tout se passe comme si, enflammé par le jeu du feu, le langage du regard de la fille aux yeux d'or communiquait le feu à de Marsay et décidait de la texture de ce récit d'une passion.

Suivons ce jeu de la passion à partir du premier rendez-vous jusqu'au dernier et essayons d'en marquer les différentes phases à l'aide des verbes qui s'échelonnaient le long de la phrase que nous avons relevée comme phrase structurante du récit.



8: ibid., p. 273.

9: ibid., p. 285.

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Le premier rendez-vous a lieu dans le salon sordide d'une maison mystérieuse. Le texte nous apprend qu'il y a dans ce salon «une cheminée qui fumait, et dont le feu était enterré dans les cendres»lo. Ce feu enterré (= «tout fume») est comme la concrétisation de l'état d'âme de de Marsay à ce moment spécifique de la diégèse: «son esprit est comme engourdi sous la glaciale compression de ses désirs»ll. Le feu qui fume attend pour brûler «la communication d'une étincelle»l2. Et Paquita est là, dans ce salon sordide, et elle y est «libre de jeter ses regards d'or et de flamme»l3: «ses yeux étaient tout joie, tout bonheur, et il s'en échappait des étincelles»l4. Lorsque «tout brûle» en de Marsay, «tout brille»; sous l'effet du jeu de feu, le décor se métamorphose: «le salon s'illumina»ls. Et voici que de Marsay sent bouillonner en lui une passion enragée: «II fut affolé par l'infini rendu palpable et transporté dans les plus excessives jouissances de la créature. (...) L'admiration de de Marsay devint une rage secrète ...»16. Enfin l'incendie éclate ouvertement, violemment. Le baiser d'adieu et de promesse que lui donne Paquita «leur donna de tels vertiges à tous deux, que de Marsay crut que la terre s'ouvrait»l7.

Quelques instants après, Henri se retrouve seul sur le boulevard des
Italiens. La scène d'amour lui apparaît alors sous le signe d'un rêve qui
s'évapore:

Cette scène fut comme un songe pour de Marsay, mais un de ces songes qui, tout en
s'évanouissant, laissent dans l'âme un sentiment de volupté surnaturelle, après laquelle
un homme court pendant le reste de sa vie. Un seul baiser avait suffilB.

C'est pendant le trajet dans la voiture mystérieuse qui doit l'emmener une deuxième fois chez la fille aux yeux d'or que la passion de de Marsay risque de s'éteindre. Ayant dû se soumettre aux volontés de Christemio, notre héros est plein de fureur et se livre à «des idées de vengeance»l9. Mais la vue de sa Belle dans cette chambre féerique «construite pour l'amour»2o rallume sa passion:



10: ibid., p. 292.

11: ibid., p. 293.

12: ibid.

13: ibid., p. 292.

14: ibid., p. 294.

15: ibid., p. 295.

16: ibid., p. 297.

17: ibid., p. 299.

18: ibid.

19: ibid., p. 303.

20: ibid., p. 306.

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En apercevant, au milieu de ce réduit éclos par la baguette d'une fée, le chef-d'œuvre de la création, cette fille dont le teint chaudement coloré, dont la peau douce, mais légèrement dorée par les reflets du rouge et par l'effusion de je ne sais quelle vapeur d'amour étincelait comme si elle eût réfléchi les rayons des lumières et des couleurs, sa colère, ses désirs de vengeance, sa vanité blessée, tout tomba2l.

Le récit de la nuit d'amour et de ses délires apparaît ensuite comme une
illustration exubérante du champ sémantique de notre phrase: «tout
brûle», «tout brille», «tout bouillonne», «tout flambe»:

Tout ce que la volupté la plus raffinée a de plus savant, tout ce que pouvait connaître Henri de cette poésie des sens que l'on nomme l'amour, fut dépassé par les trésors que déroula cette fille dont les yeux jaillissants ne mentaient à aucune des promesses qu'ils faisaient. Ce fut un poème oriental, où rayonnait le soleil que Saadi, Hafiz ont mis dans leurs bondissantes strophes22.

