Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

A propos de: Linda Orr: Jules Michelet. Nature, History, and Language. Cornell University Press, Ithaca and London, 1976. XVI + 215 p.

Eric Eggli

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Le titre de cet ouvrage semble indiquer un contenu général et évident. Il s'agit en fait d'une étude fort avancée, serrée, d'une facture et d'une langue soignées, recherchées même, dont l'essentiel, sinon le «message», ne sera peut-être pas dans toutes ses parties, si l'on s'en tient aux résultats comptants et aux découvertes nouvelles, une surprise pour les initiés.

Mais il s'agit aussi, je crois, de la première tentative de mettre dans un livre relativement compact la «cohérence» micheletiste dont parlait Barthes il y a vingt-cinq ans, ou du moins une interprétation de celle-ci, où contradictions et ambivalences ne sont pas supprimées ou résolues, mais intégrées au sein d'une sorte de trinité dont les composantes sont la nature, l'histoire et le langage.

Vu l'écart qui demeure entre l'écriture de l'histoire et la science historique, un «historien» pourra s'y perdre. Quant aux «littéraires», ils n'ont guère l'habitude de s'occuper des «historiens», qui restent ainsi prisonniers de leur matière, comme les «naturalistes» d'ailleurs, et qui, pouvant rarement se mettre à jour, ont autant de peine à durer qu'eux, ou presque. Paradoxalement peut-être, les «historiens» font meilleur ménage avec la science que les «naturalistes», et n'ont pas l'air de suivre ceux-ci dans la voie d'une extinction relative, exprimée notamment dans le vieillissement du terme.

Michelet «naturaliste» a très vite été exécuté par la Science, la pseudo-science et le manque d'imagination. Michelet «historien» a duré un peu plus, mais les mêmes «autorités» ont fait ce qu'elles ont pu pour le disqualifier. Tout ne lui a pas été enlevé, cependant, et son «génie», sinon sa méthode, a toujours été respecté ou admiré.

Mais l'image du Michelet dont seules, ou presque, l'Histoire de France, première partie, et, à la toute grande rigueur, YHistoire de la Révolution sont, à divers titres, valables, demeure. Le reste est dans l'ensemble encore vu - et cela dans les manuels d'histoire littéraires les plus modernes - comme «hymne ou pamphlet» (Lagarde et Michard!) ou comme des «œuvres lyriques et descriptives» où Michelet cherche un «dérivatif» (Castex et Surer!).

Une très notable exception toutefois, dans cette littérature pédagogique ou de vulgarisation sérieuse: en 1945 déjà (!), V.-L. Saulnier («La littérature française du siècle romantique», PUF «Que sais-je?», pp. 56, 57) révèle des vues sinon plus précises du moins plus nuancées. Si dans ledit reste, écrit-il, Michelet «trahit un abus du symbolique», si son tableau de la Renaissance à la Révolution est «faux à force d'idées et de passions généreuses», il l'est «superbement», et il a «bien saisi l'esprit des époques ardentes, la Renaissance ou le XVIIIe! »; s'il s'est contredit, «c'est la contradiction d'un génie, qui sait pénétrer chaque fois dans l'âme des contemporains»... Mais c'est à propos des livres dits «populaires» (dont les ouvrages naturalistes) que Saulnier relève avec justesse les points essentiels sur lesquels le problème se pose aujourd'hui: «Ces productions-là, écrit-il, n'ont rien de négligeable, ni dans l'art, ni dans le dessein»...; elles sont de «nouveaux volets qui manquaient encore auplan d'ensemble»...; il s'agit «d'un domaine nouveau et de l'achèvement de la recherche: aborder non plus les manifestations bariolées de la vie dans l'histoire, mais directement la source de toute vie, la Nature. Il ne s'agissait pas seulement d'un délassement,... unemission était en cause: atteindre un public plus vaste pour le rendre conscient de la grande ronde de la nature, et l'y faire participer.» (c'est moi qui souligne).

C'était là en l'occurrence langage prophétique: l'ouvrage que nous allons examiner part
précisément, comme nous allons le voir, de ces points essentiels, selon lesquels les livres

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naturalistes de Michelet, comme ses livres historiques, appartiennent à un tout, qu'ils participentd'une
recherche, et que leur but est une mission, une communication (par le langage!)
pour aboutir à l'action.

Renan, notamment, avait bien vu cette unité de Michelet; en 1861 il note dans une lettre à Berthelot: «Quelle vérité profonde dans ses fantaisies naturelles comme dans ses fantaisies historiques!», cela après avoir lu la Mer et au moment d'écrire la Vie de Jésus (cité dans L. Halphen, l'Histoire en France depuis cent ans, P. 1914, p. 97).

Quoi qu'il en soit, depuis une trentaine d'années environ, grâce entre autres à des textes ou ouvrages révélateurs comme l'introduction de L. Febvre (1946), neufs, comme celle de Barthes (1954), érudits, comme la thèse de P. Viallaneix, une certaine renaissance s'annonce, faible encore dans le grand public et le monde de la librairie, manifeste dans les milieux universitaires et académiques.

Linda Orr appartient à ces derniers, et, bien que d'outre-Atlantique, compte parmi les
micheletistes les plus actifs et les plus distingués.

Ayant examiné récemment dans deux articles remarqués certains aspects de l'espace Yalibi) du temps (Véternel entracte) chez Michelet, elle offre dans ce livre un double éventail, si je puis dire, d'explorations à plusieurs dimensions, se plaçant en quelque sorte au-dessus de la réalité des événements. Non pas que ceux-ci soient ignorés; ils sont considérés comme connus du lecteur, tout comme, d'autre part, certaines connaissances dans les domaines les plus avancés de la littérature et de la psychologie, notamment. Les hommes de lettres aux prises, comme Michelet, avec le langage (Rimbaud, Proust, Lautréamont), sans parler des critiques et essayistes les plus récents, sont l'objet d'allusions, de notes et de citations qui, toutefois tombent parfois un peu comme la visite d'un cousin éloigné que l'on ne peut remettre par manque de mémoire ou de savoir.

L'abord de ce livre de titre et de dimensions modestes n'est pas immédiatement ardu. Les premières pages établissent un point de départ non seulement valable, mais explicable en termes traditionnels. On s'apercevra cependant assez vite que l'enquête entreprise conduit à un objectif autre qu'un c.q.f.d., et que la conclusion, la 'réponse', sera en quelque sorte de nouvelles questions, de nouvelles ambivalences, voire un retour au point de départ. Après le corso, un ricorso.

Une préface concise décrit la tâche proposée: une revision de Michelet en se plaçant dans la perspective «déplacée» de sa tétralogie naturaliste. Ceci doit «illuminer le tout», les particularités respectives des textes historiques et naturalistes et leurs différences devant engendrer «le dialogue des parties».

D'abord, LO recherchera chez Michelet les thèmes d'une cohérence imaginée de la nature. Pendant une période, en effet, l'historien s'expose à certains dangers: sa propre identité, sa position d'écrivain professionnel sont mises en question. Le milieu du livre évoquera principalement le Journal, extension du champ de bataille psychique et intellectuel de Michelet, et qui, s'ajoutant aux deux autres types de textes, révèle un «masque» peut-être insoupçonné de l'auteur. Celui-ci, pour se décharger du fardeau causé par l'éclatement de son moi et de son univers, porte alors son attention sur le langage et son maniement. La dernière partie, toujours d'après la préface, tentera de suivre chez Michelet, l'influence du langage sur l'écriture de l'histoire (y compris la naturelle!) et de voir comment une phrase, «un mot, un morphème peut en fin de compte devenir l'événement».

