Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

A propos de l'imparfait

Odile Halmøy

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Dans Structure immanente de la langue française, Togeby réunit sous une même étiquette de
«prétérit» le passé défini et l'imparfait français. Il écrit en parlant des temps (p. 179):

«Selon une opinion commune, le français aurait trois temps: le prétérit, le présent, le futur (y compris le conditionnel) qui existent à l'indicatif tandis que les 2 temps du subjonctif en seraient un système réduit». Il ne dit pas quels sont les tenants de cette opinion commune, ce qui est dommage, car elle est originale, la plupart des grammairiens traditionnels s'ingéniant, au contraire, à multiplier le nombre des temps en français. La Grammaire du français classique et moderne de Wagner et Pinchón, par exemple, dénombre pour l'indicatif cinq temps «qui se présentent sous trois aspects (simple, composé et surcomposé), ce qui fait quinze séries de formes» (p. 333). D'ailleurs, Togeby ne se range pas à cette opinion «commune»: il préfère, lui, voir 4 temps en français : «il vaut mieux considérer l'imparfait du subjonctif comme un prétérit-futur, de façon que le système temporel français comprenne 4 temps: le prétérit-futur, le prétérit, le futur, le présent» (p. 179).

C'est cette non-différenciation entre le passé défini et l'imparfait qui nous semble fâcheuse, dans la mesure où elle entraîne l'auteur à considérer par la suite le futur comme extensif par rapport au prétérit, ce qui est peut-être vrai lorsqu'il s'agit du passé défini, mais bien contestable dans le cas de l'imparfait.

Togeby a exposé ses critères d'extension à la page 147. Il propose de définir, en dernier
ressort, les éléments de l'inventaire final de sa classification par leur extension mutuelle. Les

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caractères d'extension jouent sur plusieurs niveaux; c'est l'emploi sémantique qui nous intéresseici. La définition que donne Togeby est la suivante: «L'élément extensif peut sémantiquementremplacer l'élément intensif dont l'emploi est strictement limité, ainsi l'indicatif peut se substituer à l'impératif: Tu t'en vas! = Va-t'en» (p. 148).

A partir de cette définition, Togeby définit le futur comme extensif par rapport au prétérit (p. 180-181): «On ne peut guère constater de participation sémantique entre le futur et le prétérit. Eventuellement peut-on dire que le futur empiète sur le domaine du prétérit, quand, dans un contexte de passé défini, il désigne des événements passés: Le prince d'Orange débarqua en Angleterre et détrôna son beau-frère sans difficultés. Les efforts des Stuarts pour reprendre leur couronne seront vains (Bainville, Histoire de France, 1938, p. 238). Cette phrase est empruntée à l'historien Bainville dont c'est une construction favorite, comme le remarque M. Nilsson-Ehle en mentionnant une tournure analogue avec le conditionnel: Pourtant le siècle serait lugubre. Le cas contraire ne se présente jamais, paraît-il: dans un exemple comme Et dire que sans vous, j'étais tranquillement dans la cuisine en ce moment on s'attendrait peut-être à un conditionnel, mais c'est avant tout l'aspect imperfectif qui est nécessaire.

Il y a donc des indices assez faibles pour déterminer le futur comme extensif par rapport au
prétérit».

On se demande alors ce que dirait Togeby des exemples cités par Damourette et Pichón au
§ 1709 de leur Essai de grammaire de la langue française:

Je ne sais si je t'ai dit que Jeanne venait déjeuner mardi ?

Les auteurs précisent qu'au moment de l'élocution, la venue de Jeanne est encore dans
l'avenir. Ou encore:

Qu'est-ce qu'elle a dit qu'on mangeait demain ?

Dans des phrases de ce type, on attendrait peut-être un «futur du passé», un conditionnel, mais c'est l'imparfait qui est employé. N'y a-t-il pas ici «participation sémantique» entre le prétérit et le futur ? Ne peut-on pas dire ici aussi que le prétérit «empiète» sur le domaine du futur ? Cet emploi est très fréquent dans la langue parlée - les deux exemples ci-dessus y sont empruntés - qui est moins conservatrice que la langue écrite et plus révélatrice des tendances non refrénées de la langue.

Certes, il s'agit là d'un emploi de l'imparfait en concordance, d'un «toncal», selon la terminologie de Damourette et Pichón, qui notent que «le toncal pur est loin d'exprimer forcément un passé» (p. 176). On peut avancer par ailleurs que ces imparfaits employés en subordonnée n'apparaissent qu'après des passés composés, qui participent par leur forme autant du présent (auxiliaire) que du passé (participe), mais l'exemple resterait aussi valable si le verbe de la subordonnante était lui-même à l'imparfait: qu'est-ce quelle disait qu'on mangeait demain"? Il n'y a pas de doute que dans ces exemples, l'imparfait exprime un avenir et on ne voit pas alors que le futur soit extensif par rapport au prétérit.

Remarquons avec Damourette et Pichón que l'imparfait, dans son emploi toncal, peut exprimer plusieurs nuances temporelles distinctes: le présent occasionnel, un présent relativement permanent, une vérité générale (§1709), outre l'emploi futur que nous venons de voir. Comme le présent, l'imparfait a donc une fonction non chronologique. N'entre-t-il pas alors en concurrence avec le présent dans cet emploi neutre qu'a si bien défini Jean Dubois dans sa Grammaire structurale du français: le verbe (p. 185):

«Le présent: cas non marqué du système.