Or, au sommet de son extase, voici que la fille aux yeux d'or tombe dans un abîme: «Morte! dit-elle, je suis morte!»23 Sur la trame de l'action, cet anéantissement momentané préfigure évidemment l'aboutissement du drame. Il importe, cependant, de distinguer les causes de cette mort provisoire,parce qu'elles rendent visible la différence fondamentale entre la passion de Paquita et celle de de Marsay. Or, le texte dit clairement que l'anéantissement de Paquita est causé par l'expérience de joies sexuelles inconnues, d'un bonheur non encore éprouvé, d'une «extase pleine de confusion»24 qui la jette dans un état de «stupeur»2s. L'anéantissement éprouvé est celui d'un étonnement profond devant la révélation d'émotions inconnues. J'insiste là-dessus, parce que le terme «stupeur» réapparaîtra dans le contexte de Marsay, alors sous forme d'adverbe. Ayant quitté la fille aux yeux d'or, «il se trouva sur le boulevard Montmartre au petit jour, regarda stupidement l'équipage qui s'enfuyait, tira deux cigares de sa p0che... »26 Mais, loin d'être frappé d'étonnement, de Marsay éprouve tout simplement l'engourdissement qui suit les excès de ses sens. Paquita sentait la vie s'éteindre: chez de Marsay s'éteint la passion. Et Balzac de commentercet état d'anéantissement des sens dans lequel tombe l'homme «gorgé de plaisir»: «II se rencontre en l'homme qui vient de se gorger de plaisir une pente à l'oubli, je ne sais quelle ingratitude, un désir de liberté, une fantaisie



21: ibid., pp. 305-306.

22: ibid., p. 309.

23: ibid

24: ibid

25: ibid.

26: ibid., p. 311.

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d'aller se promener, une teinte de mépris et peut-être de dégoût pour son
idole, il se rencontre enfin d'inexplicables sentiments qui le rendent infâme
et ignoble.»27

Arrive néanmoins un instant, pendant la deuxième nuit d'amour, où le feu de la passion semble pouvoir métamorphoser en chaleur généreuse, en don de soi, la passion égoïste de cet homme cynique, uniquement affamé de volupté. Mais le nom féminin prononcé par Paquita suffit pour réenfouir cet instant dans un passé révolu: le «tout flambe» de la phrase structurante fait place à un «tout avait flambé». Voici les deux passages clés de cette scène cruciale:

Ses nerfs se détendirent, sa froideur se fondit dans l'atmosphère de cette âme brûlante,
ses doctrines tranchantes s'envolèrent, et le bonheur lui colora son existence comme
l'était ce boudoir blanc et rose2B.

L'espérance, l'amour et tous les sentiments s'étaient exaltés chez lui, tout avait flambé
dans son cœur et dans son intelligence; puis ces flambeaux, allumés pour éclairer sa vie,
avaient été soufflés par un vent froid29.

A partir de cette scène, de Marsay n'est plus protagoniste du jeu du feu. En simple spectateur, il assiste à ce jeu qui maintenant est sous le signe, non plus de la lumière, mais de la brûlure, non plus du ciel, mais de l'enfer. En ce qui concerne Paquita, être «femme de feu» n'est plus, à partir de cette scène, être foyer lumineux, chaleureux qui, semblable au soleil, donne la vie; être «femme de feu», c'est maintenant suivre la courbe d'une phrase qui énonce la combustion, la destruction de soi dans le feu. Au cours du récit, le langage des yeux avait pour fonction de concrétiser cette courbe. Au moment du combat mortel, c'est le corps de Paquita qui, dans un dernier effort pour sauver sa vie, retrace encore une fois le mouvement de montée et de retombée qui fait la loi du jeu du feu: des traces de son passage se distinguent sur le divan, le long des murs, - «elle devait avoir essayé d'escalader le plafond»3o. Lorsqu'Henri survient, elle gît par terre et ses yeux d'or sont devenus des «yeux pâles»3l.

L'articulation narrative: Le jeu du feu / le jeu du texte

L'histoire de l'amour et de la mort de Paquita s'articule selon la représentationgraphique



27: ibid., p. 301.

28: ibid., pp. 321-322.

29: ibid., p. 325.

30: ibid., p. 329.

31: ibid., p. 328.