Avant de passer à l'exécution de ce plan, LO entreprend de justifier la place considérable
consacrée dans ce travail aux livres naturalistes de Michelet. Cette défense, à laquelle est jointe
celle d'autres ouvrages de Michelet contemporains de ces quatre ouvrages, peut ici paraître

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superflue. Elle est en tout cas fort bien faite et ses quelques pages témoignent d'une grande
intelligence des ramifications multiples du cas Michelet.

LO domine son sujet à plus d'un égard: son origine et sa formation étendent son horizon. Ainsi la justification mentionnée débouche sur du nouveau: les textes naturalistes sont vus «submergés» dans VHistoire de France, de sorte que Michelet lui-même est vu dans un contexte culturel plus vaste et plus juste, qui dépasse la France, voire son temps. Il y a autour de lui non seulement Lyell et Darwin, mais Gibbon, Macaulay, Bancroft; on touche même à Emerson, Thoreau, Whitman et... Wallace Stevens! Dommage que ces «cousins éloignés» filent souvent «à l'anglaise»!

L'ouvrage compte douze chapitres, les huit premiers formant la première partie («Dialectics of Consciousness»), les quatre derniers la seconde («Poetics of Metamorphosis»). On y voit ainsi, après la crise des années 40, un Michelet qui cherche, explore et revoit (revise!), et un autre Michelet, qui comprend, traduit et crée (ou qui essaie!).

Dès l'introduction, LO décrit la situation de Michelet qui «change de côté», opération claire, diachronique, «événementielle», avec des points de repère (ici!) familiers, et une façon neuve, vive d'amener les discussions, de larder le texte de références souvent inattendues. On y avance à grands pas, mais la matière couverte est extrêmement dense et les coups d'œil de côté fréquents et exigeants pour le lecteur.

LO ne rappelle les manuels que pour redresser des concepts périmés: plus qu'un historien, Michelet «fut presque le héros qu'il désirait être», son Histoire de France et son Histoire de la Révolution sont «trompeuses», l'histoire devait être son genre à lui seul et son but était de faire des convertis... Tout cela pigmenté de judicieuses pointes d'érudition.

Mais on ne reste pas longtemps à ce niveau. Très vite, l'abstraction du texte l'élève et multiplie en quelque sorte alternatives et ambivalences (ambiguïtés?) pour le lecteur, qui risque dès lors d'avoir un problème d'absorption, voire de compréhension. La prose de LO est châtiée, dépourvue de jargon académique gratuit. Mais la clarté de la pensée exprimée n'en est pas pour autant toujours cristalline.

L'essence du livre est dans l'ensemble toute dans ce premier chapitre; sa méthode également, me semble-t-il. LO ne donne en effet aucun renseignement concret là-dessus. J'en suis ainsi très vite venu à considérer la relation entre le développement de son enquête et la base sur laquelle elle repose. Je n'ai trouvé ici d'autre appui que les citations, dont LO fait un usage toujours intéressant mais souvent bien curieux. Paradoxalement, au lieu de renforcer l'argumentation ou la description, elles l'affaiblissent parfois. Serait-ce seulement parce que je n'ai pas toujours l'œil à la bonne lorgnette, ou parce qu'elles ne me paraissent pas suffisamment sûres?

Je ne mentionnerai pour le moment qu'un exemple, qui me paraît malheureusement assez typique et qui se trouve déjà à la page 6. Une note y dit en anglais littéralement: «Les livres ne signifient rien à côté des actes», et indique entre parenthèses 'Histoire de France IX, I'. De là, LO établit que chez Michelet «le langage et l'action s'excluent l'un l'autre» d'une part, d'autre part que «le langage était déjà lui-même l'action», affirmation soutenue par une proposition citée et prise dans l'Histoire du XIXe siècle, I, 218. Conclusion de LO à ce point: «Michelet parfois paraissait se contredire à cause d'un déplacement d'accent» (= de ce qu'il désire accentuer).

Cela est peut-être intéressant, mais certainement discutable. LO détache presque systématiquementses citations de leur contexte; c'est une pratique défendable voire normale, quand, par exemple, on travaille sur des thèmes. Mais ici, où il s'agit d'un raisonnement, je ne suis convaincu de rien. En effet, la première desdites citations est transformée par l'omission de

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deux mots. Michelet a écrit: «Les livres ne signifient plus rien devant ces actes» (c'est moi qui souligne), ce qui n'est pas la même chose. D'abord la gradation indiquée par «plus», non négligeable, est ignorée. Ensuite, le démonstratif «ces» renvoie non pas comme LO le présume, à tous les actes en général, mais à certains actes précis, qui ici sont ceux des martyrs du règne d'Henri II!

A part les parties du livre portant directement sur une analyse de certains fragments de Michelet, l'écriture de LO est ainsi truffée de courtes phrases, de bribes, voire de mots seuls cueillis dans l'œuvre de Michelet sans qu'on puisse savoir comment cette cueillette a eu lieu. Pourquoi cette référence-ci plutôt qu'une autre? peut-on déjà être porté à se demander. Ou plus simplement parfois: quelle est la fonction de telle ou telle citation?

Le problème peut être l'inverse. Ainsi, dans ce premier chapitre toujours, la construction de LO sur le livre populaire et le langage, le retour de Michelet à la nature, l'évolution, tout cela est captivant, mais où sont par exemple les références qui lui ont révélé les sentiments intimes et les desseins de Michelet, qu'elle présente, ce me semble, comme des faits? Les quelques phrases citées pêchées dans VEtudiant et YHistoire de France enjolivent certes l'exposé, mais ne soutiennent pas vraiment son échafaudage. On reste plus que jamais dans le domaine de l'hypothèse et de l'interprétation.

Si l'essence du livre me paraît être bien exprimée par ce premier chapitre-introduction, le chemin qu'on va parcourir suivra d'autres plans, selon de nouvelles dimensions. Ceci s'applique autant à l'espace qu'au temps, et le mince fil chronologique du début est vite rompu. Il l'est déjà dans la note de la page 6, dont les deux citations incriminées plus haut sont présentées comme ayant été écrites sinon au même moment, du moins à la même époque, c'est-à-dire après 1848, ce qui est vrai. Cependant, quinze ans les séparent! Le titre dudit chapitre-introduction («Changing Sides») implique, ce me semble, une relation chronologique normale: avant 1848, Michelet était «d'un côté», après, «de l'autre». Même s'il n'y a pas rupture et que ces «côtés» sont vus comme deux ensembles à l'intérieur desquels demeure une certaine synchronie, où Michelet serait, avant 1848, plutôt d'un côté, après, plutôt de l'autre, passer quinze ans sous silence me paraît une audace inquiétante. D'autant plus qu'à la page suivante LO limite bien dans le temps («quelques mois») l'exaltation de Michelet croyant approcher du but où ses écrits, sa parole et son action se conjugueraient!

Ce sont là les défauts d'un exposé suggestif, où les éclairs, sinon les idées au sens traditionnel, abondent. Un livre de ce genre est toujours, dans une certaine mesure, discutable, et celui-ci a en quelque sorte les défauts de ses qualités. Je vais maintenant essayer de convertir cet exposé suggestif en un texte de compte rendu, tâche bien délicate, et dangereuse. Je peux en effet me tromper, faire fausse route et prendre sans le faire exprès les chemins communaux après avoir manqué l'autoroute.