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La forme du type vient [vjë] se présente en conclusion de ce que nous venons de voir comme le premier terme de toutes ces oppositions; il est à la fois la non-antériorité, la non-postériorité, l'énoncé, le non-accompli; il est donc le cas non marqué de tout le système verbal. Comme tel, ainsi qu'on l'a souvent remarqué, il est susceptible de recevoir dans le discours toutes les acceptions des cas marqués: ce que certains appellent des effets de sens. Mais la confusion est accrue du fait que les grammairiens ont identifié vient avec le moment de la communication en le qualifiant de présent (il est en effet entre autres la non-antériorité). Considérant alors cette valeur comme primitive, ils ont été amenés à parler de présent atemporel pour des phrases comme La Terre tourne autour du soleil, ce qui laisserait supposer que les formes ont une valeur propre alors que ce sont les rapports qui en reçoivent une. Cet emploi du cas non-marqué s'explique fort bien dans cette phrase; il est en effet nécessaire que le verbe exprime tout à la fois la non-antériorité, la non-postériorité, le non-accompli et l'énoncé, et en même temps le contraire.»

Le plus important dans ce texte nous semble bien être que les formes n'ont pas de valeur propre, mais que ce sont «les rapports qui en reçoivent une». Ainsi, l'imparfait, tout comme le présent, n'a pas de valeur propre, mais il est capable d'entrer en combinaison avec une multitude de contextes et de jouer des «rôles» différents. Il peut être, comme toutes les grammaires le disent, descriptif et imperfectif. Mais tout le monde sait qu'il peut tout aussi bien être ponctuel et se combiner avec des verbes perfectifs. On lui attribue alors l'étiquette d'«imparfait pittoresque» ou d'imparfait de rupture (Brunot-Bruneau):

Deux heures plus tard, il mourait.

Un autre emploi intéressant de l'imparfait que mentionne Grevisse est celui qui exprime la
conséquence infaillible marquant un futur du passé et se substituant à un conditionnel passé
pour indiquer la certitude (§ 718):

Un pas de plus, elle était dans la rue.
Si vous n'étiez pas venu, je vous faisais appeler.

Notons aussi que l'imparfait s'est substitué au conditionnel dans les systèmes hypothétiques aprèss/ (type: si j'avais de l'argent,je construirais une maison ;si j'avais su, je ne serais pas venu). Au XVIIe siècle, on trouvait encore sous la plume de Molière comme sous celle de Racine des conditionnels après si:

Si vous auriez de la répugnance à me voir votre belle-mère,
je n'en aurais pas moins sans doute à vous voir mon beau-fils (Molière, Avare, 111, 7)

Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée (Racine, Phèdre, 709)

Ces deux exemples sont cités par Brunot-Bruneau dans Précis de grammaire historique de la
langue française § 538.

Cette «substitution» moderne de l'imparfait au conditionnel ne se fait d'ailleurs pas sans mal: on passe beaucoup de temps dans les classes de grammaire en France à inculquer aux élèves des règles normatives qu'ils ont bien du mal à accepter. Témoin le leitmotiv célèbre de la Guerre des Boutons de Louis Pergaud: «'/' aurais su, j'aurais pas venu.

Comme l'écrit Henri Frei dans la Grammaire des fautes (p. 200):

«L'imparfait après si est un procédé de conformisme inutile à l'intelligence de la phrase, et

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qui entrave l'interchangeabilité entre l'indépendante et la subordonnée. En même temps, il empêche l'expression du mode quand ce dernier demande à être exprimé; dans ce cas, le langage populaire se sert du conditionnel d'éventualité, absolument comme dans la phrase indépendante: je pourrais peut-être le voir > si je pourrais peut-être le voir (Z je pourrais peut-être le voir / si je pouvais ...).»

Cette résistance vis-à-vis de l'imparfait nous semble une sorte de preuve par l'absurde de son
emploi extensif pour remplacer le conditionnel plus naturel, élément intensif.

Frei note aussi un autre emploi extensif de l'imparfait (p. 248):

«Dans le langage familier, l'imparfait est souvent substitué figurément à un autre temps, notamment au présent. Ainsi, «la mère qui fait boire son enfant déclare : comme il avait soif, mais en lui montrant un objet qui l'intéresse, elle déclare aussi: comme c'était joli» (Buffin, Durée et temps en fr. 35).

Et il ajoute que «les usages auxquels peuvent répondre les temps figurés sont d'ailleurs
multiples: il y a par exemple un imparfait de politesse (je voulais vous dire que...), un
plus-que-parfait qui sert à marquer la retenue, etc.»

Ces quelques remarques générales ne prétendent pas épuiser le catalogue de toutes les valeurs susceptibles d'être attribuées à l'imparfait en français: comme le dit Dubois, elles dépendent largement du contexte. Tout au plus a-t-on essayé de montrer combien il est difficile de réunir sous un même terme de prétérit le passé défini et l'imparfait en français, ce qui amène à soutenir, par exemple, que le prétérit est intensif par rapport au futur. L'imparfait, du moins, peut en subordonnée se substituer sémantiquement aussi bien à un présent qu'à un futur, et en indépendante au présent, au passé défini et au conditionnel (que Togeby appelle d'ailleurs futur). C'est donc bien selon la terminologie de Togeby un temps extensif par excellence, et on peut se demander dans quelle mesure même il ne concurrence pas le présent comme temps neutre de la langue.

Trondheim

Ouvrages consultés

Brunot-Bruneau (1969): Précis de grammaire historique de la langue française. Paris, Masson.

Damourette et Pichon ( 1936): Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française.
Tome V. Paris, d'Artrey.

Dubois (1967): Grammaire structurale du français: le verbe. Paris, Larousse.

Togeby (1951): Structure immanente de la langue française. Nordisk Sprog- og Kulturforlag,
Copenhague.

Wagner et Pinchon (1962): Grammaire du français classique et moderne. Hachette, Paris.