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tiongraphiquede la phrase structurante, courbe à double sommet et à double chute, graphisme en dents de scie, où les pointes peuvent encore s'assimiler à des «montagnes». L'aspect de cette courbe nous amène à re-situer la phrase qui structure la diégèse dans son contexte immédiat. Or, ce contexte est en premier lieu celui d'un volcan, d'une «montagne de feu». Voici la phrase dans son contexte:

(...) car ce n'est pas seulement par plaisanterie que Paris a été nommé un enfer. Tenez ce mot pour vrai. Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s'évapore, s'éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume. Jamais vie en aucun pays ne fut plus ardente, ni plus cuisante. Cette nature sociale toujours en fusion semble se dire après chaque œuvre finie: - A une autre! comme se le dit la nature elle-même. Comme la nature, cette nature sociale s'occupe d'insectes, de fleurs d'un jour, de bagatelles, d'éphémères, et jette aussi feu et flamme par son éternel cratère.32

Le Paris du tableau de Paris est, comme on le sait, divisé en différents cercles qui, à la manière de l'enfer dantesque, forment une spirale. Or, ce lieu de la damnation, le récit balzacien le concrétise par des éléments textuels appartenant à un champ thématique «volcan en éruption»: la phrase «jeu du feu» - les adjectifs «ardent» et «cuisant» - la précision explicite de la «nature sociale toujours en fusion» qui «jette aussi feu et flamme par son éternel cratère». Notons aussi que l'image d'un volcan en éruption accentue le mouvement dramatique de la phrase structurante: du fond de la montagne où se déploie une activité bouillonnante, infernale, sont projetées des matières brûlantes en fusion qui se rabattent au dehors ou bien retombent dans le cratère en feu. Notons aussi que le volcan est une sorte de four où a lieu un formidable déchaînement d'énergie, de chaleur, de sorte que le jeu du feu y est proprement mortel. Puis, passons au texte intégral du tableau de Paris et relevons, dans ce texte, des éléments de nature à être intégrés dans le champ thématique «volcan en éruption».

Si Paris est un volcan, il s'ensuit un peu plus loin dans le texte que la masse
des ouvriers, «la partie agissante de Paris»33 constitue la masse de matière
en fusion qui s'agite sous la forte pression de la chaleur volcanique:

Elle se livre à des mouvements qui la font se gauchir, se grossir, maigrir, pâlir, jaillir en
mille jets de volonté créatrice. Puis son plaisir, son repos est une lassante débauche.34

L'articulation de cette phrase épouse de nouveau la courbe d'un mouvementde
montée effrénée, suivie d'une retombée, mouvement qui cette



32: ibid., p. 240.

33: ibid., p. 242.

34: ibid.

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fois-ci illustre les élans avortés de «volonté créatrice». Quelques lignes plus loin, le champ métonymique «montagne de feu» acquiert un aspect mythologique:c'est Vulcain, Dieu du Feu et des Travaux des Métaux, qui est Roi dans ce domaine:

Ces hommes, nés sans doute pour être beaux, (...) se sont enrégimentés, dès l'enfance, sous le commandement de la force, sous le règne du marteau, des cisailles, de la filature, et se sont promptement vulcanisés. Vulcain, avec sa laideur et sa force, n'est-il pas l'emblème de cette laide et forte nation, sublime d'intelligence mécanique, patiente à ses heures, terrible un jour par siècle, inflammable comme la poudre, et préparée à l'incendie révolutionnaire par l'eau-de-vie, enfin assez spirituelle pour prendre feu sur un mot captieux qui signifie toujours pour elle: or et plaisir.3s

L'élément textuel qui retient notre attention, c'est «vulcanisés». Le sens immédiat en est évidemment «endurcis», la vulcanisation étant un procédé qui renforce la qualité du caoutchouc naturel. Mais le terme est aussi à voir en relation avec les éléments «incendiaires» proposés dans ce passage: «inflammable comme la poudre», «prendre feu», «l'incendie révolutionnaire»,relation textuelle établie par le procédé de la vulcanisation. Celui-ci consiste, en effet, à immerger le caoutchouc dans un bain de soufre fondu. On sait que le soufre est un minéral très inflammable. L'ancienne chimie le considérait même comme une condensation de la matière du feu. On sait également que le soufre est contenu dans le mélange de «feu et de flamme» produit au cours des éruptions volcaniques. Etre «vulcanisé» peut dès lors aussi signifier être «vulcanien». Et «vulcanien» à son tour signifie à la fois être vassal de Vulcain et appartenir à des types de volcans que la géologie appelle «vulcaniens» et dont la lave, très visqueuse et se figeant dans la cheminée du volcan, détermine les éruptions. S'intègre ainsi dans le champ métonymique «montagne de feu» la masse des ouvriers qui, à la manière d'une lave visqueuse, est «préparée à l'incendie révolutionnaire». La présencedans ce texte de soufre et de poudre explicite encore la présence de «l'eau-de-vie». L'alcool est ici considéré en premier lieu sous son aspect de liquide brûlant, inflammable. Nous empruntons à G. Bachelard et à sa Psychanalyse du Feu la définition de l'eau-de-vie: «L'eau-de-vie, c'est l'eau de feu. C'est une eau qui brûle la langue et qui s'enflamme à la moindre étincelle»36. Cette définition correspond à l'emploi de l'alcool comme élément du contexte «incendie», avec une seule mais importante restriction:chez Balzac, l'eau-de-vie ne brûle pas uniquement la langue, mais