Il s'agit d'abord des différentes situations de Michelet, qui se trouve entre le camp de la Révolution et celui de l'Evolution, en science comme en histoire. On passe ensuite à la signification du terme «métamorphose» et à la position de Michelet à cet égard, dont LO examine l'aboutissement à une ambivalence du langage, soit d'une part une conception où le langage s'efface et où Michelet est souverain, d'autre part une conception accordant une certaine autonomie au langage, qui devient ainsi difficilement contrôlable pour Michelet et qui acquiert une sorte d'identité propre.

Les livres naturalistes mettent à l'épreuve ces données et Michelet lui-même. LO insiste là-dessus, comparant les deux histoires, où le temps pour l'une, la naturelle, n'est pas facile à suivre. Michelet se place dans une situation perpétuellement ambivalente, devant des alternatives plus ou moins prévues. C'est en tout cas ainsi que LO le voit.

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A la fois pour son propre renouvellement vital et pour influencer le public dans sa façon de la considérer (et traiter), Michelet «descend» dans la nature, entreprise dont, au départ, il n'avait pas prévu toutes les difficultés. Prenant son élan, il s'élève avec l'Oiseau, frôle la surface du globe avec Ylnsecte, plonge dans les eaux (la Mer), creuse la Terre (la Montagne).

Semblablement, il «descend» de l'oiseau à des êtres de moins en moins évolués, et de la lumière aux ténèbres (chap. 2), tout en accentuant sa propre exploration, sa propre initiation. L'homme est lié à la terre, incapable de voir dans la nuit, toujours limité par le temps et par l'espace.

LO avance, entraîne Bachelard, atteint Inobservation créatrice». Et voici la période monarchique de l'Histoire de France, qui ressemble à une forêt sombre et silencieuse. Les morts sont plus nombreux que les vivants. Les ténèbres sont-elles impénétrables? L'eau est un guide plus adéquat; elle est l'essence de la métamorphose. Elle suscite l'ambiguïté du monde des glaces, des réflections: c'est l'eau «médiatrice».

Ses vapeurs crépusculaires séparant horizontalement les montagnes sont interprétées par Humboldt comme un symbole de la conscience humaine oscillant entre le réel et le subjectif. Pour Michelet (et Bachelard), remarque LO, la distinction entre la réalité et l'imagination n'est pas si claire. Par exemple, l'ambiguïté et la volatilité représentent l'identité même du cyprès, dont la flamme (Van Gogh!) est la médiatrice du ciel et de la terre. Considérant l'idée de la montagne, de l'arbre, etc., comme des états de passage, et constatant qu'il en va de même pour les hommes et les animaux, qui ainsi assument des formes différentes, l'instabilité résultant de ces conditions est troublante, note LO. N'importe quel organisme peut être pris dans un processus constant de changement, de développement entre deux formes différentes, ou en être un mélange apparent. L'un et l'autre cas peuvent donner naissance à un être étrange: le monstre.

L'« Age du monstre» (chap. 3) est un titre approprié. L'époque en fourmille et l'Histoire de
France également.

Mais LO fait autre chose que de répertorier. Elle essaie de pénétrer, d'enquêter seule, ici penchée avant tout sur la Mer. Toutes sortes d'aspects sont ainsi touchés; l'haliotide appelle notamment des questions nouvelles sur les rapports sexuels. Elle est comparée à la terre, «qui se lève vers le distant soleil, dont elle est séparée à jamais», mais qui féconde sa surface. La parthénogenèse horrifierait Michelet, qui lui reconnaît pourtant une forme de plaisir supérieure. Les êtres sans sexe tombent facilement dans la catégorie des monstres.

De là, LO évoque l'opposition entre la croyance en la fixité des espèces et les observations de G. Saint-Hilaire sur l'effet de l'environnement. Celles-ci étaient connues de Michelet, dont l'univers naturel se remplit d'avortons et dont le siècle voit une infinité de combinaisons des fœtus, due à l'évolution. L'amalgame de monstres qu'on croit alors voir multiplie paradoxalement les lacunes (des espèces semblent manquer!). N'est-ce pas pour combler l'une d'elles qu'une fourmi rouge africaine réduit en esclavage une fourmi noire plus petite?

Voici une idée saisissante: l'esclavage dû à une «lacune monstrueuse» (Michelet), «péché
impardonnable de la nature», dit LO, qui conclut que Michelet, découvrant l'absence de
certaines transitions, ne peut mettre ces lacunes sur le compte de sa propre ignorance.

LO cite ici trois lignes de la page 271 de Vlnsecte en en forçant un peu le sens («étonné» est traduit par «shocked»), dont le contexte me paraît atténuer les impressions qu'elle attribue à Michelet, celui-ci parlant d'«un mystère qu'on ne peut guère expliquer aujourd'hui, mais que l'histoire générale de l'espèce»...«éclaircirait probablement».

La «Lacune» (chap. 4) serait ainsi l'objet d'une recherche particulière de Michelet: quels
sont donc les liens entre les différentes formes de vie, quelles explications peut-on trouver aux
déviations physiologiques?

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Voilà, d'après LO, Michelet aux prises avec notamment l'origine du changement, de la métamorphose, qu'il verrait précédée d'une longue préparation chez l'individu, que celui-ci soit plante, animal ou nation. L'agave, la sorcière semblent dormir pendant des années avant d'éclater, comme un matin éclate le travail latent des révolutions, cette sourde circulation de la vie qui échappe aux contemporains aveuglés du détail. Comme LO l'a vu dans VHistoire de France XIII, iii, c'est bien là ce que dit Michelet. Mais elle ajoute que Michelet critique les historiens qui se concentraient sur «les victoires, les jours fériés, les événements officiels». Ce n'est pas exact. Michelet y parle des contemporains, pour qui la connaissance de «la chaîne des grandes causes vivantes»...«est généralement refusée».

Quoi qu'il en soit, il s'agit là de l'histoire qui échappe aux archives, tout comme chez l'insecte l'origine des métamorphoses échappe encore à la science. En attendant, une question se présente: les métamorphoses subies par un individu, quelle que soit sa nature, produisent-elles des individus différents en fait? LO traite la chose selon le point de vue de la lacune: lacunes, chez Michelet, de l'histoire, accumulées en «blessures fécondes», comme ils les appelle lui-même, dans la période antérieure à 89, comparées aux lacunes de la nature, dissolutions créatrices de la matière. La «mort» des Alpes engendre ainsi la fertilité hollandaise comme la France protestante engendre la France hollandaise.

Mais l'individu court un certain danger: aucune garantie contre les métamorphoses qui ne sont pas des améliorations! Michelet précède ici Rimbaud, affirme LO; la vie prénatale, la vie morte et la vie vivante de Poe entrent également dans cette problématique des métamorphoses. Enfin, souligne-t-elle, Michelet donne tête la première dans le truisme qu'on n'évite la mort qu'en contournant la vie! Fuyant alors la «dernière lacune», il se lance dans une nouvelle poursuite.

C'est dans l'eau, la mer, que Michelet observe l'«organisable» (chap. 6). LO montre que pour lui, la chute n'est pas le péché, mais le gel, le durcissement de l'organisable en organisé. Ainsi, par exemple, l'homme s'abrite, «organise» sa maison, qui peut devenir, comme dans un cauchemar, le Versailles de Louis XIV ou l'Escurial de Philippe 11. Dans cette optique, LO constate que Michelet, où qu'il dirige ses regards, «peut trouver le contraire», P«organisable» aboutissant à l'unité, qui peut être un enfer.

L'étude de la nature devait être pour Michelet une sorte d'hygiène mentale, et voilà qu'elle augmente ses questions du double! Pire! Près du but est le chaos. Que l'homme ressemble donc à la nature! Michelet interroge celle-ci. Mais c'est sur lui-même que retombe le fardeau: la réponse qu'il reçoit est celle du miroir.

Et LO, dont le tableau, ci-dessus esquissé, est assez convaincant, retombe semblablement sur Michelet lui-même, en introduisant un dialogue entre les livres naturalistes et le Journal. Pour elle, c'est là que la crise se joue: l'histoire naturelle permet à Michelet de définir et d'organiser ses protagonistes sur le plan de l'imagination, sans dépendre des controverses personnelles sur un Richelieu ou un Robespierre. Le moi (la liberté humaine) l'emportera sur le non-moi (la fatalité physique), notait Michelet vers 1830 déjà, remarque LO. Mais à l'intérieur de la nature, la dialectique de l'identité du moi et du non-moi est toujours applicable et efficace. Provenant d'un tout communautaire, l'individu garde le désir de retourner dans cet état de douce société.

Les «alternatives bizarres» vont toutefois s'élever en dilemmes pour Michelet. Elles foisonnent dans la Mer, où LO va suivre la «Métamorphose de la personnalité» (chap.6). Voyez par exemple la méduse! Mobile, elle rêve le repos; inerte, elle rêve le mouvement. Bizarre alternative, où le polypier fait la méduse, et inversement. «L'individualité ne serait-elle pas symbole de collection?»

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LO cite ici Michelet, qui se voyait comme un «miroir alternatif de la vie concentrée», cela en
1837 déjà (mais LO ne le dit pas), et poursuit son dialogue entre le Journal et la Mer, relevant
comme solution possible au problème de l'unité, la dualité, le couple, la vie géminée.

Mais Michelet, d'après LO, n'a jamais résolu son ambivalence à l'égard du tout (communauté/mère/enfant)
et du couple (mère/fils, frère/frère, mari/épouse).

«Dans les livres naturalistes, on dirait que l'imagination de Michelet cherche vengeance pour la suppression de la violence omniprésente», écrit LO. L'alternative au tout devient chez Michelet des «images du corps morcelé» (expression empruntée à Jacques Lacan), mutilations d'insectes, humains écartelés (Ravaillac!) etc.

LO remonte, par les Ecrits de jeunesse et le Journal, à la violence psychique que Michelet se fait, comme elle le dit, dans son enfance, à la mort symbolique de ses parents, puis touche aux barrières s'élevant entre lui et Athénaïs, sa création, et au pouvoir qu'elle acquiert de l'engloutir.

Cela amène un chapitre important sur l'«Etrange sexualité» de Michelet, dont les aspects multiples, les expressions conscientes et inconscientes, la vie privée, n'échappent guère à la perspicacité de LO. Ici, références et citations, nombreuses, et souvent judicieuses, paraissent, si je puis dire, naturelles, à cause probablement de leur relation directe avec l'analyse. Leur rôle est en somme plus franc, et s'il en est de discutables, il n'y en a au fond point d'inacceptables. Le sujet y est, je crois, pour quelque chose. Loin cependant d'être une narration, c'est le chapitre le plus 'biographique' et, relativement, le moins énigmatique du livre.

LO part de l'ambivalence du jeune Michelet à l'égard de la sexualité et des femmes, ambivalence dont la partie, pour ainsi dire, négative, attribue la prédominance du monde naturel, avec pas mal de violence, au sexe féminin en général: les femelles peuvent croître démesurément, se dispenser du mâle, l'avaler même! Les exemples, dans la nature et dans l'histoire, en sont nombreux. Mais, remarque LO, ces monstres de l'absorption peuvent se transformer en symboles de la volupté la plus intense.

Que d'associations! De la mère/mer, au sein, au lait, aux «nourrices généreuses», LO en arrive à l'inceste réprimé que lui suggère la relation de Michelet avec Pauline, sa première femme, plus âgée que lui. Quoi qu'il en soit, si impérieuse qu'elle puisse être, la femme mythique est pour lui essentiellement malade, précise LO, ne serait-ce que mensuellement. Et l'on passe au paradigme malade-malade (Richelieu - Louis XIII), à la dualité victime-bourreau, au sacrifice d'une vie pour une autre, aux mortes chez Michelet (sa mère, Pauline, Marie-Antoinette etc.). Athénaïs peut être en effet comprise comme une occasion pour Michelet de se libérer de sa culpabilité envers sa mère. Poinsot, son ami mort jeune, et Athénaïs étant les deux êtres que Michelet aurait aimé le plus, LO y voit respectivement l'homosexualité et l'inceste. Pour elle, Michelet a subi une métamorphose, comme elle le dit, en son propre contraire, femme et mère, avant de devenir «organisable». Mais domina-t-il jamais la dialectique des relations humaines en combinant tous les rôles en un seul? - «Quand l'univers est une matrice dans une matrice, il reste toujours à tracer un dernier cercle», conclut LO.

L'enquête sur la dialectique de la conscience, qui forme donc la première partie de l'ouvrage, se termine par une «cure» complémentaire pour Michelet: l'histoire! C'est aussi une mission mythique et prophétique, où il s'agit de donner la parole aux silencieux, «sorciers et serfs» (chap.B) notamment.

Régression, en termes psychanalytiques contemporains, mais, en termes d'anthropologie,
exercice de collaboration avec le cosmos, l'histoire, dans l'optique de LO, c'est la nature, dans
laquelle l'histoire de France, plus petite qu'elle, opère. Et la nature avait pour Michelet repris

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plus pleinement et plus clairement la combinaison utopie-torture de l'histoire, note LO, qui
poursuit son parallèle nature-histoire. Ainsi, la nature fait bien partie de la Révolution, sans
perdre pour cela son autonomie; et inversement.

LO suggère que les livres naturalistes de Michelet contiennent une progression schématique reproduisant les linéaments de l'histoire. Rapidement, elle remarque le parallélisme chronologique notamment de Y Insecte et du «Richelieu-araignée», finissant par une Montagne, qui est aussi un retour à la «Montagne de la Révolution». Puis elle relève que le «modèle mythiques» de Michelet, identifiable en fragments dans toute YHistoire de France, a, dans le Journal et les livres naturalistes, une existence autonome. Il s'agit d'un être unique («one being»), toujours engendrant et jeune, une sorte de personne-peuple, parent de l'enfant-génie, l'orphelin sans origine. «Cette force personnifiée, précise LO, réside plutôt dans les recoins du temps, dans quelque passé lointain ou futur, qui est mythe, ethnographie et histoire non écrite» (p. 98). "L'Histoire de France parlerait cependant d'un temps arrivant trop tôt ou trop tard pour personnifier ce concept mythique. Avec l'unité nationale vint la chute, c'est-à-dire la féodalité et l'Eglise, en des conditions ranimées en quelque sorte par l'imagination (de Michelet!), comme lorsque la surface de la terre s'est refroidie. Un premier sorcier, dont la trace est perdue, a connu cet âge sans âge. Les premiers protestants aussi, mais «habituellement, l'histoire est née déjà antique», affirme LO.