35: ibid.

36: G. Bachelard, La psychanalyse du feu, coll. Idées, Gallimard, Paris 1973, p. 139

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consume l'organisme dans sa totalité. «Communion de la vie et du feu»37 pour Bachelard, elle est communion de la mort et du feu chez Balzac, car l'ouvrier meurt à trente ans, «l'estomac tanné par les doses progressives de son eau-de-vie»3B.

Dans le tableau consacré au premier cercle de la spirale de l'enfer parisien est intégré le portrait du petit mercier, «roi du mouvement parisien »39 et fameux «irréprochable cumulard»4o. Dans notre contexte, une autre caractéristique nous retient pourtant davantage. Le petit mercier, c'est «cette créature composée de salpêtre et de gaz »41. Les propriétés du gaz sont en quelque sorte voisines de celles du caoutchouc vulcanisé: expansibilité, élasticité, compressibilité. Employé en construction absolue, le terme «gaz» désigne le gaz de houille, gaz combustible, utilisable pour l'éclairage, le chauffage. La houille contient d'ailleurs deux autres matières inflammables que nous relevons dans le texte de La fille aux yeux d'or: ici, le soufre et, plus loin, la chaux. L'inflammabilité d'un corps qui produit de l'énergie calorifique par combustion est soulignée par l'autre composante du petit mercier, le salpêtre: ce mélange de nitrates prêtait autrefois son nom à une poudre de guerre, fabriquée avec du salpêtre, du soufre et du charbon de bois. Tout comme l'ouvrier, le petit mercier est matière explosive dans un foyer de feu.

L'articulation de la vie et l'articulation du texte sont ainsi, dans cette première sphère de la spirale infernale, modelées selon la courbe d'un mouvement qui entraîne les êtres, soulevés d'élans avortés, vers la destruction

A partir de la seconde sphère jusqu'au sommet de la spirale de l'or, la destruction est avant tout morale. Celle-ci dessine pourtant une courbe analogue, et la thématique structurante reste constante: il s'agit toujours d'un jeu de feu mortel. Voici deux passages qui précisent le nivellement physique par des allusions plus ou moins explicites à l'eau-de-vie = eau-de-feu-et-de-mort:

Seulement l'ouvrier meurt à l'hôpital, quand son dernier terme de rabougrissement
s'est opéré, tandis que le petit bourgeois persiste à vivre et vit, mais crétinisé42.



37: ibid.

38: La fille aux yeux d'or, p. 245.

39: ibid., p. 243.

40: ibid., p. 244.

41: ibid., p. 243.

42: ibid., p. 247.

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Les gens du monde ont de bonne heure fourbu leur nature. N'étant occupés qu'à se fabriquer de la joie, ils ont promptement abusé de leurs sens, comme l'ouvrier abuse de l'eau-de-vie. Le plaisir est comme certaines substances médicales: pour obtenir constamment les mêmes effets, il faut doubler les doses, et la mort ou l'abrutissement est contenu dans la dernière43.

Dans le passage consacré au troisième cercle, habité par les gens d'affaires, réapparaît de manière explicite le champ métonymique du «volcan». Les agitations de la lave dans un volcan en activité sont ici transposées dans l'espace physique de l'homme: le volcan Paris est un «ventre parisien»:

Dans ce troisième cercle social, espèce de ventre parisien, où se digèrent les intérêts de la ville et où ils se condensent sous la forme dite affaires, se remue et s'agite par un acre et fielleux mouvement intestinal, la foule des avoués, médecins, notaires, avocats, gens d'affaires, banquiers, gros commerçants, spéculateurs, magistrats44.