Les livres naturalistes révéleraient les mêmes domaines multiples du temps, ce qui porte LO à des considérations assez poussées sur le temps chez Michelet, dont les variations iraient de la quasi-éternité au quasi-chaos. On passe notamment de la (fausse!) alternative illustrée par la fameuse apostrophe que Théodoric en fuite reçut de sa mère lui offrant ironiquement un refuge dans son vagin, image de disparition dans l'éternité, au «Nous ne pouvons recommencer. Nous ne pouvons que créer» de Michelet (à propos des martyrs protestants).

Le temps pour Michelet peut être spirale, ou fragmenté, disjoint. N'acceptant ni la mort, ni le néant comme fin, ni même des récurrences, Michelet, selon LO, opère par entractes, par séries de transitions. Les sciences naturelles l'auraient poussé à revoir l'idée du temps allant vers un but.

LO passe alors aux femelles grosses, qui dominent et YHistoire de France et l'histoire naturelle de Michelet. Elle y voit la double dialectique de la reine enceinte dans la «Mère», de n'importe quel sexe, qui incarne l'entracte, c'est-à-dire la lacune du temps, ayant perdu ce qu'elle avait comme mari abstrait et qui ne verra jamais ses enfants. Le grand amant, c'est le soleil, «cet autre moi», disait Michelet. La création, avec ou sans phallus, c'est Osiris. Les projections métaphoriques, cette grossesse permanente, c'est le désir, représenté par la Révolution, désir enflant nations, peuples, héros, sorciers et historiens.

Je dois avouer que la fin du chapitre m'a paru difficile à démêler. J'y ai perdu pied plus souvent que pour le reste. Une phrase détachée de son contexte n'est pas une bonne pièce à conviction. Mais quand LO écrit (je traduis littéralement): «Michelet veut que la surface soit claire et simple, il veut des successions en bon ordre, mais en se déplaçant en deçà ou en delà entre la géologie et les algues, entre des groupes de révolutions, il ne peut avoir aucun jugement définitif pour reconnaître si les alternatives bizarres de la dialectique multiple équivalent à des rentrées dans le rang ou à des sorties du rang, pour savoir si monter l'échelle équivaut à un grouillement confus provenant d'un autre angle», le lecteur que je suis se sent un peu comme Mark Twain en face de la prose de Jane Austen (dirais-je en me flattant). Pourtant Michelet n'est guère plus limpide dans le passage de la Mer (p. 177) que LO cite à la suite. Il est toutefois intéressant de constater que, dans l'original, Michelet fait suivre ledit passage d'une traduction en «langage humain, familier»...

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La deuxième partie de l'ouvrage, «Poétique de la métamorphose», comprend quatre chapitres
substantiels centrés sur quatre thèmes: l'«araignée», le «langage en mer», le «je» et les
«morts».

L'araignée est réhabilitée, au milieu de Ylnsecte. Pour elle, Michelet sort de sa voie, comme il avait quitté l'Histoire de Ff ance pour l'Histoire de la Révolution. LO tisse ici sa propre toile, dans tous les sens, relevant croisements et rapports, dans un contexte plus «visible», plus solide aussi m'a-t-il semblé, de sorte qu'on «voit» Michelet jeune tissant lui-même et jouant (loterie!) comme l'araignée, composant plus qu'en typographe avec une imagination des plus poussées. C'est comme si une fée filait ses contes, «qui peuvent maintenant inclure dans leur lignage des genres aussi étrangers que l'histoire et l'histoire nationale».

LO compare l'araignée de Michelet à la Stella, à la lumière d'Hugo (Dante, Musset, Baudelaire, Proust ne sont pas loin!): «L'étoile devient la transition clé de fil à toile». Elle met aussi en évidence des parallélismes intéressants, notamment celui entre l'autobiographie de Michelet, le développement de la société araignée (industrie, chômage), et la profession d'écrire l'histoire. Ceux-ci ne sont pas analysés selon une méthode traditionnelle. LO fait en quelque sorte plusieurs choses à la fois. Elle maintient apparemment en suspens différents points acquis de sa toile, me laissant parfois l'impression, c'est le cas de le dire, que je perds le fil. Mais on peut ici se raccrocher aux citations, qui sont fréquentes et copieuses, accompagnées même d'une traduction anglaise originale de qualité.

Les métaphores explicites des relations socio-économiques (l'araignée prise comme un fabricant au capital insuffisant, l'hirondelle créancière et le rossignol usurier) deviennent remarquablement superflues: le code est établi. Et l'on voit sans peine, comme LO, l'hirondelle et l'araignée d'une part... et le grand système d'alliances à la mort d'Henri IV emporté d'un seul coup!

Le fil de l'araignée est celui de la Parque. Nous filons nos jours, combattant le destin,
Michelet l'ambivalent avec un courage créateur et une ironie sinistre...

Les hautes spéculations philosophiques conduisent LO, comme Michelet, à un niveau plus immédiat, illustré par l'«anecdote» de l'araignée chloroformée par Michelet et dont la suffocation ressemble à celle d'un humain. Michelet craignait ici l'effet anthropomorphique, affirme LO : il nous rappelle qu'il ne s'agit après tout que d'une araignée, sans être convaincant, précise-t-elle. Je suis d'accord: il n'est pas convaincant. Mais j'ai l'impression, à l'encontre de LO, qu'il ne cherche pas à l'être.

Et ladite araignée (enceinte!) devient la «jolie morte», une Atala, une Nana, une Julie, une Emma! Mais, continue LO, Michelet n'est pas un M. de Wolmar: il a tué l'araignée. Comme écrivain d'histoire, Michelet utilise l'encre pour chloroforme, et voit, comme LO, ses rêves, ses prophéties se dissoudre sur la page comme l'araignée que le vent emporte au lac...

Le langage de la mer, ou en mer, l'infini mouvement qui reste en place! Cette mer marque, depuis Ylnsecte, un passage à un stade de crise et d'exil pour Michelet, où sa vision passe du corps physique (le sien et celui d'Athénaïs) exprimée dans le Journal aux conseils moraux de Y Amour et de la Femme, à des sujets-mythes {La Sorcière, La Bible de l'humanité), au cosmos de la Mer et de la Montagne, livres que LO trouve «excessifs dans leur persistance idéologique».

La Mer débute par la genèse de la mer et de l'homme, «rencontre la trahison moderne de l'homme et de la mer, mais discerne des signes de réunion à la fin. Pas question de révaluation', d'une épique bataille cosmique». Pour parler de «l'oiseau», de «l'insecte», par exemple, Michelet dut en considérer plusieurs individus. La mer, elle, tient en quelque sorte seule, comme un concept général établi.

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LO exprime ou note des vues frappantes sur le changement de ton à l'égard de la mer dans la tradition littéraire d'Homère à Hugo, changement aboutissant à une sorte de réhabilitation (sinon discutable, du moins ambiguë!). Elle cite quelques passages, en tirant mots, expressions etc. qui rattacheraient Michelet plus ou moins directement à cet aboutissement, et qui le dépasseraient même, en un texte concentré, plein d'idées originales, bien que rapides, avec de brèves allusions à Freud, Lautréamont, Littré, le «Grand Larousse», Darwin, Homère, Butor...