Ce passage contient aussi un foyer de feu violent, produit non plus naturel, comme le volcan, mais construit par les hommes eux-mêmes, la fournaise: «Ils se ratatinent presque tous dans la fournaise des affaires»4s. Déformation et rapetissement moral, tel est le sort des êtres partout dans ce Paris qui «jette aussi feu et flamme par son éternel cratère»46.

Les métaphores désignant Paris dans les pages d'ouverture de La fille aux yeux d'or sont les suivantes: «enfer» - «cratère qui jette feu et flamme» - «fournaise». Le foyer commun de ces métaphores est le jeu d'un feu violent et mortel. C'est ce jeu du feu qui rend le texte du tableau de Paris cohérent.

Nous pensons ainsi avoir montré la cohérence thématique et textuelle entre la phrase structurante relevée au début du tableau de Paris et le récit de l'amour et de la mort de la fille aux yeux d'or; nous pensons aussi avoir récupéré la plupart des éléments textuels qui, dans le tableau de Paris, se laissent regrouper dans un champ métonymique de nature «feu violent et destructeur», conférant ainsi une cohérence interne à ces pages d'ouverture. Il nous reste, cependant, à examiner, si les résultats obtenus jusqu'ici nous permettent de dégager, dans la texture intégrale de La fille aux yeux d'or, quelques points de repère marquant la cohérence du texte «d'un bout à l'autre».

Je me propose, dans cette dernière partie de mon enquête, de montrer



43: ibid., pp. 253/254.

44: ibid., p. 249.

45: ibid., p. 251.

46: ibid., p. 240.

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qu'une cohérence interne du texte se manifeste sur plusieurs plans du récit. Comme premier exemple, je distingue une cohérence entre deux protagonistes,Paris d'un côté, de l'autre la marquise de San Real. Cette cohérence s'établit dans le texte par l'emploi d'une métaphore puisée dans un même domaine: à la fois Paris et la marquise sont comparés à des navires. La comparaison Paris - bateau à vapeur est introduit comme conséquence logique à la suite d'une dernière apparition, dans le tableau de Paris, d'un foyer de combustion. Voici cette variante non encore nommée du jeu textuel /jeu du feu:

Cette ville ne peut donc pas être plus morale, ni plus cordiale, ni plus propre que ne l'est la chaudière motrice de ces magnifigues pyroscaphes que vous admirez fendant les ondes! Paris n'est-il pas un sublime vaisseau chargé d'intelligences? (...) Cette nef a bien son tangage et son roulis; mais elle sillonne le monde, y fait feu par les cent bouches de ses tribunes, laboure les mers scientifiques, y vogue à pleines voiles ...47

Or, voici comment Paul de Manerville glorifie devant de Marsay les attraits
de la marquise de San-Réal:

Une taille cambrée, la taille élancée d'une corvette construite pour faire la course, et
qui se rue sur le vaisseau marchand avec une impétuosité française, le mord et le coule
bas en deux temps.4B

Des deux côtés règne une même violence impétueuse: Paris-pyroscaphe conquiert le monde par le feu, la marquise-corvette se rue sur l'innocent bateau qui, par malchance, obstrue son passage. D'un côté comme de l'autre dominent la fierté, la force et la férocité. Paris-bateau à vapeur contient en son ventre cette chaudière dans laquelle est jeté sans pitié tout ce qui peut, par sa propre combustion, contribuer à fournir de l'énergie pour accélérer sa course victorieuse. De même, la marquise ne recule devant aucun crime lorsqu'elle se sent menacée dans son propre principe vital. Les deux protagonistes sont les animateurs d'un jeu de feu violent.

Une deuxième cohérence nous est fournie par la poursuite, à travers tout le récit, de la thématique l'or et I est le plaisir. Armature thématique du tableau de Paris, l'interférence or-plaisir prend corps vivant à plusieurs endroits du récit surtout lorsqu'il est question du regard de feu et de flamme de la fille aux yeux d'or. Par contre, l'or/passion devient or/valeur d'échange,la vie frémissante devient dur métal, toutes les fois qu'est mise en scène la mère de Paquita. Rien de plus naturel, dès lors, que le récit s'achève par



47: ibid., p. 255.

48: ibid., p. 274.

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un dernier jeu textuel du plaisir et de l'or. Le plaisir y atteint une sorte
d'apothéose dans les délires d'un meurtre passionnel. Voici le portrait de la
marquise enivrée, exaltée de passion:

La marquise avait les cheveux arrachés, elle était couverte de morsures, dont plusieurs saignaient, et sa robe déchirée la laissait voir à demi-nue, les seins égratinés. Elle était sublime ainsi. Sa tête vide et furieuse respirait l'odeur du sang. Sa bouche haletante restait entr'ouverte et ses narines ne suffisaient pas à ses aspirations.49

Quelques passages plus loin, la mère de Paquita entre en scène. Elle reste
impassible devant le cadavre de sa fille, tandis qu'un sac d'or la fait sourire
de plaisir. Sa passion, c'est le jeu.

Doit cependant être mis en relief une cohérence du texte moins visible au premier abord, mais hautement significative dans notre contexte. Au commencement de La fille aux yeux d'or, Paris nous est présenté comme un enfer, une sorte de cratère immense où règne un feu mortel. Or, à la fin du récit, voici que la chambre close, décor du crime passionnel, semble s'ouvrir et devenir une scène se situant au milieu d'un immense amphithéâtre, d'où «Paris entier» assiste au drame:

Elle ne vit pas Henri. D'abord, elle se savait trop bien seule pour craindre des témoins; puis elle était trop enivrée de sang chaud, trop animée par la lutte, trop exaltée pour apercevoir Paris entier, si Paris avait formé un cirque autour d'elle. Elle n'aurait pas senti la foudre. Elle n'avait pas entendu le dernier soupir de Paquita, et croyait qu'elle pouvait encore être écoutée par la morte.

- Meurs sans confession! lui disait-elle; va en enfer ...50

Ce passage relie la fin du récit à son début et situe le drame de Paquita explicitement dans le cadre instauré par le tableau de Paris. Plus encore, ce passage contient des éléments textuels susceptibles d'évoquer le tableau spécifique de Paris, voire celui d'un Paris-enfer, ensuite celui d'un Paris-enfer-volcan.L'énoncé «Va en enfer» se réfère évidemment à un contextefourni par la religion chrétienne: enfer = lieu de la damnation. Un autre détail textuel concrétise cependant cet enfer en enfer parisien, «la montagne de feu»: «Elle n'aurait pas senti la foudre». Cette phrase renvoie le lecteur au passage de l'ouverture qui évoquait Vulcain, le Dieu du feu, que l'iconographie représente de préférence dans ses forges en train de fabriquer les foudres de Jupiter. Du coup surgit autour de la chambre secrète l'enfer de feu et de flamme dans lequel s'agite et se consume la



49: ibid., p. 329.

50: ibid.

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masse de la population parisienne. La malédiction y est identique à celle que prononce la marquise: «Meurs, meurs, souffre mille morts»sl! Le lien entre le sort du Parisien et celui de Paquita est accentué encore par l'homonymiesouffre-soufre.

A côté de la montagne de feu, de la fournaise et de la chaudière, surgit alors sur la scène de La fille aux yeux d'or encore un foyer de combustion, le puits de chaux où s'anéantira le cadavre de la fille aux yeux d'or, puits «qui a été construit pour satisfaire la vengeance sans avoir à redouter celle de la justice, un puits plein de chaux qui s'allumerait pour te consumer sans qu'on retrouvât une parcelle de ton être».s2

Dans le champ métonymique constitué par le jeu du feu, ce dernier foyer de combustion occupe pourtant une place à part: il exerce une activité en quelque sorte stérile; il brûle sans produire ni chaleur vitale, ni énergie dynamique; le jeu du feu s'y suffit à lui-même. Les matières s'y annihilent; la chaux se les approprie et en efface la texture. Dans le puits de chaux ont atteint leur point-zéro une phrase, une histoire et un récit. Ainsi se consume le jeu du feu de La fille aux yeux d'or.

Juliette Frolich

Oslo

Résumé

«Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s'évapore, s'éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume.» En poursuivant le jeu textuel de cette phrase relevée au deuxième paragraphe du récit, cet exposé espère rendre visible la cohérence thématique et textuelle trop souvent méconnue de La fille aux yeux d'or.



51: ibid.

52: ibid., p. 307.