L'analyse de LO est ici fouillée et surtout suggestive. Elle montre bien que les rapports des termes, les associations de mots chez Michelet ont des origines, des racines profondes et souvent insoupçonnées. Mais la méthode est «subjective»: LO sélectionne les exemples à la lorgnette, les cueillant sans système apparent, si bien que le résultat me fait plutôt l'effet de «considérations» que de «démonstrations».

Pourtant, il yadu solide au fond: le XIXe est bien le siècle de la mer, tant en sciences (et en techniques!) qu'en littérature. LO a le mérite de considérer le langage commun à celles-ci comme les deux faces d'une seule médaille, et dépasse de loin le niveau scolaire, classique et élémentaire de la dialectique art vs science. La difficulté est bien le langage lui-même, tant pour Michelet que pour LO, qui reconnaît ici avoir atteint une certaine limite: «Le reste du passage ne peut être analysé qu'en termes de pur délice linguistique», écrit-elle (p. 167). La logique n'est plus utilisable et «la seule façon dont la phrase ou 'verset' se tient est due au rythme, à la sensualité, au son» (ibid.). Cela ne veut pas dire que ce qui est en deçà de ladite limite est automatiquement clair et logique!

Au delà de celle-ci, ou revenant à un plan plus prosaïque, LO note que Michelet et Hugo, vers la fin de leurs carrières respectives, s'intéressent à des sujets «curieusement parallèles». Et elle cite cinq œuvres de chacun de ces auteurs. Mais les dates de publication et les périodes de gestation ne correspondant guère, même si le parallélisme des sujets étaient patent (ce qui n'est pas le cas), on n'en est pas plus avancé! Du moins directement! Car LO me paraît bien plutôt «travailler par la bande»: sur dix affirmations ou comparaisons de ce genre, six environ seront fructueuses pour le lecteur, serais-je tenté de dire, en ce sens que de la discussion (dans toutes les acceptions du terme) naît la lumière, sinon la «vérité».

Et voilà que Michelet «doit s'être douté que le langage est au delà du bien et du mal», poursuit LO, car il «doit avoir vu que ses expressions étaient remplaçables dans presque n'importe quel contexte, que ses sujets littéraires n'étaient que des encoches à remplir par des mots sonores» (p. 173). Cela au moment d'écrire la Montagne, qui l'oblige à choisir entre la poursuite d'un mariage avec la nature et l'obéissance à l'avertissement des mots de ses propres écrits.

Michelet, ce «bourgeois bizarre», ne s'abandonne pas à l'alchimie du langage; il s'arrête au delà de Baudelaire, mais en deçà de Rimbaud, et évite ainsi, en tant qu'historien d'une part, qui suit les ordres des événements, et en tant que naturaliste d'autre part, soumis aux expériences de la terre, d'être démasqué comme la créature et la création d'une parodie linguistique.

Le Discours multiple du 'je' (chap. 11), présent chez Michelet, selon LO, dans tout contexte, n'a pas empêché sa réhabilitation, bien que «la surface textuelle de ses œuvres dissuaderait quiconque reconnaissant l'histoire à une certaine apparence d'objectivité». Suivent (en anglais)quelques-unes des citations connues où Michelet blâme l'impartialité, l'objectivité, le prétendu respect de l'histoire. Comme la raison et l'instruction publique restent impuissantes et ne suscitent aucun changement, Michelet, dans ses derniers ouvrages, n'épargne ni l'objectivité,ni le goût des lecteurs. Il choque délibérément, réduisant, par exemple, la saga de Louis

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XIV à la terrible disproportion entre les excrémentations royales et la faim du peuple. LO trouve presque impossible d'établir la signification du 'je' de Michelet. «Devint-il obsédé pai les fonctions de son corps et de celui d'Athénaïs à cause de Louis, ou vice-versa?» s'exclame-t-elle(p.

LO cite deux formes caractéristiques de cette première personne, la parodie naïve de Flaubert (et de Louis XIV!): «La France, c'est moi!», et l'intrusion de l'historien martyr torturé par la migraine, tous les deux exposés à l'ironie, le second notamment pastiché pai Proust (que LO cite en anglais), mais y ajoute d'autres usages qui font passer, dans l'Histoire de France, de l'«intimité illusoire» à une «distance textuelle apparente, Michelet entrant dans le texte comme plusieurs personnes en plus du souffrant symbole du peuple» (p. 178). LC trouve ici une espèce de formule intéressante: «Michelet semble être un voyeur ou un observateur impuissant séparé de l'action par le mur translucide du temps».

Du célèbre bain de boue relaté dans la Montagne et le Journal, LO relève notamment une curieuse dualité: dans la Montagne, Michelet dit 'je' aussi bien pour l'écrivain actuel que poui l'ancien malade (dans le Journal, il emploie 'vous'!). De là, son examen passe au préseni historique et au flou dû à la combinaison du 'je' présent et du 'je' passé, et à l'annihilation même du 'je', qui devient 'il' ou 'elle'. Cette fouille de la problématique des pronoms et des temps est poursuivie et aboutit à la Renaissance de Michelet (dans tous les sens du terme!) ei au problème du but commun à VHistoire de France et à la Montagne: la régénération de l'espèce humaine. Et cela avec VAmour\

LO n'en finit pas de pousser, de faire des niches dans diverses relations, celle de l'imagination, celle de l'idéologie de Michelet notamment, dont l'extension finale apparaît comme une rationalisation du mal. Se référant à Kenneth Burke et à Edward Kaplan, elle se penche sur les méthodes en littérature pour établir des valeurs, où les aspirations de Michelet aboutissent au contraire même de ses propres intentions. L'amertume probable de celui-ci, trahi par sa rhétorique, n'étouffe pas sa foi en l'imagination. Partant de l'apparition des aurores boréales décrites dans la Montagne, LO conclut avec les Aurores de l'automne de Wallace Stevens: comment faire face avec des mots et l'imagination au pouvoir ambivalent de la Nature?

LO termine son ouvrage avec un douzième chapitre, «La Mort et la poupée de bois», à quoi elle arrive indirectement par l'examen d'une Troisième Personne parlant pour le 'je'. Michelel doit parfois apaiser l'Histoire, et LO tire un paragraphe de la Sorcière et un de YHistoire de France à l'appui de cette affirmation: «L'Histoire commande»..., «L'Histoire ne le permet pas»... Les voix opposées s'écartent encore, mais Michelet les circonscrit, selon LO, d'une voix réparatrice plus vaste, tout en admettant une certaine confusion; de là chez lui quelques «contradictions apparentes» après le XVIe siècle.

LO fait part de ses vues sur cette évolution de Michelet, depuis son «principe simple», qui n'est qu'une couverture, jusqu'à sa «marche sinueuse» dans l'Histoire et dans son propre texte. Sa Préface de 1869, empreinte de glorification personnelle mais témoignant aussi d'une revision des deux pierres angulaires de sa méthode, reconnaît certaines prises de libertés de sa part, dues à son goût pour l'unité, l'harmonie, la «symphonie colossale», libertés qui, pour lui. rendent ces «lignes juvéniles» «excusables», car «les grands résultats généraux y sont, au total, obtenus»!

L'objectivité promise par Michelet est devenue une subjectivité omniprésente, note justement LO; c'est le prix de l'isolement de l'écrivain qui «est son monde en soi» et pour qui le paradoxe de la créativité est parallèle à celui de la construction de sa maison, de la maison, citée dans la Montagne: ses livres sont des briques, sa personnalité prend du poids. On ne rajeunit pas toujours par son travail, par son œuvre: ...«Comme son araignée ou sa mère nourricière, il (Michelet) s'affaiblissait par son meilleur travail».

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LO voit donc Michelet «se perdre de vue, s'absenter de soi, passerà côté du monde et prendre l'histoire pour la vie» (comme il le dit lui-même à la fin de ladite Préface), tout en se plaçant solidairement derrière les trimeurs des temps. Mais un coup d'œil au miroir, un lapsus dans la rhétorique, révèle en effet que Michelet, mêlé à sa progéniture, est devenu son propre monstre. Il finit lui-même par rouler dans le monde médiéval, le monde du Verbe, où l'histoire de l'Eglise n'est que «des mots».

Le langage, c'est bien là le problème, l'écueil, la déception. Et LO dépeint Michelet dans un
dialogue avec lui-même et échouant dans des scènes grotesques où Jupiter dit les répliques de
Scapin: l'historien et l'histrion se rejoignent!

Ce rapport est fort judicieux mais, si je puis me permettre ici une parenthèse, que penser des citations, bien brèves, qui l'accompagnent? LO cite notamment (p. 201) un vers latin sans autre référence que deux sigles le situant dans YHistoire de France. Est-ce là une citation si universellement connue que tout commentaire est superflu, ou est-ce un étai destiné à soutenir l'argumentation? En fait, à l'endroit indiqué, Michelet discute Montaigne qui discute Pétrone!... Et LO termine son paragraphe par une autre citation: «Les spectateurs étaient le spectacle». Comme si le seul fait que cette courte phrase se trouve bien quelque part dans YHistoire de France suffisait à confirmer ou à justifier ses conclusions. Or cette remarque de Michelet s'applique en l'occurrence à une situation bien précise, décrite dans un contexte qui est ici ignoré. LO a, ce me semble, parfois tendance à faire passer le particulier pour le général, ou à donner à certaines de ses citations le rôle de garnitures.

On approche ainsi de la conclusion, non par démonstrations, mais par visions, voire révélations. La matière, souvent discutable peut-être, est toujours intéressante, toujours suggestive, d'une densité qui frise, si je puis dire, la saturation. Le lecteur que je suis n'est cependant pas toujours au clair, à supposer qu'il suive, et il m'est ainsi difficile de faire un bilan qui rende justice à l'auteur. Quoi qu'il en soit, j'admire chez LO notamment des formules frappantes comme celle-ci: L'histoire «doit se mouvoir simultanément par les deux voies de l'épopée et de la farce, entre un républicanisme mystique et l'anarchie, entre le mythe et le miracle, et toutes les gradations intermédiaires». Mais en même temps, son style peut en être si ramassé, ses phrases si simples, qu'on arrive à un résultat ironiquement comparable à celui qu'elle attribue à Michelet aux prises avec le langage: une limite semble parfois dépassée, et au lieu de clarté, de netteté, d'unité de signification, on obtient l'incertain (ou l'incertitude!), l'ambiguïté, l'hermétisme. Voyez par exemple la phrase qui précède immédiatement la «formule» susmentionnée (j'essaie de la traduire le plus littéralement, et fidèlement, possible, bien qu'elle me paraisse, dans tous les sens du terme, plutôt 'intraduisible'!):

« La crise roulant vers le chaos redevient continuité ; le léger contact déséquilibrant une paire met la fission en route vers la confusion; la girouette de la politique ressemble à la terre tournant sur son orbite. Pourtant, tout ce qui est au delà de cela est zone interdite pour l'histoire»...

De telles assertions paraissent être le résultat d'une analyse vaste et systématique, mais le chemin qui y a conduit n'est pas souvent reconnaissable. Sans être perdu, on ne sait pas toujours où on en est, à quel point on est arrivé. Certains éléments, phrases, paragraphes, voire chapitres peuvent donc paraître interchangeables, bien que dès le début on soit incité à s'attendre à une progression, un 'voyage', commençant par une descente dantesque dans les ténèbres... On se trouve cependant presque toujours dans quelque niche (à fenêtres!), qui peut bien se situer sur l'itinéraire, mais pas souvent d'une façon assez évidente pour que le lecteur ingénu se rappelle bien la route suivie par LO.

Ainsi, la «Poupée de bois» annoncée dans le titre du dernier chapitre du livre n'est

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mentionnée qu'à l'avant-dernière page, sans qu'elle apparaisse comme un élément plus important que d'autres dans cette conclusion très riche, très pénétrante, très brillante aussi. Pourtant, tout compte fait, c'est d'abord d'elle qu'il s'agit, qu'il s'est toujours agi ici. Car la fillette qui joue avec elle est bien «comme l'historien qui se lie juste assez aux voix de sa propre conscience (self-consciousness) pour pouvoir maintenir sa rhétorique sublime, de sorte que ni la farce avilissante, ni la poésie lyrique transparente ne puissent se noyer, littéralement, s'avaler l'une l'autre». Elle sait, comme Michelet, que sa poupée est de bois et que les morts ne seront jamais autres que morts. Elle et Michelet sont en effet à la fois des jouets et des experts de la ruse.

Servi par une curiosité d'obsédé, Michelet poursuit une «enquête sans fin» bien plus qu'un «rêve totalitaire», conclut LO. Il «fait tournoyer le lecteur devant de nombreux miroirs et refuse toute catégorisation, de sorte que les principes simples, tout crûment corrompus et tortueux qu'ils sont, sont au moins et au plus un lieu où l'on peut revenir». Point final!

Si l'opposition «rêve totalitaire» - «enquête sans fin» est un point d'arrivée (ou de départ?) compréhensible et intéressant, le reste de ce dernier paragraphe me paraît plutôt occulte. Le point final d'un tel ouvrage devrait être révélateur, peut-on penser; voilà pourquoi je le cite. Mais citer n'est pas toujours la meilleure façon de rendre la pensée d'un auteur. Même sans retrancher, qui cite, choisit, écarte peut-être. Aussi ai-je quelque scrupule à citer cette dernière moitié du dernier paragraphe du livre. Rend-elle bien en effet le 'point final' conçu par LO? En partie sans doute. Mais seulement dans la mesure où cet ouvrage peut en fait se terminer par un point final! Or, il ne le peut pas vraiment, ne serait-ce que parce qu'il n'est pas 'linéaire'. Des points finals? Il y en a partout dans ce livre, pourrait-on dire, et cette boutade ne serait pas loin de la vérité. A cela près que ces points 'finals' sont le plus souvent ambivalents: ils sont aussi des points 'de départ', comme je l'ai suggéré plus haut.

Le livre de LO est un ouvrage d'ouverture et non pas une espèce de dernier mot sur le sujet. Il est ainsi consciencieux, perspicace et, dans le meilleur sens du terme, risqué. On peut bien ie critiquer, car il en vaut la peine, ce qui ici doit être compris comme un compliment. Mais, soit dit franchement et sans invalider la virtuosité de l'auteur, quand on fait de la haute voltige, il est bon que ses filets de sécurité soient en ordre.

Ce n'est pas en effet les idées, les vues, les interprétations de LO qui me gênent; au contraire: ce que j'en ai compris m'a éclairé, voire ébloui. C'est l'incertitude, partant l'insécurité, que je ressens en ce qui concerne ledit «filet de sécurité», cette trame de connaissances communes à l'auteur et au lecteur, et qui s'exprime d'abord dans les références (faits ou citations).

Il est évident que toute affirmation ne peut toujours être blindée par un appareil d'érudition détaillé et étanche, ou présentée comme la conclusion d'une progression logique pédestre marquant chaque pas d'un raisonnement. On doit certes considérer certains faits comme connus et faire crédit au lecteur de facultés mentales permettant de comprendre par ellipses ou simplement par allusions. C'est une question de mesure!

Quoi qu'il en soit, c'est ici que j'ai eu des difficultés, que LO aurait pu, je crois, m'aider à vaincre en introduisant notamment des références à un certain type de faits. Je ne parle pas en l'occurrence de faits événementiels traditionnels, mais de faits sur, par exemple, le texte de Michelet, où le nombre et non pas l'image est l'élément déterminant, des faits qui jouent le rôle de données et non pas d'illustrations. Les références de LO ne sont pas telles: elles marquent avant tout un rapport-connection, et ne sont pas spécialement - en tout cas les citations de Michelet - des facteurs, en ce sens qu'elles font somme toute abstraction du nombre. Citer quelques phrases où Michelet emploie, disons, le mot «engloutir» peut être une illustration

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intéressante, mais combien est plus efficace, plus convaincant le fait de savoir que sur un corpus donné offrant un certain nombre de possibilités Michelet emploie ce mot tant ou tant de fois! Le chapitre sur le «Discours multiple du 'je'» pourrait peut-être avantageusement comprendre ainsi quelques renseignements statistiques qui permettraient de faire des rapports-proportions, où quantité et fréquence seraient des réalités conduisant à des résultats bien plus solides que des impressions somme toute subjectives. Pourquoi ne pas essayer de mesurer au moins le mesurable? Ce serait peut-être un premier moyen d'«épingler», au moins autant que faire se peut, ce pronom diabolique.

Bref! Comme les citations sont en fait l'armature concrète du livre, un examen concret de
celui-ci peut bien finir par là.

LO cite volontiers, mais de manière curieuse. Son chapitre sur l'Araignée (pénétrante analyse du chapitre XVI de Vlnsecte) mis à part, je ne vois pas souvent le rôle joué par ses citations, pas clairement en tout cas. Comme on l'a déjà vu, certaines ne me paraissent, au mieux, soutenir l'argumentation ou les vues de LO que très indirectement. Plusieurs me paraissent superflues, d'autres insuffisantes, voire les deux!

Ainsi, quand LO écrit que VHistoire de France est peuplées de «figures moitié homme, moitié animal ou moitié énigme», et que c'est cette zone non identifiable qui caractérise le vrai monstre (p. 37), elle ne donne qu'une référence (Condé), superflue peut-être pour le lecteur averti, mais très probablement plutôt insuffisante, surtout pour les autres.

A la page 26, Michelet, ayant succombé «un moment» au rêve icarien, se voit ramené par sa muse, la métamorphose, aux brumeuses ténèbres terriennes, où «pour la première fois» il regarde et ne reconnaît rien. Cette descente est illustrée par de courtes citations de l'Oiseau, de la Préface de 1869, de la Mer, de Vlnsecte et de la Montagne, soit par des lignes écrites à des années d'écart, cueillies on ne sait comment, et mises ici en un seul paragraphe. C'est pour le moins un tour de force!

La chronologie et les 'faits' chez LO ne me paraissent pas souvent évidents. Par exemple, le chapitre sur l'Organisable est introduit par une série d'actions: Michelet, décidé de s'assurer s'il y a rupture ou transition entre la mort et le renouveau, «plongeant dans la mer de la métamorphose», «jette un défi à la face de la nature», cela, semble-t-il, en écrivant la Mer (1861!). Mais non! Voici une longue phrase de Vlnsecte (1857!) introduite par «Maintenant [Michelet] est invité dans un royaume complètement inconnu (...):» et suivie notamment de: «Michelet n'est plus en train de descendre les échelons»..., «il est en train de croître ou de rétrécir»..., «Il ne se promène plus»..., il «ne peut qu'espérer»..., «Il compare»..., il «peut regretter»... Ce paragraphe est d'une grande puissance suggestive, mais sa forme est un peu péremptoire pour des 'actions' qui ne relèvent encore que de l'interprétation ou de l'imagination de LO, et dont le soutien objectif n'apparaît guère. La suite immédiate, plus prosaïque, est infiniment plus convaincante, bien qu'on puisse souhaiter en savoir davantage sur ce mot d'«organisable». Où, à part àla page 113 de la Mer (référence non précisée par LO), Michelet a-t-il employé ce mot, que, selon LO, il «semble préférer»?

Certaines citations étonnent, ou comportent des imprécisions, des erreurs. Quand LO présente (p. 77) Fénelon et Mme de Monbéron comme «deux figures historiques» illustrant «le couple micheletiste le plus affreux», on a l'impression que LO connaît fort bien cette Mme de Monbéron (Michelet écrit Montberon!), et alors, chapeau! Mais elle n'en dit rien de plus. Y aurait-il eu confusion? A la page 79, «l'amitié si exigeante» (de Mme de Maintenon) dont souffre La Maisonfort la fait bien reculer, mais ne l'«avale» pas, et la Catherine qui incarne la Mère Typhon n'est pas Catherine de Russie, mais Catherine de Médicis. A cette même page, «qui tirent parti de tout» devient «attaching itself everywhere»...

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Aux problèmes de langage et d'érudition s'ajoutent en effet ceux de la traduction. Ainsi à la page 87, Diane de Poitiers, «maîtresse d'un malade», que Michelet renforce par «et tristement malade», devient malade elle-même («miserably sick herself»)! A la page 103, «Nous n'y sommes pas», que Michelet emploie dans le sens de «nous nous trompons», devient «We're not there yet». P. 26, «la révolution si bien cachée pour les autres êtres» devient «the révolution other créatures hide so well», et, p. 132, «Plus d'asile aux ténèbres!» est compris par LO comme signifiant «No place of rest without shadows!».

A la page 87, LO évoque la mère de Michelet morte, dont celui-ci, dans les Ecrits de jeunesse, décrit la lèvre inférieure en termes comparables à ceux qu'il emploie pour la bouche de Marie-Antoinette dans le dernier volume de Y Histoire de France. Un rapprochement de deux textes écrits à quelque trente années d'intervalle devrait, ce me semble, appeler quelques collatéraux à l'appui, mais LO passe sans autre à des considérations sur une nécrophilie nymphomane déguisée, pour revenir à la mère de Michelet, dont la mort aurait été pour lui une sorte de libération. Je trouve cela étourdissant!

Enfin, la dernière phrase des Travailleurs de la mer, qu'Hugo a mise au passé, est prise
isolément et traduite au présent (p. 153), recevant ainsi une signification qu'elle ne peut pas
avoir. Et Flaubert n'a pas écrit «hénorme», mais évidemment «hénaurme» (p. XV)!

Bagatelles que tout cela? Peut-être. En tout cas, une plus grande rigueur à cet égard, combinée éventuellement avec une assurance un peu plus relative, voire avec un peu plus d'humour, ne pourrait que gagner à LO la confiance et la reconnaissance de tous. Ce qui serait justice, car, assurément, elle le mérite bien!

Copenhague